Patrick LANNEAU 

Peindre ou virevolter dans l'espace.
Je voulais être pilote d'avion, aller très vite au milieu des airs.
Maintenant entre deux eaux, je vais tout doucement, au ralenti, en apesanteur.
Est-ce le plaisir de regarder, d'essayer de voir? Voir quoi?
Ce qui sépare les choses, l'espace qui réunit les objets.
Je dois faire l'effort d'entrer dans le coeur du rocher, de me glisser dans la fine couche de chlorophylle de la feuille, devenir le vert.
Aller dans la couleur comme on entre dans une cathédrale, avec les grandes orgues, écouter l'écho des voix sourdes, effleurer le rouge des vitraux.
Je n'ai pas les pieds sur le sol, ni la tête collée au plafond mais juste au milieu, ni en haut, ni en bas, pas dehors, pas dedans.

Patrick Lanneau, décembre 2005




Extraits d'un entretien entre Patrick Lanneau et Daniel Bizien

Approcher la peinture de Patrick Lanneau c'est faire un grand plongeon dans la couleur. Evoquer la couleur quand on parle de peinture cela est, bien sûr, du domaine de l'évidence, cela peut paraître comme un énorme pléonasme. C'est vrai. Et cela ne me gêne pas. J'insiste et j'affirme, la peinture de Lanneau est avant tout la jubilation de la couleur, une vibration rare de la couleur.

- Daniel Bizien : Il y a quelque temps, lors d'une exposition à Toulon, dans une petite salle où j'avais accroché quatre de tes toiles, j'ai eu cette sensation intense de me déplacer dans un nuage de lumière fait de couleur en mouvement.

- Patrick Lanneau : La couleur, ce n'est peut-être pas une facilité, mais c'est ce qui est le plus évident pour moi. Quand j'étais au lycée agricole, j'ai commencé à faire des dessins, je faisais des carrés, des rectangles, des cercles que je remplissais de traits, de petits carrés dans les rectangles, de rectangles dans les cercles, puis je remplissais tout ça de couleurs. C'était un réel plaisir. Il n'y avait pas de volonté de faire une oeuvre, quelle qu'elle soit. C'était uniquement pour passer le temps car je m'ennuyais. Cela a donné plein de petits carnets que je n'ai pas gardés. C'est curieux parce que cela revient actuellement. Dans le travail que je réalise aujourd'hui, il y a un peu de ça, des formes géométriques qui se déplacent dans l'espace. La couleur a toujours été à la fois un plaisir et quelque chose de naturel. Elle vient plus spontanément, le dessin peut-être moins. Mais je pense que quand on commence à travailler la couleur, la question du dessin se pose différemment.
Depuis toujours, mon travail a été un cheminement à travers les couleurs. Il y a des moments où j'étais plus attiré par une multitude de couleurs, où j'avais besoin de les jeter. Je prenais ce qui venait, il y avait une abondance. Ce n'était pas de la générosité, ça n'était pas trié, c'était jeté. Je prenais moins le temps qu'aujourd'hui, c'était plus pulsionnel qu'à présent, où je passe autant de temps assis dans un fauteuil à réfléchir, à regarder, qu'à peindre. Comme le principe de réflexion. Il y a un moment où je regarde le tableau et où le tableau me regarde, c'est le système classique. Ce va-et-vient du regard aboutit à une simplification des couleurs, moins nombreuses qu'avant. D'ailleurs, je remarque que les tableaux que j'aime aujourd'hui, ce sont des tableaux assez calmes. Je ne veux pas dire qu'ils ne sont pas colorés, mais ils s'appuient davantage sur une dynamique plutôt que sur la multiplicité des couleurs.
Le dessin est dessous, il est une liaison entre les différents pôles du tableau. Aujourd'hui ce qui m'intéresse, c'est comment une partie peut en éclairer une autre. C'est comme s'il y avait des spots lumineux à certains endroits. J'essaye de faire en sorte que certaines couleurs, qui a priori s'opposent, résonnent entre elles. Je pense que la couleur en suspension, comme une masse, une forme ou un voile, vibre par rapport aux autres, existe en elle-même. C'est comme une formule mathématique ou un jeu harmonique. Un rapport entre les couleurs acides, les couleurs douces et les chauds, les froids.

- Daniel Bizien : Dans ton oeuvre, on trouve des signes qui, au fil du temps, repris dans des séries de peintures deviennent comme des marques. Immanquablement, dans cette masse de couleur, ils accrochent le regard et paraissent comme l'affirmation d'un point d'ancrage. Tour à tour, ce furent des palmiers, des barrières, des pyramides ou, plus récemment, des portiques. Quelle est l'importance de ces marques pour toi ?

