Marc CHEVALIER 

Une bonne prise... !?

J'entre dans l'espace d'exposition. Je m'attarde sur les photographies, les dessins, les peintures, les installations... Je ne vois pas le travail de Marc Chevalier... Je reviens sur mes pas... L'éclat soudain d'une fléchette me fait lever les yeux ; je croise l'oeil rond et rouge d'une ailette. Elle me renvoie aux deux points verts des trous d'une multiprise noire. Cette dernière, combinée à d'autres, compose une petite sculpture modulaire, une excroissance structurée, cernée de fléchettes fichées dans le mur (raté !) et dans les prises (ah ! un bon coup !) Je suis vexé(e) de ne pas les avoir vues auparavant. Je reprends mon parcours, agacé(e) de comprendre que j'ai moi-même occulté ces objets, fasciné(e) que j'étais par les oeuvres mises en scène dans l'espace blanc. La forme et la distribution du lieu d'exposition se reconstruisent alors sous mes yeux, avec ses circuits, son réseau alimentant les lumières (la mise en scène) et le multi-média (les objets de l'exposition). La stratégie d'accrochage se révèle à mes yeux. Je vois les tâches ordinaires du montage, le non-dit, sous la neutralisation volontaire de l'espace. Celui-ci m'apparaît soudain comme un décor planté.

A partir d'un protocole simple — une fléchette et une prise électrique lui servant de cible dans un espace d'exposition —, Marc Chevalier condense des processus plastiques et conceptuels complexes. Le titre, En prise avec le réel, prenant au mot une expression favorite des médias, suggère des interactions entre le langage, ses représentations, et la soif d'authenticité que nous attachons au mot « réel ». Décliné in situ, le protocole modifie à chacune de ses occurrences le regard que nous portons sur les autres oeuvres et sur le lieu qui les contient (et donc interroge notre façon de voir le « réel »). Fléchettes et prises insufflent leurs connotations : « prise », « emprise », jeu, cible, exposition, circuits, travail technique, emprise de l'électronique, information...
L'oeuvre opère une déconstruction de l'exposition. Dans les années 1970, agissant également sur un mode protocolaire in situ, Cadere révélait l'étalage marchand de la galerie en posant comme par inadvertance son bâton, échantillonnage de couleurs renvoyant aux tableaux exposés. Plus spectaculaire, l' « l'outil visuel » de Buren faisait, lui, ressortir l'institutionnalisation de l'exposition, et les contraintes exercées par son espace sur les oeuvres et le regard du spectateur. En prise avec le réel vient « après coup » mettre du jeu dans ce registre déconstructif. Mais c'est pour mieux montrer au spectateur (piéger le spectateur « informé » ) à quel point l'espace blanc organise toujours son regard, à quel point la structure conventionnelle est agissante. L'artiste ne déteste pas repasser ainsi au test les propositions qui ont marqué l'art contemporain. Avant ces fléchettes, il a fait une série de tableaux en scotch coloré interrogeant ce cliché de la peinture moderniste disant que cette dernière réfléchit sur elle-même en exhibant ses moyens matériels. Dans ces oeuvres, la proposition est encore prise à la lettre : la matérialité très visible du scotch s'organise en grands tableaux abstraits semblant s'efforcer à une expression hiéroglyphique de B.D., à un babil impénétrable. L'humour déconcerte le sérieux de la profession de foi moderniste. Une autre oeuvre, Politique/Balistique (2002), nous précise un autre champ de tir de l'artiste. Signalée dans la galerie à hauteur de regard par un simple dessin en aplat (faisant un dais ou un toit), une pièce montée ­ en véritables choux à la crème et cerise on top ­ tente de résister à l'assaut d'une troupe de religieuses au café, elles-mêmes menacées de boules de pétanques. A la périphérie basse de l'oeil du spectateur, le château-gâteau semble une annexe de l'exposition comme les guerres en Afrique ou au Moyen Orient demeurent des annexes du dessert du dimanche et de la partie de boules.
Si nous revenons aux petits missiles d'En prise avec le réel, eux aussi situés aux confins de notre regard, nous comprenons l'enjeu politique dès que le titre s'entend comme une déclaration favorite des télévisions. L'agressivité des fléchettes, avec leurs qualités animales (fluidité du poisson, brillant de l'insecte, glissant du reptile, regard fixe des ocelles dessinées sur les pennes) raconte la stratégie sauvage des médias lorsqu'ils vantent une authenticité de l'information. Qu'ils connectent le spectateur au monde à la vitesse de la lumière, ou qu'ils exhibent les « vrais gens », les médias « ciblent » en prédateurs, souvent à notre insu, un réel pour toujours dissimulé par le fléchage lui-même. Ce dernier demeure évidemment dans l'espace spectaculaire. En prenant « des mots pour des choses », selon l'usage de la schizophrénie (cf. Deleuze), Marc Chevalier nous amène à saisir les organisations invisibles qui conditionnent notre perception du réel. Dans un même mouvement, les fléchettes pointent les tâches ordinaires, bien réelles, mais dévaluées par leur incapacité à devenir spectaculaires. L'oeuvre représente ainsi le comportement schizophrénique des médias et du spectateur, qui s'accrochent au désir d'avoir une prise sur le réel, tout en l'occultant s'il n'est transformé en spectacle.

