Olivier MILLAGOU 

Waxer l'histoire

“Quand deux civilisations entrent en contact,  la magie est d'ordinaire attribuée à la moindre.”

Henri Hubert et Marcel Mauss, 
Esquisse d'une théorie générale de la magie, 1904



Descendre une vague sur une planche : une pratique des habitants des îles du Pacifique, découverte par les explorateurs européens. Hui' nalu, exécuté sur des planches en bois de plusieurs mètres et de dizaines de kilos, dans le cadre d'un jeu rituel. La réussite de la descente détermine le prestige de la tribu. Les missions protestantes, menées conjointement par des Européens et des Polynésiens convertis, tentent de l'interdire dès la fin du XVIIIe siècle. Cette hostilité, couplée à l'effondrement démographique, provoque le déclin de la pratique et ce n'est que dans les années 1900 qu'elle renaît grâce à quelques personnages qui attirent l'attention du public. Duke Kahanamoku, champion olympique de nage libre, s'en fait le promoteur par de nombreuses exhibitions en Australie et en Californie. Il entame parallèlement une carrière d'acteur à Hollywood, dans des rôles de chef tantôt aztèque, tantôt “indien” des Plaines. La grande médiatisation du personnage, les innovations techniques comme la réduction de la taille des planches, la pose de dérives, contribuent à la popularisation de la pratique dans les années 1950, jusqu'à son plein essor dans les années 60, où elle devient un mode de vie, que la société de consommation américaine tente de digérer dans une industrie cinématographique et musicale. En France, le premier club se forme en 1959 sur la côte basque. 

S'il est impossible de séparer l'oeuvre de Millagou de sa pratique du surf, c'est tout autant l'histoire du surf qui l'informe. Polynésienne, californienne puis européenne, c'est la trajectoire d'un rituel en butte à l'ascétisme chrétien, ayant ironiquement colonisé les littoraux occidentaux. Merveilleux exemple de retour du refoulé, l'histoire du surf concentre tous les enjeux du travail de l'artiste : violence coloniale, appropriation et amalgames culturels, désacralisation et industrialisation. Et le revers lumineux de la médaille: l'art comme lieu d'exposition – de réparation? –  de cette histoire, comme pratique constructive et libératrice. Au plaisir de la glisse se mêle un malaise dans la civilisation, au tragique de l'histoire une formidable sensation de liberté et de consolation par le contact avec l'eau. Ce sont ces sentiments mêlés qu'exprime Olivier Millagou, dans une oeuvre jamais univoque. Sans être un commentaire exhaustif – qu'on serait d'ailleurs bien en peine de réaliser étant donné la générosité du corpus –, ce texte voudrait dégager quelques enjeux du travail récent de l'artiste, conceptuel et référencé, qui font sa pertinence et sa singularité dans le vaste océan de l'art d'aujourd'hui. 

Passion désenchantée

Alternative History Postcard (2010) est une bonne porte d'entrée dans la pratique d'Olivier Millagou. Sur des illustrations de type scolaire représentant l'arrivée du Capitaine Cook dans les îles du Pacifique, l'artiste efface les silhouettes du capitaine et de ses navires au blanco, pioché dans les fournitures de sa fille. Les pièces, au format carte postale, sont le siège d'une tension entre une imagerie du littoral et des vacances et la gravité historique de la rencontre entre Européens et Polynésiens. Plus audacieusement, il se permet un geste d'histoire-fiction: et si Cook n'avait jamais découvert ces habitants du Pacifique? Expérience de pensée, uchronie plaisante mais immédiatement rattrapée par l'histoire, cette oeuvre illustre l'obsession de Millagou pour le paradis perdu (Five Summer Stories, 2006 ; Paradise, 2012). Dans cette perspective, l'Occident n'est certainement pas un enfer (puisqu'il reste la possibilité de surfer et de faire des oeuvres) mais bien l'anti-paradis, l'espace impérialiste qui provoque la ruine des civilisations avec lesquelles il entre en contact. C'est à ce prix exorbitant que le surf est découvert, à ce prix qu'il colonisera à son tour les littoraux occidentaux. 

