BASSERODE 

ENVELOPPÉS DANS LA PEAU DU CIEL


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Expérience vitale
Longtemps nous avons considéré que l'expérience vécue devait s'incliner avec respect devant les figures tutélaires du savoir et de la morale. Longtemps aussi nous avons affecté de croire que les failles dans le mur de la morale n'affectaient pas le grand édifice du savoir et réciproquement. Ainsi voyait-on le vécu se dissoudre lentement, laissant se perdre la part de vitalité qu'il contenait et cela bien sûr au nom de la grande objectivité supposée des faits. Nos gestes devenaient tout simplement des faits quant aux auteurs de gestes qui ne pouvaient le devenir, ils étaient soit irresponsables, soit coupables.
Robert Musil fut sans doute l'un des rares, en tout cas dans la première moitié du XXème siècle, avec Hermann Broch, à avoir montré l'absurdité et surtout le danger de ce partage aussi inexact que vain. Considérer par exemple l'individu comme un être définissable par sa psychologie, fut-elle complexe, c'était tenter de faire rentrer ses actes dans des grilles préalablement fixées. Certes, des parts non négligeables de nos comportements semblent pouvoir répondre à ces injonctions et trouver leur place dans ces schémas que leur tend la rationalité comme des leurres ou des masques faciles à porter. Mais de telles grilles laissent simplement de côté les questions pourtant plus essentielles que l'on décrivait alors faute de mieux comme relevant de l'âme. Ces questions auxquelles la psychologie se faisait un devoir de ne pas répondre forment le domaine des expériences vitales. Ce domaine, Musil l'appelait celui des «motifs de l'âme »(1) qui ont trait précisément à tout ce que la science semble devoir exclure. Il est celui « des réactions de l'individu au monde et à autrui, le domaine des valeurs et des évaluations, des relations éthiques et esthétiques, le domaine de l'idée » (2).
Le changement majeur de ces dernières décennies dans le domaine de la vie individuelle, c'est que la pseudo rationalité associée à la loi de la marchandise, a imposé son ordre à l'ensemble des gestes de l'existence. Chacun se trouve soit devoir obéir aux injonctions d'une morale dont tout montre qu'elle n'est plus l'expression une réalité partagée mais qu'elle sert au contraire à masquer des exactions sans nombre, soit chercher à se reconnaître dans l'image que lui renvoie les clichés qui hantent le monde. Tout individu tentant d'échapper à ce double piège se retrouve à la fois dépositaire des questions vitales et contraint d'inventer de nouveaux comportements grâce auxquels il serait possible de faire face à cette situation de dépossession.
Une expérience vitale est une expérience esthétique, au sens où elle implique de d‘avoir su développer dans certaines choses de la vie un goût solide.
Dans son discours de réception du prix Nobel de littérature 1987, le poète russe Joseph Brodsky note que « toute réalité esthétique nouvelle aide l'homme à préciser sa propre réalité éthique.../... un choix esthétique est toujours individuel, une souffrance esthétique est toujours une souffrance personnelle. Toute réalité esthétique nouvelle fait de l'homme qu'elle a touché une personne encore plus privée, et ce caractère privé qui prend parfois la forme du goût littéraire ou autre peut être par lui-même sinon une garantie, du moins une forme de protection contre l'asservissement » (3). Vitales sont donc les expériences de ceux qui considèrent qu'il n'y a pas à respecter la distance factice instaurée entre l'expérience et l'objet, le vécu et la pensée, soi et les autres, par les lois de pseudo sciences au service de l'ordre marchand et qu'au contraire, de telles distinctions doivent être abolies.

Toupies
Basserode a beaucoup travaillé ces dernières années, sur cet étrange objet qu'est la toupie. Il en a réalisé de différentes tailles et dans des matériaux très divers, comme le plâtre, le bois ou le métal. Sur ces toupies sont écrits, en général, des mots. Ce ne sont pas des mots choisis au hasard, mais des mots qui évoquent le même objet, le temps. Ainsi peut-on lire, dans différentes langues, les trois mots présent, passé, futur sur la partie la plus large de la toupie qui figurent en un raccourci sans appel, ce que l'on pourrait appeler l'essence de notre conception du temps, à ceci près que leur présence sur un objet comme une toupie montre que la donne a radicalement changé.
