Adrien VESCOVI 

Vues de l’exposition Turn off the lights, curated by Dorothée Dupuis, Institut Français d’Amériques Latines, Mexico, 2016

 
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354 x 244 cm

 

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Spring 2016
Vues d'atelier, Les Gets, juillet 2016
 

Entretien entre Adrien Vescovi et Dorothée Dupuis, Mexico City, 16 septembre 2016

Adrien Vescovi est un artiste français basé entre Paris et les Gets, Haute Savoie. Il développe depuis quelque années une pratique croisant problématiques de peinture et travail textile artisanal au sein d'oeuvres souvent monumentales, questionnant le format du tableau ainsi que notre relation au paysage et à l'idée d'abstraction. Pour la galerie de la Casa de Francia, il propose une installation en deux parties. Cinq “tableaux” de grande taille réalisés à partir de tissus travaillés par le soleil, la pluie et des décoctions de plantes locales dans son atelier de Savoie, côtoient une installation in situ dans les bassins en face de la galerie où des tissus sont mis à travailler, le temps de l'exposition, dans un jus de plantes et pigments locaux. L'exposition terminée, ils repartiront en France pour être inclus dans des œuvres futures de l'artiste, “chargés” du climat et des paysages de Mexico.

Tu es sorti diplômé des Beaux-Arts d'Annecy en 2006. Nous nous sommes rencontrés alors que j'étais directrice du programme de résidence Triangle France à Marseille en 2010. A cette époque tu faisais encore beaucoup de vidéo, de performance, d'installation, de dessin. La peinture n'était pas prépondérante dans ton travail. Est ce qu'on peut parler d'un tournant dans ta pratique, et quand le situerais-tu ?


Il y a eu un effet accélérateur dans mon travail à partir du moment où j'ai commencé à travailler le tissu. Mais les questionnements étaient déjà là, ils se sont juste installés et définis progressivement. Par exemple, dans certaines choses que je fais aujourd'hui je retrouve des manipulations que j'avais faites étudiant : je vidéo-projetais des objets sur des toiles, la forme n'était pas reconnaissable, et je la peignais en noir et blanc, assez brut : cette question de la lumière, de l'abstraction, j'ai toujours été intéressé par ça. Aussi, quand on s'est rencontrés à Triangle, je dessinais les “Aires de Jeu” (Vanishing point, 2010). Ca partait d'un truc fonctionnaliste, bien défini, et puis le dessin dérivait complètement. La peinture c'était toujours quelque chose que je regardais, même si je l'avais mis de côté. En 2012, j'ai repéré une façade de magasin en travaux, il avaient mis un grand tissu pour masquer la façade, qui s'est chargé au fur et à mesure de poussière, de saleté, de graffitis... les premières pièces textiles me sont venues de là.

Ce que je trouve excitant c'est que tu sembles avoir trouvé un protocole de travail – tu dis une “forme” – où tu es à l'aise, qui te permet d'être fluide dans ta production : et c'est quelque chose qui me semble indispensable à toute pratique artistique réussie, quelle qu'en soit le medium ou le sujet. En restreignant ta pratique à certaines questions spécifiques – tu as parlé de “questions de peintre” – de couleur, d'effets de composition, de format, de facture, tu inscris ta pratique dans une certaine histoire de l'art occidental et dans certaines discussions qui permettent d'évoquer la pratique avec précision. Daniel Dewar propose le terme “post-minimal” pour définir les pratiques tentant de questionner – et dépasser – la relation à l'objet d'art et à sa production proposée par le minimalisme dans les années 60 et 70. Le minimalisme a étendu les questions de l'espace pictural à l'espace en trois dimensions, introduisant une lecture moderne de l'objet en rapport aux moyens de production de l'époque, exposant par ricochet certaines problématiques sociales liées à ces modes de production : notamment la relation de l'art à l'idée d'artisanat, de savoir-faire. Comment rattaches-tu ta pratique à ces questions ?

Je suis quelqu'un de très formel : la forme est ce par quoi le discours en soi se crée. C'est ce qui m'intéresse dans le travail d'un artiste comme Reto Pulfer par exemple. Le travail c'est le processus, car souvent au final il ne reste quasiment rien, que des traces. Au début mes tissus étaient bruts. Un jour j'ai laissé deux grandes toiles en dehors de l'atelier que j'avais alors à Paris et ils se sont décolorés, créant un motif naturellement, lentement. Après plusieurs séries de pièces réalisées à Paris (Through, Twin Bubble Gum, Grey Memory, 2013/14), j'ai alors décidé d'occuper l'ancien atelier de menuiserie de mon grand père dans les Alpes pour le soleil, parce que les UVs sont plus puissants, le processus est accéléré. Lors de ma deuxième session de travail là bas, c'était l'automne : les arbres étaient jaunes, rouges, orange : c'était magnifique. Cela faisait longtemps que je n'avais pas passé l'automne à la montagne. C'est comme ça que j'ai commencé les décoctions : comme une idée super simple de faire des “jus” de ce paysage. Pour l'instant ça donne un marron générique : c'est un geste conceptuel, une idée, même si j'essaye d'élaborer des couleurs tout doucement. Je m'intéresse aussi progressivement à des couleurs naturelles produites ailleurs – je planifie d'aller en Inde prochainement – où aux possibilités offertes par certains minéraux, notamment en relation au paysage désertique qui est bien sûr une référence, notamment en relation avec l'histoire de l'art américaine des années 60/70 dont tu parlais avant.

