Solange TRIGER 

Le lieu essentiel de mon travail artistique est la peinture : il m'a toujours semblé que ce vieux médium qui a rendu visible les premiers gestes de la représentation magique de l'humanité et accompagné son histoire jusqu'à aujourd'hui, était un fonds inépuisable, une réserve non seulement d'images du monde mais aussi de questions infinies sur leur mise en oeuvre et leur fonctionnement symbolique.
L'histoire des 2 derniers siècles est aussi celle d'une crise majeure du médium confronté au développement des sociétés industrielles, des moyens mécaniques de fabrication des images puis de leur prolifération dans le cadre des technologies accompagnant la société consumériste globale. Si cette crise a pu être décrite sous l'angle d'une obsolescence programmée de la peinture - du mutisme de l'abstraction radicale à la déconstruction physique du tableau - il me semble au contraire, à cause même de ces conditions extrêmes auxquelles elle a touché, que la peinture reste un champ expérimental d'une richesse mémorielle incomparable et qu'elle peut être la source, à l'époque du flux à haute fréquence des images dont nous sommes éblouis, d'une méditation active sur le ralentissement nécessaire de leur vitesse médiatique.
Il s'agit en effet de questionner la complexité des opérations matérielles et symboliques des images "qui nous regardent" pour paraphraser G.Didi Huberman, c'est-à-dire qui nous permettent de recaler notre perception dans l'ordre d'une contemplation stimulante pour l'esprit et non dans celui d'une fascination sidérée.
C'est pourquoi ma recherche est placée sous le signe de la "reprise", (série des Paysages, 1991-2004-2008, série des Tournesols, 1998 et des Fleurs, 2000-2004-2011) au sens où ce mot inscrit une médiation historique des gestes et des formes déposés dans l'histoire de la peinture mais aussi une confrontation à des solutions inédites en terme de processus de conception, de combinatoires techniques et de manipulations des signifiants matériels et formels du médium (série Surabaya, 2012 et série des Fleurs marocaines, 2012).
Ce travail de réflexion comprend évidemment des excursions nombreuses hors du champ propre de l'activité picturale. Il convoque les ressources documentaires du web aussi bien que les manipulations numériques de l'image, pour revenir en fin d'élaboration le plus souvent au tableau comme lieu des synthèses formelles qui soutiennent la construction de l'image peinte et la réalité physique du médium (série War, 2014 et série en cours Le département des aigles, 2015).
Quelquefois ces excursions hors peinture me permettent aussi de travailler des images prélevées dans le vaste champ des medias et des archives numériques (édition du livre Vols, 2008 ; série Sad paradise pour le catalogue de l'exposition Smiled , 2012), pour évoquer par le biais de l'édition une autre réalité de la mémoire rattachée à des souvenirs qui croisent l'histoire personnelle et la grande histoire ; il s'agit alors d'une traduction formelle dont la feuille de papier devient le support privilégié.

Solange Triger
2015




Entretien Robert Bonaccorsi - Solange Triger
Villa Tamaris, 16 septembre 2008.

La peinture comme biographie souterraine.
La présence sur la couverture du catalogue, d'une photographie de mon enfance en compagnie de mes parents, est liée à mes racines. Je suis née au Maroc et je possède une culture un peu inventée. J'ai des racines sur cette terre et puis d'autres, européennes, transmises par mon père sur fond de deuxième guerre mondiale et si je me retrouve aujourd'hui ici à Toulon au bord de la Méditerranée, ce n'est pas complètement par hasard. Cette photo représente tout à la fois mes parents et le Maroc. Je ne revendique pas de façon formelle cet aspect biographique, il est sous-jacent. Le paradoxe existe, comme une tension qui fait que je peins et que je continue à peindre. Je suis vraiment dans la peinture mais je n'arrive pas à me dire que je suis peintre. La peinture reste une nécessité qui se refuse, un espace que je ne connais pas, que je vis intimement et qui me reste étranger. Pour moi la peinture vient de là, comme un processus, la peinture se nourrit d'elle-même avec un rapport complexe au réel. Par exemple, je réalise une peinture et après coup, le réel vient me confirmer l'intuition des couleurs. Dans la série des fleurs, l'approche de la couleur est assez éclatante, et en retournant au Maroc, j'ai découvert sur les portes et les murs d'un petit village des roses fuchsia ou des oranges très vifs, couleurs quotidiennes de la réalité qui valident mes choix à posteriori. Il y a une présence, un attachement à la nature, aux paysages, aux éléments physiques, sensuels, à la lumière, quelque chose qui ne relève pas de la peinture de chevalet mais d'un rapport physique. J'ai compris en Allemagne quelque chose à propos de la lumière, à un moment donné où il faisait extrêmement gris et pourtant la lumière était présente. C'est cela qu'il faut arriver à créer dans une peinture, à montrer quelque chose qui va donner une tension sans pour autant tomber dans la démonstration.