Si le sentiment, parfois confus, que «le temps est sorti de ses gongs»(4) étreint souvent chacun de nous, il est plus difficile d'accepter de reconnaître qu'une telle situation ne caractérise plus un moment particulier de l'histoire mais qu'elle est devenue en quelque sorte la norme. Ce que ces toupies nous disent, c'est non seulement que le temps a changé, c'est-à-dire à la fois notre perception du temps et le temps lui-même, mais encore comment il a changé. Les trois extases temporelles, comme on les nomme parfois, au lieu de désigner l'ordre de la succession et de l'écoulement auquel est soumis et par là nous soumet le temps, sont mises sur le même plan. Plus exactement, ce que la toupie indique quant à cette transformation symbolique des trois extases temporelles, c'est que l'ordre de leur succession n'est plus fixe . Le passé ne précède plus le présent, lui-même ne s'ouvre plus sur l'avenir, le passé a perdu sa valeur absolue supérieure à celle des deux autres en ce qu'il les détermine. La toupie montre même que de leur succession dépend désormais du hasard ou, si l'on préfère, du jeu, c'est-à-dire de la main qui la fait tourner.
Cependant l'une des extases temporelles est devenue la plus essentielle, c'est le présent, mais un présent en tant qu'il serait le temps de l'activation de la toupie, c'est-à-dire des trois extases simultanément. Ce présent qui est celui du jeu ne correspond donc pas au présent qui est celui de l'histoire.
Si nous nous imaginons maintenant en train de faire tourner la toupie, puis de la regarder une fois que son mouvement de rotation s'est arrêté, on peut constater que l'un des trois noms se trouve plus visible que les autres et désigne alors pour la durée du repos de la toupie, celui qui domine. Tout ceci reste cependant purement formel puisque, la toupie étant arrêtée, c'est en fait un temps mort qui est alors désigné.
Ces toupies nous présentent donc avec une précision sans appel la nouvelle situation du temps, ou si l'on préfère la nouvelle donne temporelle dans laquelle se trouve embarquée l'humanité aujourd'hui. Dès 1974 dans sa préface à l'édition française de son roman Crash, J.G. Ballard écrivait : « Le « fait » capital du XXème siècle est l'apparition de la notion de possibilité illimitée. Ce prédicat de la science et de la technologie appelle la vision d'un passé brutalement mis entre parenthèses ­ le passé n'est plus pertinent, il est peut-être mort- et celles d'alternatives innombrables offertes au présent » (5). C'est par ce découplage par rapport au passé que se manifeste la nouvelle donne. Cela ne signifie pas que le passé ait disparu ou ait été effacé comme ensemble d'informations, mais cela signifie qu'à l'époque de l'information, il n'est plus connecté au présent en fonction du fait qu'il le précèderait sur la ligne du temps. Perte du passé comme « cause » du présent et perte de l'ordre temporel comme succession, voilà ce que la prise du pouvoir sur la réalité par la science et la technologie a comme première conséquence. Ne pas en tenir compte, c'est se vouer à une pensée ou une oeuvre à proprement parler insignifiante.
Ces toupies dressent donc le constat, non seulement de la dissolution des repères temporels mais de la manière dont le présent se donne. Le point, représenté ici par la pointe sur laquelle tourne la toupie, le point danse sur lui-même se gonflant par le mouvement de sa rotation jusqu'à « imposer tous les temps et tous les univers »(6), ce qui revient à les dissoudre jusqu'à ce que l'énergie enfin dissipée, un nouveau geste vienne relancer la toupie. On comprend ainsi que ce qui importe le plus c'est cette dissipation de l'énergie, comme si elle représentait la seule manière satisfaisante d'être au monde.
On se trouve désormais face à deux temps, le présent du jeu durant lequel la toupie tourne et le présent durant lequel on ne joue pas et où la toupie est au repos. Entre les deux, existe ce champ des possibilités infinies des combinaisons quant à l'ordre de l'apparition du mot vainqueur, possibilité aussi enfermée dans la répétition, cet éternel retour du même que le jeu seul peut offrir.
La toupie apparaît donc ici comme une sorte de métaphore non seulement du jeu mais des appareils techniques qui gouvernent notre vie en ceci qu'en elle ou sur sa peau sont engrammées des données fondamentales qui sont redistribuées de manière aléatoire par un mouvement qui à la fois active et transforme ces données de base. En ce sens, ces toupies nous indiquent, à nous autres joueurs, ce qu'il en est de notre nouveau rapport général au temps. Le temps n'est plus ce qui passe mais ce qui nous permet de jouer, c'est-à-dire d'activer le hasard des possibilités infinies et de tendre ainsi ver la nouvelle dimension qui nous est essentielle, le futur, non plus comme horizon d'une promesse mais comme limite d'une action.
