« Il y a quelques mois, par exemple », écrit Yves Klein en 1961 dans son Manifeste de l’hôtel Chelsea, « je ressentis l’urgence d’enregistrer les signes du comportement atmosphérique en recevant sur une toile les traces instantanées des averses du printemps, des vents du sud et des éclairs. (Est-il besoin de préciser que cette dernière tentative se solda par une catastrophe ?) Par exemple, un voyage de Paris à Nice aurait été une perte de temps si je ne l’avais pas mis à profit pour faire un enregistrement du vent. Je plaçai une toile, fraîchement enduite de peinture, sur le toit de ma blanche Citroën. Et tandis que j’avalais la nationale à cent kilomètres à l’heure, la chaleur, le froid, la lumière, le vent et la pluie firent en sorte que ma toile se trouva prématurément vieillie ». « Après tout », conclut-il, « mon but est d'extraire et d'obtenir la trace de l'immédiat dans les objets naturels, quelle qu'en soit l'incidence, que les circonstances en soient humaines, animales, végétales ou atmosphériques. »
En faisant le voyage, au début de l’été 2019, de Marseille à Nice pour aller au vernissage de l’exposition d’Adrien Vescovi à la galerie des Ponchettes, je pensais aux déplacements que ce dernier a régulièrement fait avec ses toiles roulées entre Paris et la Savoie, puis entre Paris et Marseille, et à ses grandes toiles à présent tendues face à la mer sur la Promenade des Anglais, exposées au vent et au soleil pour plusieurs mois, et à la formule d’Adrien que ses peintures ont pour fonction « d’enregistrer le paysage ». La peinture d’Adrien Vescovi est en effet une curieuse cuisine. Peintre sans rouleau ni pinceau, il cuit ses toiles dans des bains de décoction de plantes qu’il a récoltées au début dans les alpages savoyards avant de les tendre au vent et aux intempéries. « Penser le faire comme la confluence de forces et de matières, et non plus latéralement, comme la transposition d’une image sur un objet, c’est concevoir la génération de la forme, ou la morphogenèse, comme un processus », écrit l’anthropologue Tim Ingold. « Cela permet d’atténuer la distinction qui peut être faite entre organisme et artefact. »1 Les peintures de Vescovi, techniquement davantage teintures que peintures, sont donc le produit de différentes forces atmosphériques qui sont parties prenantes du processus mis en place par l’artiste. Un processus où la toile « charge » le paysage, ou plutôt se charge du paysage dans lequel elle est inscrite, dans une temporalité qui échappe partiellement à celle du « faire » et le partage avec un « laisser faire ». On pense alors à l’artiste Vivian Suter qui, après une tempête qui avait ravagé son atelier dans la jungle guatémaltèque et fouetté les toiles qui y étaient stockées de pluie, de terre, de feuilles, décida par la suite de laisser ses peintures à l’air libre et d’utiliser pour peindre ce que le paysage mettait à sa disposition de jus d’herbes, de fleurs et de plantes. Inclure l’aléa plutôt que de le combattre ou de s’en protéger. Les infusions de plantes dans lesquelles les toiles de Vescovi ont trempé et bouilli sont un bain révélateur, non pas dans l’obscurité du laboratoire photographique mais en plein air, où les toiles sont littéralement exposées, voire surexposées à la lumière qui va en accélérer le dévoilement. Insolation. Par association d’idées, je pense aux insolations de tissus pliés par Katinka Bock qu’elle laisse exposés à la lumière du soleil sur le toit des musées dans lesquels elle expose. Des processus qui ne minimisent pas la main de l’artiste, comme je l’écrivais dans un texte consacré au travail de Bock2, mais inscrivent des formes dans des temporalités qui lui échappent, rééquilibrant des forces entre celles de l’humain et de l’atmosphérique.
Les notions de révélation et de dévoilement agencent une phénoménologie matérialiste avec une forme inattendue de spiritualisme. La façon qu’a Adrien Vescovi de déployer ses toiles, cousues de façon à composer de larges pans colorés suspendus parfois superposés les uns aux autres, constitue un dispositif d’un étrange hiératisme. Est-ce dû au fait qu’outre la toile de coton, il utilise également comme support des draps de lit brodés et filigranés, morceaux de linge d’un autre temps évoquant des pans de chasubles ? Dans la galerie des Ponchettes, disposés comme dans une nef en larges lés de tissu libre en suspension entre lesquels le public circule, tandis que des bocaux remplis des décoctions colorées au sol dépassent des cordes qui courent le long des murs, se dégage l’impression d’un dispositif rituel voire liturgique, qui n’a néanmoins rien de confessionnel. On pense davantage aux Parangolés d’Helio Oiticica sur les plages de Rio de Janeiro, ou aux formations murales de toile colorée de Franz Erhard Walther que Vescovi a croisé régulièrement lors de ses visites au Mamco pendant ses années d’études. Autant de manières de rendre la peinture expérientielle, de lier de manière subsidiaire le corps vivant, en mouvement, avec la couleur, de produire un dépli, une extension du rapport frontal au tableau pour produire un environnement plus immersif dans la surface colorée, ce que confirme l’installation de Vescovi au Palais de Tokyo, où l’assemblage de toiles de plus de 5 mètres de hauteur suspendue forme une vaste tente que l’on peut traverser. Cette sorte d’abri défait la sensation de monumentalité, et comme pour les œuvres de Walther qu’un critique compara à des « géants endormis », on conférera à leur gigantisme et au silence que celui suscite une propension métaphysique et méditative plutôt qu’une forme de domination provoquant le saisissement. Le repli de la toile, créant abri, propose une immersion, une absorption, qui déjoue toute agressivité de la monumentalité.
La couleur chez Vescovi est impure, ni vive ni franche. Cette phrase est néanmoins probablement une assertion nécessitant d’être nuancée et révisée, car la dernière œuvre de Vescovi au Palais de Tokyo affiche des couleurs plus éclatantes qu’auparavant, qui évoquent étrangement les couleurs des paysages stratifiés des tableaux de Georgia O’Keeffe : couleurs de ciels, de déserts, de fleurs, en couches plus découpées qu’à l’ordinaire. Toutefois, les nuances de couleurs, dues à l’aspect expérimental des processus de Vescovi, sont généralement délavées, tachées, marbrées de manière à ne jamais se présenter comme des abstractions. Elles inscrivent les toiles dans une temporalité, et renvoient dès lors à l’humain, à son impureté, à sa finitude et sa vulnérabilité.
Il en va de même pour les toiles qu’Adrien Vescovi présente enroulées autour de barres d’acier dont la rouille bientôt pénètre et envahit le tissu. La référence à un antique manuscrit est difficilement évitable, mais c’est avant tout à l’invisible processus d’oxydation qui se prolonge imperceptiblement que Vescovi s’intéresse. Lorsqu’aux abords du Cyclop dans la forêt de Milly près de Fontainebleau, il dispose des toiles de coton blanc au sol, posées sur des rails d’acier, maintenues par des rondins de bois et des barres de fer, rapidement gonflées d’eau et couvertes de feuilles, il s’agit d’obtenir la trace de l’immédiat, la corruption des toiles immaculées par le temps et la météorologie, autre agencement entre monumentalité et vulnérabilité.
François Piron
1 Tim Ingold, Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture. Dehors, Bellevaux, 2017, p.61.
2 « Ses pas se résolvaient souvent en une simple façon de marcher, mais c’était encore de la danse », in Tomorrow’s Sculpture, ROMA, Amsterdam, 2019, pp. 165-170
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