La peinture comme combat.
La peinture a été pour moi une nécessité vitale à partir du moment où j'ai décidé de m'exprimer, de me confronter avec elle. J'emploie le terme à dessein parce qu'il s'agit d'un acharnement. Tout cela est venu relativement tard, vers 27 ou 28 ans, et à partir de là, j'ai vécu cette pratique comme un engagement, un combat à tel point que j'en suis sortie il y trois ou quatre ans complètement épuisée. Ma peinture n'est pas agressive mais recèle une violence interne, qui tente d'aller à l'essentiel sans pour autant revendiquer la chose. Sans aucune forme d'arrogance. Je décide pour une raison qui peut être complètement anecdotique de faire une série sur un thème, en toute liberté, sans revendication préétablie. Le propos peut aussi, à un moment donné, devenir “politique” sans ostentation. A Toulon, j'ai fait des fleurs et des tournesols pour une raison bien précise, quand le paysage municipal s'est terriblement assombri. La lumière contre l'ombre était la seule réponse possible pour moi, la plus juste, par la peinture et pour la peinture.

La peinture comme continuité.
Je crois qu'il y a une cohérence dans mon parcours, une continuité, avec des peintures plus ou moins mauvaises selon les séries. Ainsi, la première série que Jean Blanc a montrée à la Tête d'Obsidienne en 1989, sur le rugby, n'était pas forcément aboutie mais recélait déjà cette volonté, cet acharnement qui structure ma peinture. Et puis, les séries des Paysages, dans les tons de terre, d'ocre, de marron toujours au Fort Napoléon, les Silhouettes et Contrepoints à la Villa Noailles à Hyères se sont succédées. Un regard rétrospectif montre une logique avec des séries dont je suis sûre : les Silhouettes, les Fleurs, les Banquises. Et la couleur arrive, la forme apparaît, puis disparaît. On discerne une continuité et un aboutissement.

La peinture comme série et découverte.
L'idée de série se met en place naturellement. Par exemple, durant la période où j'étais dans l'impossibilité de réaliser une toile de plus, j'ai pris un paysage, je l'ai basculé de l'horizontale à la verticale et j'ai commencé à travailler sur les silhouettes. La déclinaison permet de changer les choses et de retrouver tes idées sur la lumière, la forme etc... Tout cela implique une régularité dans le travail, je vais tous les jours à l'atelier tout en me disant que je ne suis pas peintre, et pour cela il faut que je travaille. Découvrir l'une de mes oeuvres sur un mur me paraît toujours mystérieux, magique tout à la fois proche et étranger. La peinture m'enchante perpétuellement, par sa pratique et sa vision dans les expositions, musées, galeries... Le fait d'être enseignant m'a appris à avoir un regard différent sur des oeuvres, d'être capable de les regarder et de les analyser au-delà de la subjectivité immédiate, du jugement abrupt et sans appel.

La peinture comme mémoire.
La villa Tamaris produit l'exposition dans sa totalité. Je présente donc des oeuvres inédites articulées en trois séquences. Une partie autour de la mer, Méditerranée, une autre sur le ciel, puis une série de crânes et de portraits, thème que je n'avais jamais abordé. Deux ou trois jours après la mort de mon père, j'ai réalisé son portrait de façon très spontanée, presque instinctive. Ce premier travail a déclenché la série. Ces portraits sont ceux d'amis disparus qui se rapprochent du dessin et qui donnent à ma peinture une dimension de plus en plus fictionnelle. Une fiction prenant ses distances avec la réalité. J'ai fait ensuite le portrait de Georgette, la mère de Gérard Alary en connaissant le travail qu'il avait entrepris sur son rapport à la maladie d'Alzheimer. J'ai toujours pensé que la peinture traduisait des images enfouies dans notre mémoire, mémorisées peut-être depuis notre naissance, notre enfance et qui rejaillissaient sous une forme ou sous une autre comme des concepts visuels. Mon premier souvenir d'enfance, je devais avoir deux ans, est un sol de cailloux, de graviers blancs éblouissants. Je trouve déjà en 1985, dans un cahier de recherches, un questionnement sur le blanc qui va vraiment prendre forme avec les Banquises, se poursuivre avec Méditerranée et les Portraits. Ce rapport au blanc est sans doute lié à cette première image mentale. Enfant, lorsque je ne comprenais pas un mot, je me fabriquais une image pour tenter d'en saisir le sens. Ce processus est à l'oeuvre dans la création. Intuitivement, je me dis que la mémoire, les images, la couleur, se trouvent intrinsèquement liées. Tout cela, dans un rapport au temps, du temps qui aplanit la durée pour faire rejoindre le passé, le présent et le futur. Le temps comme processus, comme mouvement par la couleur, la lumière, le rapport physique à la toile. J'adore lire les comptes-rendus des chercheurs, des astronomes, physiciens qui parlent du temps de façon extrêmement intéressante. Ils évoquent les Âges sombres, ceux des galaxies nées il y a plus de treize milliards d'années, et qui émettent une lumière rouge, spécifique, d'avant l'histoire. Le temps et l'espace se rejoignent. Pour le peintre l'espace de la toile est aussi celui du monde.