Ces bouleversements des conditions de la temporalisation touchent à l'individuation « c'est-à-dire au processus par lequel nous, individus ou groupes, nous devenons ce que nous sommes .../...(et) à nous-mêmes en tant que nous restons toujours à venir, en tant que nous avons toujours un avenir, en tant que nous sommes essentiellement sur le mode du futur, en tant que nous consacrons la totalité de notre énergie et de notre souci à tenter d'anticiper (le plus souvent en vain, mais non sans effets) ce que nous devenons -et même ce qu'après nous le monde deviendra » (7).
Dans un tel monde, le temps se donne à nous comme une figure du jeu, si l'on entend par jeu cette régulation générale des comportements et des pensées par un système abstrait de codes au développement aléatoire mais impliquant un éternel retour des chances et activé par des appareils. Ainsi le temps n'est plus « la condition subjective sous laquelle peuvent trouver place en nous toutes les intuitions» ou encore « la forme de l'intuition intérieure »(8), mais bien plutôt ce qui fait exister cette disjonction ou cet écart, instaurés par le jeu, entre notre manière d'être au monde et le sentiment que nous avons de notre appartenance au monde.
Afin de donner une consistance particulière à cette nouvelle conception du temps, Basserode à réalisé d'autres toupies sur lesquelles sont inscrits, par exemples, des chiffres apparemment sans signification, comme par exemple 0.00,007 ou encore 0,0002, mais encore 0.00,00.1 ou bien 00(1),00.2.
Ces chiffres ne correspondent à rien dans la réalité ni dans la réalité des mathématiques. Ils sont construits de manière aléatoire à partir d'une rupture avec les règles de formation des nombres. Les virgules, les parenthèses et les points se glissent entre les chiffres et donnent naissance à des décalages qui rappellent cependant de manière métaphorique l'univers des fractales et semblent dire l'existence de dimensions intermédiaires entre 0 et 1. Basées sur des principes « faux », ces inscriptions sont une tentative de faire exister une sorte de non temps. Les symboles que sont les chiffres incarnent des dérèglements susceptibles de provoquer des réactions incontrôlées. Ce jeu avec l'ordre universel utilisé dans l'écriture à base de chiffres, est en fait une évocation poétique des possibles auxquels les jeux réglés des codes quels qu'ils soient, interdisent l'accès. Ces toupies nous renvoient donc aux processus imaginaires de la création vivante, en ce qu'elles renvoyent si l'on veut les signes à la puissance créatrice qui les fit naître.

Distorsions
Les oeuvres récentes de Basserode, des photographies qui représentent des arbres, sont, elles, essentiellement le fruit de calculs effectués par l'ordinateur grâce à des programmes complexes permettant de modifier la forme d'un objet jusqu'à produire une distorsion radicale qui cependant n'affecte pas sa structure de base, car il nous est aisé de reconnaître que ce sont des arbres que l'on regarde, même si ce que l'on voit ne ressemble plus à un arbre. Le matériau de base est constitué à chaque fois de la photographie d'un arbre, mais à partir de cette image, les calculs de la machine permettent d'engendrer une nouvelle image qui ne ressemble plus que de loin à la première. Ce n'est pas la ressemblance ou la dissemblance avec l'image d'origine qui est ici le véritable enjeu de ces oeuvres. L'enjeu se situe à un autre niveau.
Ces images nous donnent à voir le monde tel que l'on ne le voit pas ou si l'on veut tel qu'on devrait le voir si l'on percevait en même temps le réel et la distorsion qui l'affecte. Il se trouve simplement que cette distorsion, fruit du travail des appareils techniques, est en général gommée par ces mêmes appareils dans la présentation des résultats de leurs calculs à notre perception. Ceux-ci doivent correspondre aux schèmes hérités de la Renaissance et qui relèvent en fait d'une habitude perceptuelle censée obéir aux lois de la perspective.
Ce que nous voyons donc sur les images proposées par Basserode, c'est précisément ce qu'un programme fait subir au réel dont il s'empare, sans pour autant que ce programme ne soit orienté de telle manière que les résultats qu'il propose répondent aux normes habituelles de notre perception.
En effet, toute représentation est une opération symbolique de transcodage. Le code qui a permis l'instauration de la perspective nous est devenu si «naturel» que nous ne le percevons plus comme tel, de même d'ailleurs que les programmes des appareils qui concourent à la réalisation des images photographiques occupant notre espace depuis plusieurs décennies de manière toujours plus insistante.