L'histoire du surf a donc partie liée avec la violence. Après la digestion industrielle de cette contre-culture dans les années 50 et 60, les symboles du surf et de l'impérialisme peuvent être interchangeables. Cette convergence contre-intuitive s'incarne une première fois au cinéma dans le film inaugural de John Carpenter : Dark Star (1974). Le commandant Doolittle y est aux commandes d'un vaisseau dont la mission est de détruire des planètes potentiellement dangereuses. Errant avec son équipage dans l'espace lointain, il déplore ne plus pouvoir surfer, ni même waxer sa planche de temps à autre. Il finira par assouvir son désir de glisse sur un débris de son propre vaisseau, surfant dans l'espace jusqu'à épuisement de ses réserves d'oxygène. Cinq ans plus tard, Francis Ford Coppola (Apocalypse Now, 1979) fracasse à nouveau le cliché du surfeur comme demi-dieu vivant en harmonie avec son monde intérieur et son environnement. Ici comme chez Carpenter, les surfeurs sont des militaires. Entre deux ordres de bombardement d'une position nord-vietnamienne, le lieutenant-colonel Bill Kilgore envoie ses hommes surfer sur la plage même de l'attaque, au milieu des explosions. Les planches côtoient les roquettes sur les flancs des hélicoptères, signe de la perversion achevée d'une pratique complètement intégrée dans le système de la violence. Ce sont ces planches de Killgore qu'Olivier Millagou reproduit et utilise dans son projet conjoint avec Arnaud Maguet, Surf Now Apocalypse Later (2006-2008), et continuellement depuis. Le titre, double oxymore mêlant le surf à l'Apocalypse et le maintenant au plus tard, oppose à l'idée chrétienne de la fin des temps et à une résurrection lointaine la certitude d'une possibilité de surfer ici et maintenant. Le détournement du film de Coppola s'incarne dans l'opposition du lointain et du local, la performance ayant lieu à quelques kilomètres du lieu de naissance et de travail de Millagou, et jusque dans la modestie des moyens utilisés pour documenter leur projet : un magnétophone, des polaroïds et quelques clichés au téléobjectif. C'est cette simplicité et ce hic et nunc qui sauvent le surf de son encombrante histoire : le surf reste un plaisir offert. C'est ce plaisir contre toutes ses compromissions historiques que célèbrent Millagou et Maguet à travers ce projet. Peu de sports ont des représentants qui s'offrent l'élégance d'une telle autocritique.

Cette autocritique se trouve aussi dans les stickers imprimés par l'artiste depuis 1999 et régulièrement exposés, comme dans La Déferlante Surf (Musée d'Aquitaine, Bordeaux, 2019). Leur juxtaposition renvoie à nouveau à la culture surf, mais le détournement des messages indique un désenchantement irrémédiable: caricaturés à l'extrême, les slogans autocollants deviennent le signe d'une bêtise crasse : Surf her madly ; C'est bien ; Vitesse. Alcool. Drogue. Deux grandes figures de la misogynie, Gauguin et Brel, enterrés côte à côte dans le cimetière d'Atuona sur les îles Marquises, reviennent hanter l'espace (Gauguin for ever ; Brel for ever). Les planches se transforment en sexes, qui côtoient les noms de précédents projets de l'artiste, moins dans un branding que dans un geste d'autodérision signifiant l'appartenance à une culture imparfaite. Par des moyens modestes à l'extrême – un mur et des stickers –, l'artiste produit une installation déceptive et corrosive. Le trouble se prolonge devant un collier qui évoque ceux, de coquillages, qui servaient d'ornement et de monnaie d'échange symbolique dans les cultures du Pacifique. Mais les perles sont des galets et l'objet s'avère impossible à porter : le paradis des Vahinés, s'il a jamais existé, est bien perdu. 

