Magali LATIL 

La peau du temps

Si quelqu'un voulait représenter l'espace du regard tel qu'on doit le voir depuis les yeux, il lui faudrait rendre visible un bord interne, une sorte de peau intérieure, bref la paroi de la bulle aérienne. Représenter cette paroi invisible conduirait à faire apparaître une zone limite, analogue sans doute à celle qui, dans l'oeil, opère le retournement des choses extérieures en images intérieures - et ne faudrait-il pas dès lors considérer l'espace du regard comme l'équivalent, symétrique et externe, de l'espace du dedans ? En somme, un pré-intérieur...
Ce lieu est sensible quand le regard tente d'apercevoir son propre mouvement et découvre que la perception de son étendue volumineuse lui procure le sentiment qu'elle est un prolongement du corps. Pour peu qu'on ait senti cela, qui est de l'émotion et non pas de la vision, le problème n'est plus de représenter l'irreprésentable peau de la bulle, mais de trouver le moyen d'en exciter la présence.
La vue ne voit jamais que le visible, mais la surface du visible peut trembler comme un rideau au souffle de la chose cachée derrière. La vibration est moins enregistrée par la vue que transmise à l'espace visuel si bien que, soudain alerté, celui-ci devient attentif à la propagation d'un courant émouvant. C'est à peu près l'enchaînement que provoquent les chronopistes de Magali Latil. Les regardant, vous êtes devant une surface striée de filaments superposés dont l'empilement détermine une forme thoracique, laquelle vous retient surtout par un flottement, une transparence - une sorte d'élan retenu où vos yeux trouvent un accord très profond. Il n'y a rien là qu'un toucher visuel satisfaisant, et dans le temps de la même impression quelque chose de tout autre : une chose qui, à travers l'harmonie, établit entre vous et la surface contemplée une intimité si complète que vous voilà devenu son double.
L'hésitation à nommer ainsi ce phénomène vous conduit à vous rapprocher pour voir de près la composition des stries. C'est à chaque fois un mince dépôt d'enduit, tel un ruban irrégulier...Sur ce ruban apparaît une double rangée de traits verticaux et minuscules tracés à la pointe d'argent : ils ménagent entre leurs bords un chemin. Rien d'autre que ce presque rien, et le temps considérable qu'il a fallu pour aligner cette infinité de traits. Le temps n'est pas plus visible que l'espace : un détail peut nous rendre sensible sa présence. Chronos a laissé là son
empreinte ou sa piste. On ne le voit pas, Lui, mais on les voit, elles, et elles conduisent inévitablement à Lui.
Ce qu'on ne saurait voir, mais qui néanmoins est là, peut être offert à la perception par un détour - détour qui aménage dans l'espace une sorte d'écho visuel dont la résonance fait apparaître ce qu'on ne voit pas sans l'arracher pourtant à l'invisible. Toutes les oeuvres présentées, ici, par Magali Latil travaillent à créer, entre elles et nos yeux, un espace habité. L'apparition qui est là, imminente, a lieu finalement en nous sans se manifester devant nous. Mais ce "en" nous est aussi bien "devant" nous puisque l'oeuvre, dans le moment de son action, unit ce qui surgit d'elle et ce qui est reçu en nous de sorte que cette irruption brise la différence entre son dehors et notre dedans. Qui sommes-nous alors dans l'espace unifié ? Non plus des spectateurs sans doute mais les participants de la métamorphose qui, par l'expression, projette dehors notre dedans...

Bernard Noël, in Magali Latil, La tête d'Obsidienne/Art Contemporain, avril-juin 1999



Toujours problèmes d'espace, de bord, de limite, d'intérieur-extérieur.
Ces lieux - intérieur/extérieur - peuvent se confondre. La limite disparaît par le mouvement du regard et de la pensée. La pensée bouge par petits espaces et fait en quelque sorte coutures.
La question : "existe-t-il un intérieur, un extérieur ?" serait le point où - la couture se révèle ou s'emmêle, je ne sais pas.
Un travail qui demande du temps - qui appelle le temps - temps qui aurait une fâcheuse tendance à disparaître aujourd'hui pour l'individu. Par le temps je guette le moment où - la forme apparaîtra. Ça ne marche pas toujours, mais parfois un tremblement peut surgir par la perte du temps - une extrême présence (dans le faire) donne parfois l'absorption du temps puis, ce tremblement. (octobre 1999)
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Mon travail plastique se situe dans un espace étroit entre dessin et écriture : parfois, le geste, la posture de l'écrit se trouvent dans le dessin. De l'écriture "frappée" vient se joindre aux traits.
La pensée est visible et se construit par l'écrit, de même, est visible et construite par le dessin.
Mon travail de dessin serait une re-traduction de la première trace écrite. Ou plutôt, le mouvement de la pensée écrite essayerait d'être visible différemment par le dessin. Du dessin surgirait ce mouvement même, à l'instant de son apparition, "une parole qui ne parle pas, une parole silencieuse".