C'est dans l'approche du paysage que la mutation de notre perception est la plus sensible. Cette mutation est rendue possible par le remplacement des machines par les appareils.
« Les appareils furent inventés pour simuler des processus de pensée spécifiques. C'est seulement aujourd'hui (après l'invention des ordinateurs) et pour ainsi dire après coup qu'on commence à réaliser de quel type sont les processus de pensée simulées par les appareils. Il s'agit de la pensée qui s'exprime en nombres. Tous les appareils (pas seulement les ordinateurs) sont des machines à calculer, et sont, en ce sens, « des intelligences artificielles » - l'appareil photo lui aussi, même si ses inventeurs ne purent s'en rendre compte. Dans tous les appareils (et déjà dans l'appareil photo), la pensée en nombres prend le dessus sur la pensée linéaire, historique.../... L'appareil photo (comme tous les appareils qui lui succèdent) est de la pensée calculatoire qui s'est écoulée en hardware. D'où la structure quantique (calculatoire) de tous les mouvements et de toutes les fonctions propres aux appareils » (9).
Ainsi, les photographies d'arbres que réalise Basserode se situent-elles à la croisée de trois questions, celle de la perception à travers l'exemple le plus essentiel dans l'histoire de l'art, le paysage, celle de la fonction des appareils comme éléments déterminants nos modes de pensée et celle enfin de la relation entre nombre et jeu.
Ces images nous montrent des arbres, nous les reconnaissons sans difficulté, mais ces arbres sont comme travaillés par des forces singulières qui les tordent, les brisent sans pour autant affecter complètement leur structure. Les images qui hantent nos vies quotidiennes comme des fantômes sans maître, nous entraînent en fait dans un jeu incessant où la reconnaissance prime sur la connaissance et la ressemblance sur l'information. Le plus souvent, ces images servent à nous conforter dans notre croyance en leur puissance magique, qui n'est d'ailleurs pas tant la leur propre que celle des programmes qui les rendent possible.
Celles que nous propose Basserode nous révèlent à la fois l'illusion dans laquelle nous tient la pseudo magie de la ressemblance, les forces à l'oeuvre dans les programmes qui créent les images, mais surtout, elles nous projettent dans un autre espace. Cet espace est autre en ceci qu'il nous présente une autre image du monde, c'est-à-dire ce que l'on pourrait percevoir si l'on acceptait de regarder le monde avec les « yeux » que les appareils nous offrent sans leur imposer de retranscrire une seconde dans un code déjà connu et adapté à nos habitudes perceptives, les résultats de leurs calculs.
Un tel espace est symbolique en ceci qu'il se donne à travers des images qui sont elles-mêmes le résultat d'une traduction nouvelle de la réalité par des programmes dont la dimension quantique et ludique n'est pas masquée. Le jeu et le nombre sont donc ici assumés et affichés en tant que tels. Il se trouve que cela transforme l'image au point de la faire ressembler non plus au réel devenu image mais à d'autres images d'un réel inaccessible qui ne sont pas produites pour entrer dans le jeu social des ressemblance sans fin mais pour ouvrir la perception à de nouveaux paysages, ceux du cosmos.
En assumant la dimension essentielle du jeu et du hasard, la dimension quantique qui est au coeur de tout programme, ces images viennent à nous moins par leur aspect esthétique que par leur aspect informatif. En fait l'information se présente à travers l'aspect esthétique, si l'on entend ici par aspect esthétique de ces images, la prise en compte du fait qu'elles ne répondent pas aux critères de la perception calculée selon les normes supposées de la perspective. L'information, cette « combinaison improbable d'éléments » comme la définit Flusser (10), ne concerne plus une dimension cachée du visible mais la présentation du connu à travers le prisme d'un programme adapté à la présentation d'aspects inconnus de l'univers. C'est comme si ces arbres étaient vus non pas de Sirius, mais bien comme si chaque arbre était Sirius, entendons une planète, une étoile ou mieux encore une galaxie.

Vide et ventre
La pensée se lance vers l'inconnu en suivant les voies chaotiques que dessine par ses sauts et ses replis, le jeu de la métaphore. Un tel mouvement d'avancée ne peut exister sans effets de retour. L'émetteur, celui par qui des signes ont été lancés dans l'espace, voit revenir à lui des signaux qu'il lui faut déchiffrer. À ceci près que le décodage comme l'encodage sont à l'oeuvre dans les appareils, excluant ainsi du jeu celui qui croit encore en l'avenir de la prophétie, l'homme. Il lui est cependant impossible de renoncer, aussi bien à ses croyances qu'à ses erreurs, d'autant qu'une interprétation précise de sa situation pourrait lui faire entrevoir l'absence d'issue dans le labyrinthe de ses peurs. Aujourd'hui, il n'y a ni dieu ni homme pour montrer le chemin ou le suivre, mais une sorte de tourbillon indécis qui se forme en ce moment où l'histoire se plie et se tord, s'enroulant sur elle-même comme « un serpent qui danse / Au bout d'un bâton »(11).
