Sandra LECOQ 


Si tous les Gérard étaient des Gasiorowski, Véro ne serait pas coiffeuse.
Et si j'avais lu Machiavel, j'arrêterais de lire mon horoscope...

J'ai toujours eu peur d'avoir des comptes à rendre à l'histoire de la même manière que les amnésiques chroniques m'exaspèrent.
Arrêter de me salir les doigts et les petites tenues peu conseillées pour une pratique d'atelier m'a fait croire un instant que j'échappais à l'histoire. Détendue enfin et faussement seule je baignais dans un sentiment délicieux et illusoire: le travail était orphelin, mère peinture implorée si longtemps m'avait déçue, trop intransigeante, trop dure. Née sous X l'avenir se présentait sous de meilleurs auspices.
Artiste, peintre, hétérosexuelle, mère de famille, athée et peu diplomate. Manque de drogue et de rock and roll. Pas de passé de prolétaire pas de quoi faire de misérabilisme ni de mythe.
Une naissance en Afrique mais métissage loupé: père breton mère flamande et bien trop honnête pour jouer sur le continent noir.
Pas un loby, pas un réseau, aucune croyance.
Pas assez belle pour être idiote. Pas assez intelligente pour être moche.
Profil d'une grande banalité.
Autant gravir l'Everest en tongs.

Si tous les Gérard étaient des Gasiorowski, Véro ne serait pas coiffeuse.

Me voilà en train d'écrire sur la peinture en en ayant plein les doigts. Situation embarrassante.
Moi, qui ai passé des années à penser que je venais de la peinture, la pratiquant par substituts, je pensais me substituer du même coup et d'une certaine manière à son histoire. Se dire peintre, c'était une chance d'appartenir à une famille. Ne pas se salir les doigts, c'était s'offrir le luxe de ne pas lui rendre de comptes.
Elle est morte! Ce sentiment dépressif pourrait m'obliger de m'excuser de vivre. Et pourtant, entre nous, pour une forme soi-disant morte, mes journées d'atelier ressemblent plus à des rounds de boxe qu'à des veillées funèbres.

Élève à la Villa Arson, jusqu'en 1996, année de l'obtention de mon diplôme, je découvre avec excitation un champ d'expérimentation qui confirme définitivement mon désir d'être artiste.
«Elle appartient à une génération qui relève le défi de la peinture du côté de l'objet. S'il n'emploie pas les outils, les supports et les mediums traditionnels de la peinture, son travail procède bien simultanément du dessin et de la couleur. Dans le souvenir des gestes analytiques de déstructuration du tableau initié par Supports-Surfaces, elle tresse et coud ses chiffons d'atelier puis très vite des tissus multicolores en lieu et place du châssis et de la toile, qui donnent à ses pièces l'allure de tapis mormons qui auraient pris la tangente.»
«(...) les nattes sont si longues, qu'inlassablement, elle les enroule sur elles-mêmes. Courbes, volutes, spirales y dessinent des formes phalliques tapies sur le sol. (...) Ce sont des tableaux qu'il faut voir posés, juste déroulés. Leur présence marque comme une géographie du pas si tendre.» Cartographie érotico-fantasmée pleine d'humilité, ma peinture est à vos pieds.
Le temps de la pratique est indexé sur le temps de la vie. À l'époque, Loupio mon premier fils a un an. Les complications inhérentes à ce nouveau statut de mère agissent sur moi comme un catalyseur.

«Pénis carpet»
Le titre de ces pièces souvent monumentales affirme l'intention, mais la forme elle-même est parfois tellement peu suggestive qu'elle reste libre de toute interprétation. La série des «penis carpet» implique un temps de réalisation presque dément mais c'est le temps du geste simple et répété. La maison devient atelier avec l'enfant qui joue tout près. C'est le temps béni des contraintes harmonieuses et de la contemplation. Me revient alors le souvenir de cet été passé dans un bureau de poste de l'arrière-pays. L'endroit quelque peu vétuste n'était pas encore équipé.C'était donc à moi qu'incombait la tâche à priori ingrate de tamponner les courriers. Je me suis retrouvée honteuse à éprouver un certain plaisir là où on devrait s'indigner tellement la tâche est bête, mais j'ai adoré la mécanique des mains qui libère l'esprit.
Ces «Pénis carpet» sont les fruits de mille rêves éveillés, ceux-là délicieux, dont on décide l'histoire et pour lesquels tout finit toujours bien.