Cette chute hors du paradis est une chute dans le temps. Dans plusieurs de ses installations (One Way Vahine, Galerie Sultana, 2016 ; For Those Who Think Young, Friche Belle de Mai, Marseille, 2019), Millagou expose des colonnes composées de pots en terre cuite Ravel, fabriqués à Aubagne. Ces superpositions brancusiennes réactivent les vertus de légèreté, de simplicité, le caractère intemporel et utopique de leur modèle. Elles ont la forme du palmier étêté, que ce soit par les charançons en Provence ou les ouragans dans le Pacifique. Les moulages de peluches (Eco-Plush, 2019) qui l'accompagnent dans Those Who Think Young renvoient quant à elles vers l'univers de l'enfance, à ceci près qu'elles ne sont plus qu'un fantôme, vestige d'une tendresse passée. Sur elles, la lumière tamisée des vitres teintées en orange plonge le spectateur dans l'atmosphère quasi-utérine du souvenir, font un filtre suggérant une distance temporelle, comme certains flash-back de cinéma. Ensemble, ces éléments construisent un sens qui est celui de la perte de l'innocence dans un temps inarrêtable. Mais entre-temps, notre univers est structuré par la culture populaire et les marques, comme cet ours Haribo, rieur au milieu de poissons-phallus. Dans ce travail, la question du temps devient plus explicite. L'exposition mobilisant massivement le recyclage, le temps y est synonyme de perte, et la précarité de l'empilement des pots suggère la possibilité d'un effondrement imminent. Emblématique du travail de Millagou, cette exposition laisse le spectateur dans un état second, une dissonance perceptive entre bien-être et mélancolie nostalgique. Rien n'est tout blanc ni tout noir: toute passion est ambivalente et toute installation plurivoque. 

De l'influence du surf en art

Le travail de Millagou est presque toujours la mise en scène de déchets trouvés, recyclés et sublimés. Les sculptures en aluminium présentées dans deux de ses dernières expositions (Winter A-Go-Go, Chantier Naval Borg, Marseille, 2020 ; Beach Ball, Galerie des Musées, Toulon, 2022) sont emblématiques de ce travail de collecte et de sublimation. Les sculptures sont d'abord réalisées en polystyrène collecté sur la plage, avant d'être placées dans le sable. L'artiste y verse de l'aluminium en fusion, obtenu par la collecte d'objets aux abords de la même plage. Les Eco-Plush (2019) relèvent du même type de protocole. L'artiste collecte les peluches qui sont un déchet majeur – la possibilité de la seconde main se heurte là à des considérations hygiéniques : ne pas contaminer l'enfant – et utilise leur enveloppe comme un moule à terracota. Outre son intérêt écologique, ces stratégies de production offrent l'avantage de charger le travail d'une histoire, de signes très suggestifs, et recréent de la continuité. Elle relativise ensuite le statut de l'artiste comme inventeur, en rappelant que toute pratique se fonde sur un héritage. C'est conjointement la surproduction occidentale et la mythologie de l'artiste qui sont visées: tout génial qu'il soit, l'art est toujours la reconfiguration d'éléments existants. Ce refus de la solution de continuité est une manière de reconnaître ses influences et de réparer la trame du monde endommagée par les fantasmes publicitaires. Mais le refus est encore un terme trop fort pour l'attitude de Millagou. 

Il serait erroné de dire que l'artiste se limite, s'astreint à une éthique du localisme et du recyclage. En vérité, cette éthique est la translation directe de certains aspects de la pratique du surf. Dans le surf, toutes les conditions sont dictées par l'extérieur, à commencer par la météo et la qualité de la vague. Ce qui reste au surfeur, c'est le kairos, la possibilité de saisir au passage les cheveux de la vague, bonne ou mauvaise, pour en faire un ride. Le surfeur vient s'insérer sans bruit dans un processus qui le dépasse et dont il n'est qu'un passager clandestin: à aucun moment il n'est en mesure de le forcer. Il est tout entier attente, obéissance, dépendance. Chez Millagou, le surf est premier, l'art second, et cette éthique de l'écoute en découle. Localisme et upcycling sont présents depuis le début de la carrière de l'artiste, la précèdent même: il s'agit d'une attitude positive, d'une habitude ancrée par une enfance et une adolescence passées à surfer. Bachelard affirmait que toute activité réverbère sur l'opérateur. Ici, le surf a réverbéré sur la pratique artistique. 