Il faut sans doute le dire autrement. Le monde n'est pas indéchiffrable, il est devenu irreprésentable, piégé qu'il est par des textes qui s'ils tentent de l'expliquer semblent dans le même mouvement le rendre irreprésentable. En fait ce sont ces textes qui sont irreprésentables. En effet, comment représenter par des images la théorie de la relativité par exemple ? De plus, « puisqu'en dernière instance, tous les concepts signifient des représentations, l'univers scientifique, irreprésentable, est un univers « vide »(12).
Ce vide n'est pas un néant mais correspond à une sorte de situation de crise de la pensée. Il est le résultat d'une impossibilité devenant majeure au moment où l'histoire se plie sur elle-même, le fruit d'un moment de l'évolution humaine. C'est de ce vide que s'empare le travail de Basserode, c'est à ce vide qu'il fait face, à ce vide qu'il nous confronte.
En fait, d'un tel vide, on pourrait dire qu'il se forme dans le creux du pli de l'histoire en crise. Ainsi, ce n'est plus, comme déjà les toupies nous le donnaient à penser, à partir de la linéarité de l'écoulement du temps qu'il faut chercher comment « agir » cette situation, mais bien par une sorte de forage transhistorique et de jeu d'associations entre des strates temporelles sans lien apparent. Seule une telle méthode peut permettre de comprendre cette époque que, suivant en cela Vilém Flusser, on pourrait nommer la posthistoire.
Il nous faut entendre ici par vide quelque chose qui se rapprocherait autant qu'il est pensable d'une approche quantique du vide. « Du vide on dira, maintenant de manière affirmée, qu'il est l'état minimal d'être, l'état d'énergie minimum du système de champs qui constitue le monde.../...c'est, comme nous n'avons cessé de le marteler, un océan de particules virtuelles.../... Paré de sa définition, le vide dispose des deux vertus, relationnelle et ontologique (quantique et cosmologique). La première en fait l'administrateur admirable du microcosme et la seconde l'élargisseur de l'espace.. »(13). A ce vide, à cet imprésentable, Basserode tente de donner non pas une forme, ce serait par trop contradictoire, mais plutôt l'esquisse d'une architecture ou mieux il tente de nous montrer que l'irreprésentabilité du texte scientifique, peut être dépassée.
Hubble, la dernière oeuvre de Basserode, est un squelette de baleine stylisé. L'enjeu n'était pas de reproduire un squelette jusque dans ses plus infimes détails mais bien de mettre en avant une présence singulière. La baleine est plus ancienne que l'homme de quelques millions d'années et un tel squelette peut être compris comme une structure antéhistorique, une sorte de demeure impensable et pourtant fantasmée comme en témoigne l'histoire biblique de Jonas par exemple.
Le propos de Basserode n'est pas de produire un commentaire sur la baleine, mais bien d'utiliser une forme pour révéler les impacts actuels d'une réflexion tant du point de vue de ses prolongements formels purs que de ses prolongements signifiants en relation avec ce que nous avons appelé l'expérience vitale.
La baleine ainsi stylisée est donc avant tout une architecture ou plus exactement une sorte d'abri ou encore de matrice, c'est-à-dire une structure évoquant le devenir plutôt que ce qui est figé.
Dans une oeuvre ancienne, un vrai squelette de sanglier dans lequel une sorte de mémoire de ses trajets effectués durant sa vie d'animal sauvage était présentée par une structure articulée, l'enjeu était bien de mettre en relation la forme corporelle et la vie même de l'animal. Basserode établissait une relation entre mort et vie qui tentait de proposer une synthèse prospective du mode de vie animal.
Avec Hubble, ce que Basserode nous donne à voir relève d'une approche quantique de l'univers et de la vie. En effet, le squelette de sanglier était un véritable squelette. Celui de la baleine est stylisé et réalisé en bois mais il s'inscrit dans l'espace réel comme une métaphore de l'évolution en ses aspects les plus cachés. Avec cette baleine, Basserode nous propose bien de regarder ce qui se passe dans un ventre mais dans un ventre qui engendre sous nos yeux, non des petites blaeines mais de nouveaux types de formes répondant à des agencements virtuels. L'enjeu de cette oeuvre est de tenter de nous donner à comprendre ces nouveaux agencements au-delà même des formes qui ici les présentent.

