Hazel Ann WATLING 

Entretien (FR/EN)
Anna Dezeuze / Hazel Ann Watling, Pointcontemporain, 2019



– Anna Dezeuze : Parmi les points de départ de cette exposition figurent deux histoires – The Owl and the Pussycat (Le Hibou et la minouchette) d’Edward Lear, et la fable d’Ésope (mieux connue en France dans la version de Jean de Lafontaine) sur le rat des villes et le rat des champs. Qu’est-ce qui t’a attiré dans ces histoires ?

Hazel Ann Watling : Je m’intéresse en ce moment à l’idée de croisements, qui ont « ce pouvoir d’enchanter », comme l’écrit Jane Bennett dans The Enchantment of Modern Life (L’enchantement de la vie moderne). L’émerveillement, selon elle, peut se retrouver dans les variations fluctuantes des formes hybrides.

J’ai appelé « traverse » cette exposition, et ce projet de résidence, parce que je me concentre sur l’idée de « voyager à travers ». De la même manière que nous traversons une histoire, nous voyageons mentalement ou spirituellement par les images.
Le Hibou et la minouchette et la fable du rat des ville et du rat des champs sont ancrés dans ma conscience sous la forme d’histoires et d’illustrations. Ils font partie de ma mémoire d’enfant, ce tissu qui m’aidait, et qui continue de m’aider, à trouver du sens – et du nonsense ! – dans le monde. Dans ces histoires, il s’agit toujours de traverser.

Ces histoires sont aussi liées à ma situation en ce moment, en résidence à la Galerie des Petits Carreaux. Saint-Briac-Sur-Mer est sur la côte nord de la France : en bateau, on est vite arrivé dans mon pays natal. C’est un endroit étrange pour moi, rempli de bateaux de luxe et de pelouses privées bien entretenues, parsemées de terres agricoles. La nature est sublime, elle est pleine de couleurs, le ciel et le coucher du soleil sont magnifiques. La campagne me rappelle le Nord-Ouest de l’Angleterre, d’où je viens, mais ici c’est beaucoup plus riche : c’est différent, nouveau.



– AD : Les deux histoires parlent de couples mal assortis, mais l’une finit en mariage, et l’autre par en séparation. Ces couples mal assortis sont-ils des métaphores de la relation entre peinture et numérique dans ton travail actuel ?

HW : Peinture et numérique sont des termes très vagues. La peinture est un champ expansible qui s’empare et assimile, donc elle a naturellement incorporé le numérique aussi. Pendant ce temps, le numérique incorpore la peinture par le biais de logiciels de peinture ou de la reproduction infinie des tableaux en tant que produits ou véhicules de distribution et de visibilité.

Il n’y a pas d’opposition binaire entre la peinture et le numérique. Ce qui est intéressant pour moi, ce sont les similitudes et les différences entre eux. J’essaie d’exploiter leurs caractéristiques, de voir comment elles se marient ou restent à l’écart l’une de l’autre.

Personnellement, je vois l’image numérique comme un élément d’une conscience/intelligence collective croissante. Qu’elle soit une photo que j’ai téléchargée ou que j’ai glanée sur la toile, c’est un élément d’un tout plus grand. En même temps, la peinture est un médium chargé qui nous donne un accès direct à l’histoire humaine, jusqu’aux civilisations des cavernes.

Je me suis d’abord intéressée à la peinture. Initialement, le numérique a été introduit sous la forme de collages de pages de magazines. Quand la technologie s’est mise à se développer, à travers les smartphones, les logiciels Photoshop et les réseaux sociaux, elle s’est ancrée dans ma vie quotidienne et dans ma pratique.


– AD : De quelles manières le numérique et le pictural dialoguent-ils dans ton travail ?

HW : C’est la réciprocité qui caractérise la relation entre le numérique et le pictural dans mon travail. L’un nourrit, ou réagit à l’autre. Parfois ils jouent des rôles différents, parfois c’est le même. Ma pratique de la peinture est absorbante – tout, dans ma vie ou mon environnement y est absorbé. Comme une éponge. J’imagine que c’est pour ça que j’utilise souvent une technique de tissu écru qui absorbe l’acrylique, l’encre ou l’impression numérique.