Sylvie Coëllier, in catalogue "Prêts à prêter", isthme éditions / Fonds régional d'art contemporain Provence-Alpes-Côte d'azur, 2005




A onze ans, j'ai volé la bague de fiançailles de ma mère pour l'offrir à une fille de mon âge dont j'étais amoureux. Par la suite, j'ai commencé à réfléchir aux valeurs symboliques et aux symboles sans valeurs.
Ainsi l'écriture inventée qui apparaît dans une série de tableaux en scotch provient de ce sentiment de vide du sens. Formes linéaires à considérer en soi, cette écriture imaginaire sans signifié est comme le souvenir d'un discours qui n'aurait pas pour but la communication, mais au contraire, la conservation d'un incommunicable.
Cette écriture figure l'intuition de Wittgenstein de l'existence d'une réalité non formulable, et reste fidèle à son esthétique qu'il énonce ainsi :"Ce qui peut être montré ne peut être dit".
Les phrases fictives déboulent par wagonnets de mots et par farandoles de figurines qui fument qui sont des lettres qui ont parfois la faculté de discourir quand leur sont rattachées des bulles de bande dessinée contenant elles-mêmes une écriture semblable, comme s'il était possible que les mots expriment quelque chose de différent que le sens qu'il leur est déjà permis de signifier.
Le non-sens d'un mot qui parle suggère une peinture qui réfléchit sur elle-même tout en se faisant ; la peinture fait sa propre critique, entame un discours sur elle-même par un détour dans une écriture qui, par un métalangage bavard, tente de définir une chose irréductible au langage.
A force de toucher les oeuvres dans les musées, j'ai pu constater que toutes les peintures étaient sèches. J'en ai donc déduit que les tableaux se faisaient avec de la peinture sèche. Alors je me suis mis à faire sécher la peinture préalablement. Je me suis retrouvé avec des morceaux de peinture que j'ai empilés pour fabriquer le tableau.
Si j'ai la prétention, après m'être attaqué à la suffisance du discours, d'essayer de représenter un irreprésentable de la représentation, ce n'est pas du sublime qu'il s'agit même s'il est encore question du beau à peindre, mais de représenter la Peinture elle-même, d'après une certaine notion très générale de la peinture.
A partir d'un détail particulier qui est déjà là, un morceau de peinture sèche ou un bout de scotch, je tente de me rapprocher de cette représentation mentale que je me fais de la peinture. Quand nous entendons arbre, caillou, locomotive, nous nous figurons quelque chose qui apparaît sous la forme d'une image, une vision, mentale, nous vient à l'esprit. Mais que voyons-nous quand nous entendons le mot peinture ?
Il me semble que cette question est à la source de mon travail. C'est cette vision mentale de l'idée de peinture que je cherche à peindre le plus souvent ; en elle est contenue une part d'irrepésentable qui résulte du fonctionnement même de mon travail, de l'emballement de son dispositif. Je veux donner à voir cette représentation mentale de la peinture, cette idée générale qui donne à penser mais restera toujours à voir.
Pour faire sécher la peinture, je la fais couler en flaques sur des poches de plastique offertes par les supermarchés et les épiceries. Les pois ou les motifs des sacs, en s'imprimant dans la peinture, peuvent évoquer des motifs ornementaux. L'ornemental est un commentaire du contenu ou de la structure de l'oeuvre. Quand le contenu est absent, on est propulsé dans le décoratif qui est la vacance du sujet. Ainsi, par exemple, la devise de la marque des adhésifs GPI est "réparer, décorer". En me soumettant à ce slogan, il m'est arrivé de réparer un collage avec un morceau de scotch jaune. C'est parce que la couleur servait à retenir ce qui risquait de tomber que la fonctionnalité apparaissait sous forme de touche.