Artiste, femme, mère, fille, soeur, amie, génitrice, reproductrice, putain, fée, sorcière, harpie, méduse, hystérique: «Pénélope la salope ou l'âme de la femelle sauvage».

L'utilisation de certains matériaux comme de gestes domestiques, couture, tricot renvoie inévitablement aux activités considérées comme typiquement féminines.

En 1972, je naissais à Penja au Cameroun. Au même moment à Los Angeles l'exposition «Womanhouse» sous la direction de Miriam Shapiro et Judy Chicago montrait 24 artistes femmes. La maison, espace domestique, devenait espace d'exposition, «Womanhouse» encensait ce qui était considéré comme trivial: les produits de beauté, les tampons hygiéniques, le linge de maison ou encore les bonnets de douches, tout devenait matériau artistique. À ses débuts, la création féministe était militante passionnée et décidée à chambouler l'histoire de l'art. Plus de 30 ans après je profite de cet héritage. Mais si plus haut, je parle de ce désir d'appartenir à une famille, loin de moi la satisfaction d'appartenir de fait à une catégorie ou à un «genre».
«Female wild soul» ou l'âme de la femelle sauvage est un texte récurrent dans mon travail. Il signe à sa façon et de manière presque désabusée ce marquage sexuel.

Pour le dire autrement, en énumérant les titres qui forment les différents épisodes, ou les chapitres de l'histoire de ma pratique, déclinés du plus ancien au plus récents on trouverait:

Les «Pénis carpet», décrits plus haut.

La série des «Flacid painting» (peintures molles) se présente sous forme de couvertures tricotées multicolores sur lesquelles je viens coudre des formes de sexes d'hommes, préalablement découpées dans mes chutes de tissus.Phallus ludiques mous, doux et chatoyants, la citation est littérale.
On peut y voir une critique comme une célébration, l'effet subversif vient du fond comme de la forme. Ces vieux ouvrages de dames relégués au mouroir des formes kitchs, ringardes et de mauvais goût sont récupérés transformés et magnifiés.
La forme récurrente du phallus devient motif, elle disparaît alors dans l'effet décoratif de la peinture pour y revenir avec la force de ce qui est insidieux.
Le patchwork des couleurs souvent vives à pois, rayures, petits liberty et paillettes me rappelle le goût fraise artificiel de certains antibiotiques. On n'attrape pas les mouches avec du vinaigre.
Sous ce titre générique de «Flacid painting», on retrouve des pièces construites à partir d'un travail d'écriture sous forme de phrase ou de mots récurrents:
«Female wild soul»
«OUI OUI OUI OUI OUI OUI OUI OUI OUI OUI OUI OUI OUI OUI OUI »
Erotique, politique, hystérique, graphique, le mot dessine.
L'utilisation systématique de pochoirs accentue une fois de plus l'effet de signe.

«He draws I do»
Si la représentation du phallus à son origine était portée par une symbolique de vie qui en faisait un signifiant du désir, le Christianisme a fini par le restreindre à l'acte sexuel le classant alors comme obscène. (cf «Le sexe et l'effroi» de Pascal Quignard)
De la meme manière, la vanité sous la forme d'une tete de mort, surexposée dans un contexte historique qui fantasme l'éternité se voit réduite au statut de simple motif (bijoux fantaisies, sweats à capuche, pyjamas 3-6 mois, housses de couettes...)
Dans cette série, je travaille à partir des dessins de squelettes et de têtes de mort réalisés par mon fils. Sa préoccupation d'enfant, pour l'imagerie de la mort, à la fois amusée et inquiète devient mon répertoire de formes.
Découpés, agrandis, recomposés, je les réinterprète à mon tour.