Le surf informe donc le mode de production. Plus finement encore, l'artiste avoue son incapacité à produire de manière purement volontaire, de mettre en branle une chaîne d'exécution complexe et décidée loin en amont. Il y a là une fragilité, une contingence de la production qui fait étrangement écho à l'oisiveté traditionnelle hawaïenne, permise par une terre particulièrement clémente. Le fait qu'il n'ait pas d'atelier est significatif. L'atelier est synonyme d'une certaine maîtrise qui ne correspond pas au mode de production de Millagou, qui lui préfère la plage ou l'espace domestique. C'est le rythme de la vie ordinaire qui suppose la trouvaille, la trouvaille qui déclenche l'idée, et le matériau a son mot à dire sur la forme finale. La présente monographie est ainsi imprimée au moyen d'encres naturelles sur les chutes de papier d'un imprimeur marseillais, qui ont déterminé le papier et le format de l'objet. Pour sa dernière exposition en date, Litmus (Galerie Sultana, 2023), Millagou présente une grande série de tableaux. Leurs cadres sont en mousse expansive récupérée sur de vieux chantiers, ou auprès de magasins de bricolage qui les destinaient à la destruction, la date d'expiration de la chimie étant dépassée. Quant aux cadres qui servent de modèles, ils étaient encore aux murs de la maison qu'il vient d'acheter. Les sujets sont inspirés des détails de tableaux plus ou moins célèbres, notamment des natures mortes ou des vanités. La peinture (de vieilles acryliques également sauvées de la destruction) est complètement prise dans la matière du cadre au moment du moulage. À chaque instant de la production, le résultat est le fruit de l'aléa de la rencontre de matériaux délaissés et des propriétés de leur matière, dessinant une véritable sérendipité artistique. En parlant de “travail à deux mains avec la matière” (la sienne et celle de la matière), l'artiste introduit même l'idée d'un animisme matériel, d'une force active de la matière. 

Cette idée est particulièrement sensible dans Winter A-Go-Go (Chantier Naval Borg, Marseille, 2020). Olivier Millagou disposait sur le ponton en bois du chantier ses petits personnages en aluminium. Même sans connaître leur mode de fabrication, ces personnages fascinent: dans des postures décontractées, assis ou allongés (il y a aussi un chien couché), ils émaillent l'espace en scintillant, semblent étonnamment vivants et insouciants des spectateurs. Ils tissent entre eux un réseau invisible, indiquent une vie parallèle, et en cela rappellent étrangement les tikis marquisiens dans leur immobilité hiératique. Sur un vieux mât à l'horizontale, des oiseaux argentés sont posés, qui rappellent eux aussi les tikis par leur rondeur et leur assise. Se dégage de l'ensemble une paix profonde dans la lumière méridionale. Malgré leur poids et leur apparence toutes métalliques, les sculptures gardent une saisissante apparence de légèreté. Transformant en petits golems animés des déchets polluants, l'installation se rend toutefois moins mémorable par son protocole que par son effet pacifiant: les poses suggestives des personnages font une invitation au repos. Dans un espace de monstration non conventionnel, lui-même poli par le sel et le vent et attestant d'un faste passé, cette scénographie gagne en force. Par une intervention minimale mais des choix précis, elle invite le spectateur à faire une pause, méditer sur l'accélération et l'industrialisation des modes de vie. Mais l'enlaidissement du monde n'est pas le fin mot de l'histoire: une des grandes leçons du travail de Millagou est qu'une beauté peut jaillir de matériaux corrompus. C'est la leçon de l'alchimie, qui est la quête conjointe des perfections matérielle et intérieure.

Continuité magique

L'idée d'une vie de la matière, d'un panvitalisme, semble animer tout le travail de Millagou, mais se rend particulièrement visible dans ses tikis (Lava Tree, FIAC, 2011; Sculptures tiki, 2017). Leur modèle est cette statuaire lithique monumentale, originaire des îles Marquises. Elle inspire les Européens qui la découvrent à la fin du XIXe siècle, à l'image de Gauguin (dont le nom parsème également les installations de Millagou comme signe de violence, notamment dans La Déferlante Surf, Musée d'Aquitaine, 2009) ou d'Apollinaire, se faisant photographier par Picasso avec un tiki à sa droite. Depuis, il est de loin le signe mélanésien le plus galvaudé dans la culture occidentale. La puissance et la célébrité du motif se double paradoxalement d'une grande méconnaissance de sa signification. La tradition orale indique que le mot tiki, à l'instar de celui de mana, est polysémique. Comme nom propre, il désigne la divinité fondatrice qui tire la vie et toutes les formes existantes du fond de l'océan. Comme nom commun, il qualifie les statues parsemant la campagne des îles Marquises, les tikis représentent des ancêtres protecteurs, assurant des fonctions aussi variées que la mémoire des personnes et des événements, le bornage, le recueillement de l'énergie protectrice et fécondante de la tribu, tout en menaçant les ennemis potentiels. Leur posture semi-assise, les yeux écarquillés et la langue tirée, est encore reprise de nos jours lors du haka, la danse rituelle préliminaire des rugbymen néo-zélandais. Comme passager clandestin de la culture surf, le tiki se retrouve de manière énigmatique dans le travail de Millagou, qui les façonne sur les plages proches de son atelier en coulant du plâtre dans un moule façonné à même le sable, au moyen de ses doigts. Comment interpréter cette pulsion artistique? Le tiki est dans le monde mélanésien le signe de de la régénération infinie, de la force fécondante de la nature, démontrant “la capacité (du dieu) à se reconstituer après avoir été démembré par les hommes qui voulaient le tuer” (Tara Hiquily et Christelle Vieille-Ramsey (dir.), Tiki, Au Vent des Îles, 2017). En sculptant ses tikis, l'artiste fait le double signe de son désir de régénération personnelle et mondiale dans une monde en dévitalisation. Tiki, démembré et renaissant, assure ici les fonctions ordinairement allouées dans l'art occidental à Dionysos, également dieu démembré et renaissant, que Nietzsche associe à une pulsion artistique irréductible. Autre culture, autre archétype, mais les fonctions demeurent les mêmes: affirmer le désir de vivre, de perpétuer, et de produire. “A travers l'histoire de Tiki s'affirme la confiance universelle que les Polynésiens plaçaient en l'homme, en son pouvoir de participer à l'oeuvre de création, et de la poursuivre, de génération en génération, par l'art et la sexualité” (ibid.). Tiki, et par extension les tikis, parrainent donc aisément l'activité de l'artiste. 