- Patrick Lanneau : Le “signe” existe, on ne peut pas le nier, mais pour moi il est plutôt un emblème, une porte pour entrer dans le tableau. Ces formes structurent, elles permettent de passer d'un espace à un autre.
Les premiers palmiers, je ne les ai pas dessinés dans la nature. Ils sont nés d'un pot sur ma table de travail où il y avait des pinceaux, et comme je frotte beaucoup les toiles, leurs poils étaient écartés, comme une espèce de fleur. J'étais assis, j'avais la tête au ras de la table, on aurait dit une forêt de palmiers. Mais c'est après que je l'ai vue. Cette forme est à la fois un palmier et un pinceau. Puis c'est devenu comme une croix, une forme humaine avec la tête et les deux bras.
Ce qui m'intéresse c'est comment la forme peut muer et cheminer dans le temps, évoluer. Par exemple, les pyramides sont devenues des maisons, puis sont redevenues des pyramides. C'est lié au contexte du tableau. Mais je n'ai aucune volonté de représentation. C'est uniquement pour situer la couleur pour la faire circuler et la libérer comme dans un labyrinthe. C'est une manière de focaliser l'attention, sur un point qui renvoie à un autre.
Dans les tableaux avec les barrières, les plus réussis sont ceux où la forme n'est pas uniquement lue comme une barrière, mais comme un objet traduisant une idée abstraite. Plus tard, cette barrière est devenue arête de poisson.
En avançant on a toujours tendance à simplifier. Si on part de quelque chose de très compliqué, avec le temps on peut toujours simplifier. Tandis que si on part de quelque chose de très simple, à force de simplifier... J'aime beaucoup les monochromes, mais pour l'instant, dans ce que cela renvoie, il y a quelque chose de trop calme, de pas assez dit.

- Daniel Bizien : Bien au-delà de la réflexion, des grandes idées sur l'art et la création, une oeuvre se nourrit profondément du quotidien, de ce qui fait le mouvement de la vie. Ainsi butines-tu la ville et la montagne, et cela a donné naissance à des milliers de dessins qui sont tes instantanés.

- Patrick Lanneau : Ce sont des notes des repères. Il faudrait imaginer que l'on puisse se soulever du sol et voler, se déplacer très vite à des hauteurs différentes. On aurait une vision des choses qui se rapprocheraient à grande vitesse, on pourrait ralentir, accélérer, s'arrêter, monter... et si l'on pouvait voir les éléments signalétiques dans la ville, ils ne seraient plus des “signes”, mais des formes colorées. Par exemple, on voit une forme verte qui scintille au loin, on sait que c'est une croix de pharmacie ou une carotte rouge, que c'est un bureau de tabac. On n'a pas besoin de l'identifier, il suffit d'un petit élément pour savoir que là il y a ceci, là il y a cela.
C'est une impression de voyage et de promenade à l'intérieur d'un espace, l'idée de flânerie, de prendre le temps, d'avoir un autre regard, de pouvoir lever les yeux, de fixer quelque chose par terre. J'aime bien marcher, me promener. À la montagne, j'ai fait beaucoup de dessins où il y avait des champs, des arbres, des pierres, des chemins, le creux des vallées, pour moi c'est pareil, c'est la même idée de flottement, de se déplacer, de voir l'espace comme si on était ailleurs, avec une sorte d'envolée... un regard flottant.






“Der Wanderer ou l'éloge de la promenade”



C'est le titre donné par Patrick Lanneau, à l'exposition qui se tiendra dans la galerie de la Marine à Nice, à côté des Ponchettes (pour ne pas dire sur la Promenade des Anglais), là où il participait à l'exposition “Attention peinture fraîche” en 1980. 1980 C'est aussi l'époque de l'Atelier dans le Vieux Nice, creuset de nombreux artistes (Thupinier, Castellas, Borsotto...), l'époque où Nice savait attirer critiques et collectionneurs. Depuis les nombreuses expositions qui attestent de la constante production, qu'il s'agisse de lieux publics ou de galeries, depuis l'atelier du Quai de la gare, l'incontournable Frigo qu'il a occupé, alors que le bâtiment n'était encore qu'un squat sans éclat, son chemin se grave dans l'histoire des coloristes.