«Le vie en rose»
La série est un ensemble de grandes aquarelles à composition complexe qui mêlent dessin réalisés de la main gauche, transfert de photos de famille, sexes, vanités et le «fuck» doigt impudique comme le geste mimétique du phallus. Ces dessins sont comme des instantanés étranges d'inconscients perturbés.

«Elle le sait au cul» L.E.C.O.Q
Les collages de papiers peints parfois arrachés rejouent sous une autre forme l'idée de patchwork initié par les pièces en tissus. On y retrouve à nouveau l'ensemble du vocabulaire développé plus haut. Les pièces photographiées sont agrandies et tirées sur bâche PVC. L'effet de matière est annulé, lissé par l'image. La toile cirée à caractère domestique prend des allures de grande peinture.

«Monotypes sans titres»
Cette série d'autoportraits est un appel à la mélancolie où il s'agit de taches plus que de figures... Les formats sont petits (50 x 65 cm) et la couleur inexistante. C'est avec l'acrylique noire, diluée à l'excès, que je fais apparaître le dessin.

«H de guerre»
J'ai voulu une magistrale vendetta picturale sous la forme de listes d'insultes en tout genre. C'est à ce moment précis que les doigts se salissent.
Bad painting / dripping / compo néo-géo / paillettes kitch... L'histoire revisitée me rend follement généreuse.
Pour Freud, «Le premier qui a lancé une insulte à la place d'une pierre est le fondateur de la civilisation».Peut etre que «Wild» deviendra «Quiet»...
J' attaque de front ,en accrochant au mur un format de 200 x 200 cm, de quoi matifier un vernis social sclérosant d'hypocrisie.
Insulter l'amant infidèle, le voisin raciste, le grand-père autoritaire, l'amie jalouse, le vieux pervers, l'idiote de service et le jeune arriviste.

Les différentes facettes de mon travail réinterprètent des souvenirs de la peinture (fond, forme, dessin, couleur) qui pourraient être assez classiques mais je n'oublie pas l'aventure violente que la modernité a imposée à ce médium (des papiers découpés de Matisse, des collages en tout genre, de la déconstruction ...)
Par ailleurs, au-delà d'une réflexion sur la problématique du tableau et des substituts de la peinture qui forment le fond de mon lexique formel, je suis particulièrement sensible aux questions de la spatialisation de mon travail. En effet, la dimension des pièces, leur matériologie particulière se prêtent à un travail de recherche sur la topologie de leur présentation. Je suis souvent amenée à me confronter à des problèmes d'espace qui confinent parfois à ceux de l'installation ou de la sculpture.

Sandra D. Lecoq
Nice, le 22 septembre 2008





Écologies Intimes
Julie Crenn
Exposition Galerie Irène Laub, Bruxelles 2024
Tatiana Wolska, Dorota Buczkowska, Sandra Lecoq

[...] Les trois artistes oeuvrent à partir de leur quotidien. Les gestes répétés liés à la réparation, au recyclage, à la recomposition, au soin et à la métamorphose sont (in)directement issus du travail invisibilisé des femmes et du silence qui l'entoure. Tatiana Wolska, Dorota Buczkowska et Sandra Lecoq reproduisent et transcendent ces gestes et ces assignations faites aux femmes pour en élargir la portée. Chacune à leur manière, elles nous invitent à la rencontre de corps énigmatiques emplis de leurs expériences personnelles, de leurs résistances et de leurs récits... texte complet





Female Wild Soul
Julie Crenn
Exposition Centre d'art madeleine Lambert, Venissieux, 2019

[...] La pratique du collage et plus spécifiquement du patchwork traverse l'ensemble de sa pratique. Il s'agit en effet de coudre ensemble des éléments disparates renvoyant à des corps, des récits et des mémoires plurielles. Dans les années 1970, les féministes hurlaient le personnel est politique ! Sandra Lecoq injecte constamment dans ses matériaux et ses gestes sa propre histoire, son expérience et sa condition de femme, de mère, d'amie, de femme artiste. Sa vie personnelle est placée au coeur d'un corpus d'oeuvres que l'on pourrait finalement envisager comme un autoportrait. Female Wild Soul... texte complet