Ce geste initia une longue série de tableaux entièrement en scotch, sans toile, ni châssis, ni peinture. L'aspect toc de la matière plastique m'intéressa ; la substitution matériologique qui avait eu lieu évoquait pour moi la contrefaçon. J'obtenais des objets qui avaient un air de famille avec des tableaux abstraits, et ce qui constituait l'oeuvre découlait toujours de son principe de fabrication. J'ai alors tenté d'élaborer un vocabulaire pictural à partir de ce matériau, qui m'a mené récemment à peindre des écrans d'ordinateurs. Les petits carrés de scotch et la trame qu'ils constituent, en évoquant la pixélisation, rendait plausible et vraisemblable le thème de l'écran.
D'autre part, la possibilité réelle d'ouvrir ou de fermer des fenêtres à l'intérieur de la page informatique en cliquant sur des icônes, suggérées ici dans la peinture, évoque la fenêtre Albertienne et la longue lignée de fenêtres représentées dans les tableaux, flamands par exemple, du Maître de Flémalle à Vermeer.
Le geste que j'affirme et que je répète avec le matériau adhésif serait entre celui de la masturbation et celui du travailleur à la chaîne.
La série éphémère où j'interviens à même le mur avec du scotch fait naître directement de ce geste des peintures qui se confondent avec leur propre fonctionnement.
Ce geste contient la marche de mes pieds et la pensée de ma tête qui se font simultanément le long d'un chemin qui longe le mur, pendant que mes mains coupent et collent des petits bouts de scotch, très régulièrement.
C'est en pensant à l'infini, qui n'est qu'un instant en fraction si infime, que je viens poser des petits carrés de couleur et que je reviens ensuite le faire par dessus, que je viens rythmer les profondeurs incommensurables du tableau encore à venir, revenant sur mes pas. Le tableau futur, fait main par un geste répétitif des pieds qui marchent, ne peut en aucun cas m'aider à franchir la fosse qui me sépare de l'éternité, mais presque.

Marc Chevalier, 1998
At the age of 11, I stole my mother's engagement ring to give it to a girl my age I was in love with. After, I began reflecting on symbolic values and symbols without value.
The invented writing which appears in a series of adhesive tape paintings stems from this feeling of the lack of meaning. Linear forms to be considered in and of themselves, this imaginary writing without signifier is like the memory of a speech whose goal is not communication, but on the contrary, the preservation of the uncommunicable.
This writing is a figure for Wittgenstein's intuition on the existence of an unformulatable reality, and remains true to his esthetic which he pronounces the following way: "That which can be shown can't be told".
The fictitious sentences bolt by wagonloads of words and farandoles of smoking figurines which are emitters sometimes possessing the ability to speak when fitted with comic-strip bubbles, themselves containing a similar writing, as if it were possible for words to express something other than the meaning they're already permitted to signify.