Tu parlais de mystique tout à l'heure : tu n'es pas donc pas opposé à la notion d'absolu, de spiritualité dans l'art, ou dans la peinture. Si on considère comme je l'évoquais avant, que beaucoup de pratiques de nos jours cherchent à rejouer certains gestes issus de l'histoire de l'art moderne occidental, et en appellent à la peinture comme le symbole d'un pré-état de la représentation des choses, quelque chose de primitif à opposer à des courants artistiques comme les pratiques relationnelles, ou alors celles liées aux nouvelles technologies comme le Post-Internet, en revanche il me semble qu'elles le font souvent de façon trop citationnelle, il s'agit d'une recherche à la fois héroïque mais aussi très conservatrice, nostalgique. Dans ton travail je vois quelque chose de l'ordre du mythe de Sisyphe qui te permet de te détacher de ça en installant une certaine poétique – et même si je me méfie beaucoup de ce concept fourre-tout qu'est la poésie – car beaucoup de tes gestes sont inutiles plastiquement, ils ne se voient pas.


Je me le répète à chaque fois ! Je suis à l'atelier et je fais des gestes qui me prennent des heures, et souvent je ne sais pas quel geste produit telle forme, ou telle couleur : j'aime bien ce flou là, même si je commence à mieux maîtriser les procédés, savoir quand cela va faire quelque chose ou rien du tout. L'idée c'est de mettre en ordre une certaine maîtrise qui puisse t'emmener dans la surprise, par répétition, déplacement, par décalage : c'est important ces notions, c'est Deleuze qui en parle dans “Différence et répétition”. On en revient à cette idée de la grille dont parle Rosalind Krauss, la grille du tableau, sauf que moi je le fais en direct sur la façade de l'atelier, de façon irrégulière. Je n'ai pas envie de donner de “signes” reconnaissables, pas envie de raconter des histoires. Je travaille par déconstruction des motifs, ce qui selon moi génère le sens du travail lui-même.

C'est important la technique pour toi ?


Je ne sais pas. Il faut que ce soit un peu maîtrisé. J'essaye de faire bien les choses, je m'applique. Je dois être très méthodique, j'ai besoin que l'espace de l'atelier soit pensé, tous les jours je range, plutôt le matin, c'est un moyen de me concentrer, de rentrer dans une sorte de méditation, de transe.
La méditation c'est la machine à coudre : tu fais des longueurs de 7m, le son de la machine est hypnotique. J'ai des problèmes de concentration, sans doute liés à un accident de snowboard que j'ai eu à 23 ans, quand j'étais encore à l'école d'art : je suis resté 24h dans le coma. En étudiant les troubles de la mémoire, je me suis rendu compte qu'on était plein à avoir ces troubles là, qu'ils sont aussi créés par la vie moderne : et le travail c'est aussi une façon de parler de ça, toutes ces histoires de traces, ces tissus qui se chargent et se déchargent d'information dont on ne voit parfois plus rien au final. Ma méthode ce sont des gestes à la rigueur parfois absurde mais qui sont comme une façon de ne pas perdre le fil.

Tu évoques la façon dont ton expérience personnelle, celle d'un accident très grave, infuse ta pratique pourtant très formelle, abstraite. C'est intéressant de voir comment actuellement les recherches plastiques issues du modernisme sont informées par l'apport des “Identity Politics” des années 60/70 dans l'art notamment conceptuel, qui traditionnellement cherchait à s'émanciper des questions sur le medium.


Oui, la peinture c'est sans doute toujours un peu un reflet personnel : c'est une surface, un rapport au miroir. Peut être je dis une bêtise, mais pour ma part c'est évident qu'il y a là quand même une tentative de se définir comme individu à travers une production. Mais dans mon cas ça se joue plus, je pense, par rapport à une politique vécue des objets, qui intervient à l'atelier de façon pragmatique. Je cherche aussi à interagir avec des situations, des bâtiments, des intérieurs : un rapport au design, à l'objet, qui me vient de mes parents, qui sont distributeurs de design industriel. Par rapport à cette fonctionnalité, je recherche paradoxalement dans des gestes et des matériaux simples, humbles, un rapport au spectaculaire, qui passe notamment par la relation au corps. Je peux parfois manipuler plus de 100m de tissu pour une pièce – comme récemment un rideau obstruant l'entrée de la Villa du Parc à Annemasse (Chunking, 2016). Dans cette pièce on se rend alors plus compte de cette monumentalité, de ces gestes intenses, du rapport au format. A Rezé je me confrontais à un bâtiment imposant, construit par Massimiliano Fuksas dans les années 90, fait d'IPN noirs, avec des murs inclinés : j'ai alors proposé de juste déposer les tableaux sur la structure (Amnesia, 2015, Tripode, Nantes), c'est la contraire, un geste hyper léger, simple. Les installations sont le moment des prises de décision quand la première partie, le travail sur les tissus, est le moment du doute, puisque je ne sais jamais ce que les colorations vont donner. C'est ma façon d'apprivoiser le hasard.