Si toute religion lui est très étrangère, il y a une pensée magique dans l'oeuvre de Millagou, un sens de l'intention et de la continuité. Une fois façonnés, l'artiste laisse sécher ses tikis face à la mer, avec l'espoir qu'ils appelleront les bonnes vagues. Cette efficacité des personnes et des choses porte dans les cultures mélanésienne et polynésienne le nom de mana. “C'est lui qui fait que le filet prend, que la maison est solide, que le canot tient bien à la mer” (Henri Hubert et Marcel Mauss, Esquisse d'une théorie générale de la magie, 1904). Que le tiki fait la vague et que la planche épouse la vague. En saturant son travail de références, en le symbolisant, Millagou rappelle que “tout acte symbolique est, par nature, efficace” (ibid.). La pensée magique repose sur la contiguïté et la continuité des éléments du monde, ce que l'artiste rend manifeste en reprenant la trame de l'histoire et de la matière dans ses installations. 

Quel est finalement l'efficace de la pratique de Millagou? Révéler que les choses ne sont pas exactement ce qu'elles semblent : on peut surfer sur des déchets mais on ne peut pas porter des colliers de galets. Un néon n'est pas forcément lumineux, mais il peut chauffer. Un ukulélé peut servir à jouer une marche funèbre, et une guitare à tuer des animaux (Out of Sight, Galerie Sultana, 2014). Le surf peut détruire. L'art peut produire de la beauté avec des déchets. Sans cesse déceptif, ironique et référencé, l'oeuvre est un jeu auquel l'artiste joue lui-même et qu'il propose au spectateur. Dans ce jeu rentrent tous les aléas de la vie, transposés au plan de l'art. C'est une oeuvre fragile, contingente, qui se construit sur la reprise et le réagencement – un recyclage emboîté. Les pièces deviennent les éléments d'une grammaire, reconfigurable à l'infini –  elles s'éclairent chaque fois différemment, en fonction de leur voisinage et de leur espace de monstration. Le message est flottant, jamais univoque, toujours susceptible d'enrichissement ; une hantise, une phrase qui ne finit pas, comme une vague qui revient mais n'est jamais la même. La comparaison est facile mais l'artiste nous y encourage, tant le travail reste informé par le contact avec la plage et par une joie de la glisse. L'oeuvre artistique de Millagou fut d'ailleurs longtemps relayée par l'édition française du Surfer's Journal, cas rare et illustrant la réconciliation de l'art et de la vie dans une approche performative. Mais la culture surf n'y est pas présente pour elle-même, s'éclipse derrière d'autres enjeux. L'art de Millagou est inquiet, vigilant, critique. Il sème le trouble derrière une fausse évidence, comme cette main à six doigts, leitmotiv de ses dernières expositions. Il nous rappelle l'héritage, la responsabilité et l'ambivalence de toute pratique, recrée de la continuité là où elle est rompue. 


Alexandre Desson
Avril 2023