Portraits of a Lady
Frederic Maria
Exposition Autoportraits des autres en noir, Galerie Eva Vautier, 2017

[...] Dans cette vie qui n'est pas toujours un cadeau, il a fallu un geste qui en soit un. Comme un signal de départ. A un être chéri, fasciné par ces tableaux d'ancêtres où l'encadrement vaut souvent davantage que l'oeuvre, elle a voulu un jour offrir un portrait, un beau portrait des familles. Faute de moyens, elle s'y est mise, comme une grande. Amour est un bon guide et, en art, l'intuition peut tenir lieu de technique. Ce jour-là, dans le secret de l'atelier, elle a trouvé l'élan, bientôt suivi du geste de peinture... texte complet





En voiture Simone !
Sandra Lecoq, 2010

[...] La question du genre sexuel est au coeur du travail textile : on attribue trop souvent l'exclusivité du travail de fil et d'aiguille aux femmes mais qui oserait qualifier aujourd'hui de « travail de gonzesse » l'oeuvre d' Alighiero E Boetti, de Mike Kelley ou encore des artistes du mouvement Supports/Surfaces ? Le geste obsessionnel de Pénélope reste gravé dans les esprits. Je pense à la série des « Pénis Carpet », peintures tressées aux formes oblongues qui tapies au sol finissent par grimper aux murs. « Pénélope la salope ou l'âme de la femelle sauvage »... texte complet





Exposer le lien
Jean-Marc Réol
Catalogue de l'exposition Délicieux cadavre exquis ou l'histoire d'une sainte famille recomposée, Le Dojo, Nice, 2008

[...] En prenant la responsabilité d'écrire ce récit généalogique, Sandra devient du même coup, par la puissance symbolique de la parole, l'auteur d'une histoire fondatrice où elle occupe une position centrale, celle de l'embrayeur mythologique qui met en scène et distribue les rôles. Le récit rend compte par ailleurs d'une situation artistique précise qui a réuni en un lieu, Nice, pendant un temps, les années quatre-vingt-dix, un ensemble d'artistes en formation d'une valeur exceptionnelle dont certains ont acquis depuis une notoriété confirmée sur la scène de l'art en France. Dans cet exercice difficile où les membres de la "sainte-famille" sont présentés tour à tour se dessinent, entre ferveur admirative et humour, les subtiles hiérarchies qui composent ce microcosme dans les yeux de Sandra et les relations différenciées qui la lient à chacun... texte complet





Pénélope la saloppe ou l'âme de la femelle sauvage
Catherine Macchi
Catalogue de l'exposition La réserve, édition Ville de Nice, 2005

Sandra Lecoq appartient à une génération d'artistes qui relève le défi de la peinture du côté de l'objet. S'il n'emploie pas les outils, les supports et les médiums traditionnels de la peinture, le travail de Sandra Lecoq procède bien simultanément du dessin et de la couleur. Dans le souvenir des gestes analytiques de destructuration du tableau initiés par Supports-Surfaces, l'artiste tresse et coud des tissus multicolores, en lieu et place du châssis et de la toile, qui donnent à ses pièces l'allure de tapis mormons qui auraient pris la tangente... texte complet





Karim Ghelloussi, 2002

[...] Raide et sans appel, fuyant droite, Sandra Lecoq couvre de ses tresses les plinthes d'interieurs familiers. On songe alors à la pudibonderie victorienne qui couvrait de housses jusqu'aux jambes des pianos, mais ici l'habillage, rehaut coloré, révèle plus qu'il ne cache : les plaintes.
D'autres fois, les nattes sont si longues, qu'inlassablement, elle les enroule sur elles mêmes. Courbes, volutes, spirales y dessinent des formes phalliques tapies sur le sol.
Ombres colorées et portées, lignes droites, courbes, sinueuses, traces de ses lèvres ajoutant du motif. Et la couleur toujours présente. Autant d'indices qui réveillent ce désir de peinture, avec ce désir impossible et fou d'en revenir un jour... texte complet