Magali Latil, notes d'atelier 1993/1999. Rapport Dessin/Ecriture/Couture


The skin of time
Wishing to represent the space of vision as seen from the eyes, one would need to make visible an internal border, a kind of internal skin, in short, the wall of an air bubble. To represent this invisible wall would lead to the appearance of a frontier space, analogous no doubt to the one in the eye responsable for transforming external images into internal images. Would one then not be obliged to consider the space of vision as the symmetrical, external equivalent, of the space within? In short, a pre-interior.
This place is discerned when the gaze attempts to perceive its own movement and discovers that the perception of its voluminous spread procures it the feeling that it is a prolongation of the body. As long as one has felt that which has to do with emotion and not vision, the problem is no longer to represent the unrepresentable skin of the bubble, but to find the means for eliciting its presence.
Vision never sees the visible alone. The surface of the visible can tremble like a curtain agitated by the breath of the thing hiding behind it. The vibration is not so registered by vision as it is transmitted to the visual space, and so well that, suddenly alerted, the latterbecomes attentive to the propagation ofa moving current. It is much like the succession provoked by Magali Latil's chronopistes. Looking at them, you are confronted by a surface of superimposed striated filaments, which when compiled determine a thoraxic form, which holds your attention with a certain floating quality, transparency -
a sort of restrained elan where your eyes find a very deep accord. There is nothing there save for a satisfying visual touch, and at the same time something altogether different accompanies this same impression : something which, through harmony, establishes an intimacy so complete between you and the surface contemplated, that you find yourself as its double.
Your hesitation in naming this phenomenon draws you in so as to see the composition of the striations from close up. Each time there is a thin deposit of coating, like an irregular ribbon...This ribbon bears a double row of tiny vertical marks traced in silver point : their border designates a path. Nothing other than thisalmost nothing, and the considerable amount of time required to align these infinite marks. Time is no more visible than space : a detail can awaken us to its presence.
Chronos has left his mark or his path. He can't be seen. But they, the marks, can be seen, and they inevitably lead to Him.
That which can't be seen, but which is there nonetheless, can be offered to perception by a detour - a detour which creates a kind of visual echo in space whose resonance allows that which can't be seen to appear without however tearing it away from the invisible. All the works here presented by Magali Latil
work to create an inhabited space between themselves and our eyes. The apparition which is there, imminent, finally takes plce within us without manifesting itself in front of us. But this "in" us is just as much "in front" of us since the work, in the moment of its action, unites what springs forth from it and what is received by us in such a way that the irruption shatters the difference between its outside and our inside.Who are we then in this unified space? No longer undoubting spectators, but participants in a metamorphosis which uses expression to project our inside outside...
Bernard Noël, in Magali Latil, La tête d'Obsidienne/Art Contemporain, April-June 1999


Always problems concerning space, the border, the limit, inside-outside.
These places -inside-outside- can become confused. The boundary disappears by the movement of the gaze and thought. Thought moves by tiny spaces producing something like stitches. The question "Is there an outside, an inside ?" would be the point where the stitching becomes visible or gets tangled, I don't know.
Work that needs time -which calls upon time- time which today has a bad habit of disappearing for the individual. Through time, I stalk the moment where the form will appear. It doesn't always work, but sometimes a trembling can arise from the time wasted -an extreme presence (in making) sometimes produces time's absorption, then this same trembling.(octobre 1999)
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My artwork situates itself in a tight space between drawing and writing : sometimes the gesture, the posture of writing can be found in the drawing.
"Shaky" writing joins the strokes.
Thought is made visible and is constructed through writing, and in the same way, is made visibleand consturcted by drawing.
My drawing activity acts as a re-translation of the first mark written. Or rather, the movement of written thought tries to be visible ina different way through drawing. This very movement would arise through drawing, at the moment of its appearance, "a word that does not speak, a silent word".
Magali Latil, studio notes 1993/1999. Relation between Drawing/Writing/Sewing






Techniques et matériaux


dessin : papier Arches, plomb, mines graphites, pointe d'argent, enduit, couture, écriture
drawing : Arches paper, lead, graphite pencil, silverpoint, coating, sewing, writing
Mots Index


vibration / vibration
temps / time
fragilité / fragility
air / air
champs de références


La littérature / Literature
La philosophie / Philosophy
La poèsie / Poetry
repères artistiques


Henri Michaux