A l'heure où il faut labelliser un artiste, il échappe à la Figuration libre et aux comparaisons qui permettent si facilement l'enfermement et la rationalisation, sans refuser les filiations. Sa peinture rassemble les recherches triturées de ses dessins et de ses images sur palette graphique, auxquelles il voue une fidélité depuis une quinzaine d'années. Il ne cède rien aux phénomènes de mode, dont la FIAC est la vitrine ne pouvant plus prétendre à l'avant-garde, et il ne tourne pas le dos à la peinture, alors que les temps assassins voudraient courber le dos des peintres. Son énergie inonde ses nuages, palmiers, pyramides, couteaux, sapins, barrières, paysages, rochers... réduits à ce moment-là à de simples objets pour qu'explosent des forces parfois antagonistes. La question de l'espace fracasse les limites du tableau dans lequel on plonge, on s'enfonce, on vacille. Rien n'est plus incertain que la position de l'homme dans le monde. Il ose interroger le rouge, le jaune ou le bleu comme si le vertige de la matière pouvait y répondre.

Mais aujourd'hui, 2003, l'heure est à l'effacement, à la disparition, à la promenade telle que l'entendait Schubert, l'un des musiciens préférés de l'artiste.
Ce qui s'efface, ce sont les signes qui n'étaient pas des symboles, campés comme des objets, prétextes à célébrer la couleur, moteur essentiel de la toile. Les rapports de tons se chevauchent, se fondent, se mêlent et s'animent, comme s'il ne restait à la couleur que sa fonction sexuelle. De plus en plus de monochromes bleus, de grands formats 2 m x 2,50 m nous aspirent totalement, mais pas très loin, le jaune rapplique ne parvenant pas vraiment à nous agresser. On devine des formes, des points lumineux capteurs du regard, mais on ne cherche pas à les identifier. Du bleu presque trop bleu et du feu qui nous fascine et nous angoisse un peu.

Ce qui disparaît ce sont les empâtements, la matière épaisse, les natures mortes, la notion de sujet (l'Egypte, l'Afrique, la montagne, le portrait).
Ce qui se promène ce sont les doigts et les pinceaux mais aussi les crayons durant les longues heures où l'esprit vagabonde sans but, sans objet. C'est le regard presque romantique qui se fond dans le cosmos n'essayant pas de s'enraciner car sa disparition y est inscrite. C'est l'esprit dans l'immensité de la pensée et de l'univers qui élabore quelques constructions subtiles mais fragiles. Se perdre sans se perdre. Je pense à la position du personnage de dos, du célèbre tableau de Friedrich “ Voyageur devant la mer de nuages ” interrogeant par-delà l'horizon les forces qui le tourmentent.

Ce qui demeure, c'est l'odeur dans l'atelier qu'il partage avec Jacqueline Gainon. Le mariage des forces telluriques et célestes. Le plaisir de peindre. Absolument.


Sophie Braganti













Patrick lanneau est né en 1951 à Tours.
Il vit et travaille entre Nice et Tours.
Il a étudié à l'Ecole des beaux-arts de Tours puis à la Villa Arson.
Il a fondé avec un collectif d'artistes l'Atelier à Nice en 79 puis s'est installé au FRIGO 91 Quai de la Gare à Paris en 85 où il a vécu 15 ans.
Peintre coloriste, il attache quotidiennement autant d'importance aux dessins (de très nombreux carnets) sur papier. Il a utilisé les premiers logiciels de dessins et de vidéos sur les premiers ordinateurs dès les années 80, puis dessine sur Ipad depuis la création de l'outil. De très nombreuses galeries françaises et étrangères ont défendu son travail en parallèle des galeries Macé, Lucien Durand, Area/Alin Avila et Piltzer. Dès les périodes africaines (résidence au Sénégal, AFAA) et égyptiennes, les séries des palmiers, pyramides, sapins, portiques, nuages, rochers, barrières... se sont développées jusqu'à maturité dans le même registre "paysages/univers". Il interroge espaces imaginaires et intérieurs, lumières et gammes chromatiques complexes avec un travail de la texture sans cesse remis en question, jouant d'énergies antagonistes et de surfaces non figuratives. Actuellement, de cette vue d'ensemble, se dégagent de nouveaux mouvements dans les nombreux espaces d'un même tableau, plus fluides, plus immatériels comme la transparence de l'air ou de l'eau, le flottement. L'organisation imperceptible d'une toile et sa dynamique produit des équilibres et des déséquilibres. Se dégage de cette peinture un balancement entre jubilation et instabilité.

Sophie Braganti