Je n’essaie pas de trouver la spécificité de la peinture ou du numérique. J’embrasse l’hybride, l’hétérogène. Je réfléchis à comment combiner l’impression numérique et la peinture. Par exemple, je peins directement sur des supports (produits commerciaux ou publicités) qui portent déjà un motif imprimé. Je commande aussi mes compositions numériques sous forme d’impressions par sublimation sur différents types de tissu avant de poursuivre mon travail sur l’image avec de la peinture ou de l’encre.


– AD : L’espace qu’ils partagent, c’est donc la surface de la toile ou du tissu ?

HW : La surface et le support me préoccupent énormément en tant qu’artiste. L’image tangible peut presque se faire oublier, ou être viscéralement présente. On peut voyager à travers l’image, comme une fenêtre, un hublot, un miroir. En même temps, la présence matérielle de la surface ou du support peuvent aussi se penser comme en termes de volume, de présence physique dans un espace d’installation.



– AD : La fable d’Esope explore l’opposition entre deux régimes économiques – le luxe capitaliste de la ville et la vie simple à la campagne. Si certaines de tes oeuvres semblent au premier abord faire allusion à la combinaison de violence et d’opulence que fuit le rat des champs, l’exposition dans son ensemble ne reflète pas cette polarité. Plutôt qu’un mode de vie « authentique », tes travaux invoquent les manières dont les fantasmes de la nature (que ce soit la mer ou la campagne) nourrissent aussi les économies capitalistes du désir, n’est-ce pas ?


HW : Je pense que l’opposition binaire entre ville et campagne nous est présentée par les informations et les perspectives politiques, comme un identifiant social. Mais la ville comme la campagne sont marquées par les différences de classe et de richesse. Une vie de campagne aisée s’oppose à l’expérience paysanne comme au mode de vie d’un citadin bobo ou sophistiqué qui s’oppose à celui d’un citadin sans emploi ou d’un SDF qui vit dans la rue.

Le capitalisme me contrarie, c’est quelque chose que je trouve difficile à comprendre ou à accepter, mais je le vis et je fonctionne avec. Le moteur de ma réflexion et de mon travail, ce sont les paradoxes de la condition humaine. C’est pour cela que je suis attirée autant par les histoires en tant que moyens d’organiser l’information et de s’orienter, que par l’abstraction moderniste de la peinture du color-field. Je perçois les champs de couleur et les lignes abstraits comme étant connectés, au-delà du particulier, à des forces qui nous dépassent.



– AD : Le kitsch est-il l’un des espaces où se produisent ces fantasmes – de la ville et de la campagne ?

HW : Une fois que l’idée de la ville ou de la campagne devient un objet d’exagération et de fantasme, on entre dans le domaine des histoires, des films, du cinéma, de l’illustration, du théâtre, de l’imagerie populaire… et du kitsch. Je vis dans un environnement dans lequel la présence et l’influence de la publicité kitsch s’imposent partout, qu’elle soit attirante ou repoussante. Les tensions créées entre l’imagerie populaire et l’esthétique ou les Beaux Arts tels que la peinture du colourfield animent une grande partie de mon travail.



– AD : Les frottements matériels entre peinture, images imprimées et tissus n’incarnent-ils pas les frictions entre réalité et fantasme ?

HW : Je pense que cette combinaison de matériaux différents, et le passage entre les qualités picturales et physiques offrent des possibilités riches et variées.
 
 
 
 
– Anna Dezeuze: Among the starting points for this exhibition figure two stories – Edward Lear’s The Owl and the Pussycat and Aesop’s fable (better known in France in Jean de Lafontaine’s version) of the town mouse and the country mouse. What drew you to these stories?

Hazel Ann Watling: I’m currently interested in the idea of crossings, which ‘have the power to enchant’, according to Jane Bennett’s The Enchantment of Modern Life. Wonder, she argues, can be found in the shifting variations of hybrid forms. I’ve titled this show and residential project ‘traverse’ in English, because I’m concentrating on the idea of ‘travelling through’. Just as we can travel through a story we can also voyage mentally or spiritually by using images.
The Owl and the Pussycat and the city/country mouse fable are lodged in my consciousness as stories and as illustrations. They are a part of my childhood memory, the fabric which once helped, and continues to help me make sense – or nonsense! – of the world. These stories are about crossing over.
These stories also relate to my actual situation in residence at the Galerie des Petits Carreaux. Saint- Briac-Sur-Mer is on the North coast of France, a boat ride away from my motherland. It is a strange place for me, filled with luxury boats and well-kept private lawns, interspersed by farming land. The nature is sublime, it is rich in colours, the sky and the sunset are beautiful. This countryside reminds me of where I originally come from, in the North West of England, but here it is much wealthier: it is not the same, it is new.