La peinture comme référence.
Les Âges sombres, peuvent renvoyer à une tradition romantique. Mon histoire de la peinture est liée à l'Espagne, à Goya bien sûr et à beaucoup de peintres qui n'ont pas de rapport direct avec mon travail. Je pense à l'émotion ressentie à la vision de l'exposition de Caspar David Friedrich il y a 2 ans à Essen. Entre classicisme et romantisme, sa peinture est une pure fiction, une géométrie de l'espace, une construction. Je me demande si la peinture n'est pas liée aux mathématiques, avec une équation de départ dont on doit trouver la solution. Turner, également m'a beaucoup influencé. J'adore aussi les peintres allemands comme Richter et Polke. En fait, j'aime des artistes qui ne me ressemblent pas, par exemple, les hyperréalistes.






The "Sunflower" series began in 1997 out of the need to cast a ray of light on Toulon and follows the series "Silhouette and counterpoint", paintings in which the x-ray like transparency of a body is confronted with a black and white formal counterpoint, on which appear the structure of the frame and the bones of the body.
With the sunflowers I take on light/color and gesture in a more radical way. The flower is treated frontally and its round shape takes up almost the entire space of the canvas. A very diluted yellow butts up against the sky blue of the square canvas's corners. The flower's dark heart concentrates the tension and balance of the gaze.
The superimposition of multiple yellow picture planes sets the tone between appearance and disappearance and underscores the paradox of painting (?), which will always be something other than what it truly shows.
It's this very ignorance which I must grasp.

The yellow's light cast outside of the canvas renders it blurry, like a halo.
My painting is there as well, in a moving space, hovering between the focused and the blurred, between attraction and repulsion. The heart of the flower comes last, like a shadow to the painting; the dark center of light, the stain.

With the "Flowers" series and the appearance of new forms, the expanses of sky blue become ever more significant. They work like cutout shapes and the pictorial tension they create raises new questions.

Painting is archaic. It is completely incongruous with today's world. It's this same incongruity which inspires me to keep painting.

Solange Triger, 2000



Techniques et matériaux


peintures à l'huile, réalisées parfois avec pigments et médium
peinture à l'acrylique
dessins à la mine de plomb, fusains, pastels gras
monotypes avec encre de gravure
oil paint, occasionally fabricated from pigments, acrylic paint, drawing with lead pencils, charcoal, oil pastels, monotypes with etching ink.
Mots Index


lumière / light
apparition
disparition / disappearance
ignorance
couleur / color
souffle / breath
fragments
champs de références


Voyages, littérature : nouveaux espaces, nouvelles formes, autres cultures
Journeys, literature : new spaces, new forms, other cultures
repères artistiques


La sculpture gréco-romaine / Greco-Roman sculpture
Lucas Cranach (dit l'Ancien) / (the elder)
Francisco Goya : Les peintures noires, les Caprices, les Désastres de la guerre / The Black Paintings, The Caprichos, The Disasters of War
Rembrandt
Caspar David Friedrich
Auguste Rodin
Henri Matisse
Sigmar Polke
Claude Lanzmann, Shoah
Peter Brook
Homère, Ulysse
Marcel Proust
La Méditerranée
Le Maroc / Morocco
La guerre / war
Les astro-physiciens / astrophysicists
L'Espagne / Spain
Raoul Ruiz
Les oiseaux / The Birds
Markus Lüpertz
Christophe, le chanteur / Christophe, the singer
Surabaya...
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