L'homme tel Jonas
D'une certaine manière, l'homme est absent ou plus exactement exclu d'une telle approche de l'univers au sens où, dans une vision quantique du monde, il ne peut plus prétendre occuper la place centrale de l'édifice à travers lequel jusqu'ici, il a tenté de faire tenir le monde. Il n'est plus au centre de l'édifice de la représentation ni d'ailleurs sujet de la représentation mais bien cet être qui, pour continuer d'exister dans un monde qui se révèle tout simplement indifférent à son existence, doit transformer la vision qu'il a de ce monde au point de tenter de se le figurer avec les yeux de la cellule ou de la super nova. Ce n'est d'ailleurs plus de monde dont il faut parler mais bien d'univers, et cela au pluriel. Quant à cette indifférence, elle est celle qui gouverne le mode d'existence des appareils que l'homme pourtant a inventés. Il ne faut voir là aucun drame. On se souvient de l'annonce de la mort de l'homme après celle de la mort de dieu. Cette mort signifiait la perte de leurs prérogatives respectives dans le champ de la pensée et donc la nécessité d'inventer de nouvelles manières de penser mais en aucun cas la fin de la pensée.
L'art dans ses pratiques contemporaines n'échappe pas à ce type de questionnement. Il peut soit se situer dans le champ de la réflexion, au sens du miroir et renvoyer à une société malade ses peurs et ses phantasmes voire même ses interrogations, soit se situer dans le champ de l'invention et proposer à cette société non plus de nouveaux objets mais de nouvelles manières de voir et surtout de nouveaux paradigmes.
C'est donc en prenant en compte cette double mort de l'homme et de dieu qui se traduit par le constat de cette indifférence de l'univers pour l'homme, que l'on peut inventer un nouveau regard. Une telle position n'est cependant pas aisée à tenir, car cette indifférence de l'univers pour l'homme est source d'une peur qui pour rester le plus souvent non dite n'en affecte pas moins la pensée. Pascal plus que d'autres fut sensible à cette situation qui écrivait dans les Pensées, « Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraye »(14). Il questionnait aussi la place de l'homme dans l'univers, comme en témoignent ces phrases : « Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini ? .../... Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l'univers visible, mais l'immensité qu'on peut concevoir de la nature dans l'enceinte de ce raccourci d'atome, qu'il y voie une infinité d'univers, dont chacun a son firmament ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible.../... Qui se considérera de la sorte s'effraiera de soi-même... »(15).
Ce que Pascal évoquait ici, en fait à propos de l'infiniment petit, vaut aujourd'hui tout autant pour l'infiniment grand. C'est en tous cas dans une telle perspective que se situe le travail de Basserode. C'est sans doute cette peur originaire qui en confinant la pensée dans le déjà connu s'oppose de son inertie de dinosaure à l'invention de nouvelles manières de penser.
Deux textes viennent immédiatement à l'esprit lorsque l'on évoque la baleine, Moby Dick d'Herman Melville et Jonas le texte de la bible. Autant, avec Hubble, la sculpture installation de Basserode, on est loin de l'univers de Moby Dick, autant on est proche, par contre, de celui de Jonas. En effet, ce texte est porté par une interrogation puissante dans laquelle ces deux protagonistes que sont dieu et l'homme semblent se retirer l'un et l'autre de la scène et la laisser en quelque sorte vide, préfigurant ainsi la situation de l'homme quelque deux mille cinq cents ans plus tard. Mais ce récit se situe avant que le silence ne s'instaure, lorsqu'il y a encore rencontre et confrontation. La première est la voix qui ordonne à Jonas d'aller porter sa parole à Ninive. Suite à son refus d'accepter son rôle de prophète, dieu va donc s'adresser à Jonas par signes. Il y aura la tempête, les sorts et la baleine. Ce dernier moment est exemplaire d'une relation ambiguë puisque c'est, cette fois, Jonas, la voix humaine qui s'adresse à dieu, ne pouvant plus ni le fuir plus avant, ni ignorer sa puissance.
Le texte dit : « De la matrice de la mort j'ai appelé tu as entendu ma voix »(16). Le ventre est donc ici matrice de la mort, mais il n'est que la matrice de la mort, si l'on peut dire, et non le lieu même de la mort. Et c'est à travers cette nuit, cet infini imprésentable ce cosmos invisible qui enferme et protège, que la connexion s'établit avec dieu.