The nonsense of a word that speaks suggests a painting that reflects upon itself
while in the making ; painting performs its own critique, launches a discourse on itself through a detour in a writing which attempts to define something irreducible to language.

As a result of touching works in museums, I was able to assess that all the paintings were dry. I thus deduced that the paintings were made with dry paint.I therefore began drying bits of paint beforehand. I found myself with pieces of paint piled to make paintings.

If I've the pretention, after having taken on the sufficiency of dicourse, to try to represent the unrepresentable of representation, it has nothing to do with the sublime even if it's still a matter of the beautiful to be painted, but to represent painting itself, according to a certain very general notion of painting.

Starting with a detail already there, a piece of dried paint or abit of tape, I attempt to approach my mental representation of painting. When we hear tree, stone, locomotive, something appears in the form of an image, a mental vision comes to mind. But what do we see when we hear the word painting?

It seems to me that this question is at the root of my work. It is most often this mental vision of the idea of painting that I try to paint; it contains a part of the unrepresentable which results from the very functioning of my work, from the workings of its mechanism. I wish to provide an image of this mental representation of painting, this general idea which provides food for thought but which will always remain something to be seen.


To dry the paint, I let it flow in puddles on plastic bags offered by supermarkets and groceries. The dots or patterns of the bags transferred onto the paint can suggest ornamental patterns. The ornamental is a commentary on the content or the structure of the work. When content is absent, one is propelled into the decorative which marks the subject's vacancy. Thus, as an example, the slogan for GPI adhesive tapes is "repare, decorate". Submitting myself to this slogan, it occured to me to repare a collage with a piece of yellow tape. It is because the color helped hold what threatened to fall that functionality appeared in the form of a touch.

This gesture initiated a long series of paintings made entirely of scotch, without canvas or paint. The flashy quality of plastic materials interested me ; the materiological substitution which had taken place suggested a counterfeit to me.
I obtained objects with a homey feel from abstract paintings, and what comprised the work always derived from the principle of its making. I then attempted to elaborate a pictorial vocabulary from this material, which recently brought me to painting computer screens. Through their suggestion of pixelization. the tiny squares of tape and the matrix they make up renders the screen subject plausible and believable,
In addition, the real possibility of opening or closing windows within the computer page by clicking on icons, here suggested in the painting, suggests the Albertien window and the long lineage of windows represented in the paintings, Flemish for example, from the Master of Flémalle to Vermeer.

The gesture I affirm and repeat with adhesive material lies somewhere between masturbation and assembly line work.
Ephemeral series in which I intervene directly on the wall with tape has this gesture give rise to paintings which become confused with their very function.

This gesture contains the marching of my feet and the thinking in my head which occur simultaneously the length of a walk hugging the wall, while my hands cut and paste little bits of scotch in a very regular way.

It's while thinking of infinity, which is but an instant in such a minute fraction , that I lay these small squares of color, overlapping layers, playing with the rhythms of the incommensurable depths of the painting still to come, backtracking. The future painting, handmade by a repetitive gesture of marching feet, can in no way help me bridge the gap that separates me from eternity, but almost.
Marc Chevalier, 1998


Techniques et matériaux


ruban adhésif sur châssis / adhesive tape on stretcher frame
installation avec éléments divers dont des études comparées de textes et de notices de médicaments, des gâteaux, des multiprises
installation using various elements such as comparative studies of texts and medical notices, cakes, multiple outlet plugs
Mots Index


espace / space
figure
abstraction
champs de références


Ce qui n'existe pas. / What doesn't exist.
repères artistiques


Je ne sais plus vraiment, peut-être les idées recues concernant l'art.
I don't really know anymore. Maybe preconceived notions concerning art.