– AD: Both stories are about mismatched couples, but one ends in marriage, and the other in separation. Are the mismatched couples in these two stories metaphors for the relation between painting and the digital in your current work?

HW: Painting and digital are two very loose terms. Painting is an expansive field that assimilates or appropriates, so the digital has naturally become incorporated within it. Meanwhile, the digital incorporates painting through new paint software, or through the infinite reproduction of paintings as products, and as vehicles for distribution and visibility. There is no binary between digital and painting. What is interesting to me are the similarities and dissimilarities between them. I try to mine their characteristics, to see how they can be married, or how they can be kept at a distance from one another.
I personally see the digital image as a part of an ever-growing collective consciousness/intelligence. Whether it was a photo I uploaded or one I gleaned from the internet, it is one element of something bigger. At the same time, painting is a loaded medium that gives direct access to human history, dating back to cave-dwelling civilisations.
My interest in painting came first. The digital was initially introduced in the form of collages from magazine pages. As technology developed, through smartphones, Photoshop software and social networks, it became more anchored in my daily life and artwork.



– AD: In what ways do the digital and the pictorial interact in your work?


HW: I would describe the relationship between painting and the digital in my work as reciprocal. One feeds into or responds to the other. Sometimes they play different roles, sometimes they play the same. My painting practice is absorbent – everything in my daily life or environment is absorbed into it. Like a sponge. I guess that’s why I often use a technique of raw fabric which absorbs the acrylic or ink or the digital print.
I am not looking for the specificity of paint or the digital. I am embracing the hybrid/heterogenic. I think of how I can combine digital printing and the painted picture. For example, I paint directly on supports (commercial products or advertising) which already have a ready-made printed motif. I also order my own digital compositions as sublimated prints on different types of fabric before continuing to work on the image with paint or ink.



– AD: Is the space that they share the unifying surface of the canvas/fabric?

HW: The surface and the support are major considerations for me as an artist. The tangible image can be almost forgotten, or made very viscerally present. The image is something we can voyage through, it is a window, a porthole, a mirror. At the same time, the material presence of a surface or support can also be considered in terms of a volume, of its physical presence within an installation space. AD: Aesop’s fable explores the opposition between two kinds of economic regimes – capitalist luxury in the city and simple rural lifestyle. While some of your works appear at first sight to allude to the combination of violence and opulence that the field mouse flees, the exhibition as a whole does not reflect this polarity. Rather than an ‘authentic’ country lifestyle, would you agree that your works point to the ways in which fantasies of nature (whether the sea or the countryside) also feed into the capitalist economies of desire?



– AD: Aesop’s fable explores the opposition between two kinds of economic regimes – capitalist luxury in the city and simple rural lifestyle. While some of your works appear at first sight to allude to the combination of violence and opulence that the field mouse flees, the exhibition as a whole does not reflect this polarity. Rather than an ‘authentic’ country lifestyle, would you agree that your works point to the ways in which fantasies of nature (whether the sea or the countryside) also feed into the capitalist economies of desire?

HW: I think the binary between city and country is represented in our news and daily political views, as a social identifier. But both city and country are marked by class and wealth differences. Wealthy countryside life vs. a peasant’s experience vs. a city slicker’s lifestyle vs. a struggling unemployed city-dweller, or a homeless person living on the city streets.
Capitalism is something that antagonises me, it is something I find hard to understand or accept, and yet I live it and function within it. What drives my thinking and my work are the paradoxes of the human condition. This is why I’m drawn as much to stories, as ways of organising information and orienting oneself, as to the modernist abstraction of color-field painting. I see abstract colour fields or lines as connected, beyond the specific, to forces that exceed us.



– AD: Is kitsch one of the spaces in which most of these fantasies – of city and country - are produced?

HW: Once the idea of city or country becomes the object of exaggeration and fantasy, we enter into the realm of stories, films, cinema, illustration, theatre, popular imagery... and kitsch.
I live in an environment where kitsch advertising is powerfully present and influential, be it attractive or repulsive. The tensions created between popular imagery or aesthetics and high art such as color-field painting drive much of my work.



– AD: Would you agree that the material rubs between paint, printed photographs and fabric embody the frictions between reality and fantasy?

HW: I think this combination of different materials, and the shift between the pictorial and physical qualities offer wide and rich possibilities.
 
 
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