En choisissant ne pas recouvrir l'ensemble du squelette de baleine et ainsi de le cacher mais de le laisser vide et ouvert tout en recouvrant les divers éléments qui le composent d'images du cosmos, de traces du Big-bang, ce vêtement qui pour nous enveloppe la nuit de l'univers, Basserode ne fait pas seulement un choix formel, celui de montrer l'élan architectonique d'une forme antéhistorique, mais un choix relevant de l'expérience vitale proche de celle de Jonas. Il nous dit que l'essentiel est cet étrange élément qui à la fois sépare et relie, protège et sauve, ouvre sur l'inconnu et sur le monde intérieur.
« Et Dieu dit à Noé : La faute de toute chair est devant ma face.../... Fais-toi une arche d'arbres de gopher. Tu feras l'arche en cellules et tu la couvriras de kapper, d'une couverture isolante, au-dedans et au-dehors »(17) En choisissant de donner au kapper non plus la seule couleur noire de la poix mais celle, noire et lumineuse d'une super nova, Basserode tente d'attirer notre attention sur ce phénomène complexe qui nous lie à ce qui aujourd'hui d'une certaine manière a pris dans nos esprits la place de dieu, le cosmos. Le cosmos n'est plus le monde sublunaire d'Aristote, ni même le ciel rempli de perfections géométriques et mécaniques de Copernic mais bien quelque chose que nous ne voyons pas à l'oeil nu et que seules les sondes interstellaires comme Hubble ou les télescopes les plus puissants nous révèlent. Ce monde est fascinant parce qu'il est peuplé de ce qui pour nous a des allures de monstres. Par ce geste artistique, Basserode réussit à nous rapprocher de cet inconnu, non pour nous en montrer la seule magie par la force des images, mais bien pour nous en faire comprendre la fonction. Le ciel est notre poix, le ciel est notre kapper, il est cette peau qui nous enveloppe tout en nous séparant de nous-mêmes. Il nous renvoie à notre humanité et nous sépare de notre présent mais nous relie à ce « non temps » qui est celui de l'univers lorsqu'on l'envisage à partir de mesures humaines, et désormais, il nous sépare de ce que l'on nommait dieu, le grtand absent de ce ciel quantique et nous rapproche de nous-même, de cette part de nous-mêmes qui nous reste aussi inconnue que le ciron de Pascal.
Ce squelette de Baleine dont les os sont transformés en avenues du ciel agit donc comme un révélateur. Il est en effet à la fois l'arche, la maison, une maison dont la structure relève d'un temps non humain et la poix représentée ici par ces images de cosmos collées sur ses os. Ce n'est pas directement un abri mais bien une sorte de modèle, de structure, de matrice qui dans sa complexité représente la possibilité d'un monde autre. Nous touchons ici au point où la matrice de la mort peut se transformer en matrice de la vie.


Le jeu de boules de l'espace
Matrice de la vie, ce squelette de baleine l'est dans la mesure même où il concentre en lui cette dualité prospective qui permet d'associer, d'unir, d'unifier même ce que nous avons trop artificiellement séparé depuis trop de temps, la demeure et le ciel. C'est bien la poix utilisée ici qui est le facteur unifiant, si l'on s'accorde à voir dans ces images du cosmos collées sur l'architecture même de l'arche ce liant qui en plongeant la structure dans la matière la plus insaisissable et la plus absolue, interdit de les distinguer arbitrairement.
En fait ce dont nous devons nous rendre compte, c'est que cette baleine est une métaphore de notre situation dans l'univers. Une forme vide, telle nous-sommes et cette forme est peut-être l'incarnation de notre pensée ouverte sur l'inconnu et pourtant enveloppée dans cette poix, cette nuit, cet infini. Ce que nous dit donc Hubble, c'est non seulement que la pensée est relation mais bien plus encore que cette relation s'établit non avec un être inconnu qui nous dirige mais à partir de la relation même comme va-et-vient entre l'inconnu et le connaissable.
C'est pourquoi on voit, peuplant ce vide quantique, des formes rondes qui sont comme des globe terrestres et qui peuvent aussi bien représenter une planète, un fragment de cosmos qu'un atome. Il n'y a pas, sur le plan de l'art, à distinguer entre l'infiniment grand et l'infiniment petit. Le paradoxe que relevait Pascal est en train de s'effacer au profit d'une conception dans laquelle la relation prévaut sur la distinction. Ces d'atomes sont donc bien à comprendre comme étant des représentations, aussi irréaliste cela soit-il, de ces cellules virtuelles qui peuplent le vide quantique . Elles constituent, ces boules parfois blanches parfois couvertes elles aussi d'images cosmiques, les briques es constructions de l'avenir. Il faut entendre ici aussi bien les constructions réelles, celles du vivant comme celles que nous permet de réaliser la technique, que les constructions mentales et intellectuelles.
Ce que ces globes évoquent, c'est donc l'immense jeu de boules qui constitue le vivant dans lequel l'aléatoire a force de loi et où les rencontres de hasard peuvent être bien plus constructives que n'importe quelle relation déjà instaurée, limitée tant dans ses attendus que dans ses résultats réels. En regardant cette baleine, nous faisons face à cette part de nous-même que nous avons trop bien appris à négliger, au nom de l'ordre, de la productivité, du respect des règles, du conformisme social.
L'art est ce domaine où de tels écarts à l'équilibre peuvent et doivent être mis en oeuvre. On peut les dire métaphoriques et utiliser ce mot avec une connotation péjorative et méprisante. Il n'en reste pas moins que la métaphore est le seul moyen dont les hommes disposent pour s'aventurer dans l'espace, dans l'inconnu, celui des mots comme celui des formes. Cet inconnu reste celui de la grotte de nuit qui les abrite et leur fait peur. Il fut autrefois le trou qui mène vers les entrailles de la terre. Il est aujourd'hui cette immense voûte peuplée désormais de ces monstres sans pitié qu'on appelait ciel et que l'on nomme cosmos.
Cette oeuvre de Basserode est donc bien un navire spatial, métaphoriquement parlant. Fruit de la technique et matrice biologique, le mixte qu'elle incarne est notre avenir, celui, en tous cas, de l'humanité. Basserode nous invite avec Hubble à ne pas renoncer à cette puissance de la métaphore, à cet élan de l'invention, à cette fonction de l'art qui est d'inventer des formes, c'est-à-dire de rendre visible ce qui jusqu'ici était resté non vu, non perçu. Il nous envoie littéralement promener, ce qui veut dire qu'il nous pousse à nous projeter dans l'impensable, ce domaine auquel s'attelle la pensée pure. C'est aussi sur l'avenir sans limite qu'il nous ouvre la porte, celui sans lequel jamais la vie n'aurait pu s'inventer, celui que nous avons sans doute part trop oublié et que, grâce à de telles oeuvres nous ne pouvons plus affecter d'ignorer qu'il existe, vide peuplé de spectres virtuels qui sont comme les formes à venir de nos rêves les plus insistants.

Jean Louis POITEVIN, 20 juin 2005
Texte paru le catalogue "Hubble", édité par Le Parvis centre d'art contemporain et Un, Deux...Quatre Editions, 2005
Translation - Wrapped in sky skin

1- Robert MUSIL, Essais, Ed du Seuil, Paris 1978, p. 83.
2- Idem.
3- Joseph Brodsky, Discours Nobel 1987, in Loin de Byzance, Ed. Fayard, Paris 1988, p.435.
4- William Shakespeare, Hamlet, XXX
5- J.G. Ballard, Crash, Préface à l'édition française, ed. Denoël, Paris 2005, p.8.
6- Charles Baudelaire, Bénédiction, in Les Fleurs du Mal, Col. Poésie, Ed Gallimard, P.
7- Bernard Stiegler, Philosopher par accident, Ed. Galilée, Paris 2004, p. 73.
8- Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, Ed PUF, Paris 1971, p.63.
9- Vilém Flusser, Pour une philosophie de la photographie, Ed Circé, Belval, 1996, p. 33.
10- Op. cit., p 87.
11- Charles Baudelaire, Les fleurs du mal, Coll. Poésies, Ed Gallimard, Paris 1972, p.58.
12- Vilém Flusser, op.cit, p.13.
13- Michel Cassé, Du vide et de la création, Ed Odile Jacob, Paris 2001, p168/169
14- Pascal, Pensées, oeuvres complètes, col. L'intégrale, Ed du Seuil, Paris 1963,p. 528.
15- Op. cit., p.526.
16- Henri Meschonnic, in Jona et le signifiant errant, Jona, traduction du texte biblique, Coll. Le chemin, ed Gallimard, Paris 1981, p16.
17- La Bible, Genèse, 6-13-14, in Jonas traduction et notes de Jérôme Lindon, Ed de Minuit, Paris, 1955, p. 23.
18- Op. cit., p.61.



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