TURN OFF THE LIGHTS
Curatrice : Dorothée Dupuis
Galerie de la Casa de Francia, IFAL Mexico

Interview between Adrien Vescovi and Dorothée Dupuis, Mexico City, September 16, 2016

Adrien Vescovi is a French artist based between Paris and Les Gets, in the Haute-Savoie department. For years now he has been developing a practice at the crossroads between painting and artisanal textile work, often in the form of monumental pieces that question the traditional painting format but also our relationship to landscape and abstraction. His installation for the Casa de Francia gallery is in two parts: five large format "paintings", whose canvases are transformed by the sun, rain, and infusions made from plants found around his studio in Savoie, share the space with an in situ installation soaking in the pools facing the gallery, in which pieces of fabric are immersed in a juice of local plants and pigments for the duration of the exhibition. Once the exhibition is over, they will be sent back to France and become elements for future art works, laden with the Mexican climate and landscapes.

You graduated from the Beaux-Arts in Annecy in 2006. We met when I was at the head of the residency program at Triangle France in Marseille in 2010. At that time, you were still doing a lot of video, performance, installation, and drawing. Painting didn't yet play an important role in your work. Would you agree there was a turning point in your work and when would you say that it occurred?


Everything went very quickly once I started working with fabric. But really, these considerations had always been there, they just became more established and progressively defined. For instance, some of the things that I make today are manipulations I had experimented with as a student: I projected objects onto canvases, their shapes were abstract and I would paint them in black and white - I've always had these questions of light and abstraction in mind. When we met at Triangle, I was working on the "Aires de Jeu" drawings (Vanishing Point, 2010). What first started as a well-defined, functionalist drawing then drifted into something completely different. Painting was something I always contemplated, even if I'd put it aside. In 2012 I walked past a storefront that was under construction and hidden by a giant piece of fabric that was gradually covered with dust, dirt, and graffiti… the first textile works stemmed from that.

I find it exciting that you seem to have found a work protocol - you call it a "form" - with which you are comfortable and able to produce fluently: I feel that is something essential in any meaningful artistic practice, no matter the medium or subject. By focusing your practice around certain specific issues - you call them "painting questions" - of color, composition, format, craft, you place it both within a Western art history and in discussions of painting. Daniel Dewar uses the word "post-minimal" to define practices that attempt to question - and transcend - the relationship between an art work and its production, posited by 60s and 70s minimalism. Minimalism extended its experimentations from the pictorial space to a three dimensional space, by introducing a modern approach to objects in relation to their means of production and indirectly exposing social issues linked to these production methods: especially the relationship between art and craft, craftsmanship. How does your practice associate with these questions?

I'm a very formal person: form is what allows a discourse per se, to develop. This is an interesting aspect of Reto Pulfer's work for example. Without the process, there is no work, and ultimately there's often nothing left but traces. At first I worked with raw material. Then one day, I left two big canvases outside my studio (in Paris at the time) and they slowly became discolored, leaving a natural pattern behind. After a series of works created in Paris (Through, Twin Bubble Gum, Grey Memory, 2013/14) I decided to set my studio up in my grandfather's old woodworking shop in the Alps because the rays of light there are stronger, which accelerates the work process. My second work session there was during the fall, the trees had turned yellow, red, orange - it was beautiful and I hadn't experienced fall in the mountains for a while. So that's when I started the decoctions: it came from a simple desire of making a "juice" from this landscape. Until now it's only ever produced a pretty common brown: it's more of a conceptual gesture, an idea, even if I try to come up with new colors. I'm currently researching natural colors that are produced elsewhere - I'm planning to go to India soon - where the minerals offer different opportunities, particularly in relation with desert landscapes that are of course a reference in 60s and 70s American art, which you mentioned earlier.

You commented on mysticism earlier: you seem to think there is an absolute and spiritual dimension in art and painting. If one were to consider that many of today's practices attempt to recreate typical gestures from Western modern art and appeal to painting as a symbol of a pre-state of representation, something primitive, opposable to artistic movements like relational practices or to new technologies, like the Post-Internet movement - though they do it in a very citational way - it almost seems like a heroic quest, and yet very conservative and nostalgic. Your work makes me think of the Myth of Sisyphus, in the sense that it allows you to detach yourself through a certain poetry - though we should be careful with poetry's catch-all concept - and many of your actions are useless in a plastic sense, they are invisible to the eye.


I tell myself that every time! I'm in the studio, repeating these gestures that take hours without really knowing what shapes will come out of them, what colors. I like that haziness, though I'm getting better at managing the processes, at knowing when something will come out of them or not. Ironically, there's a specific way to get unexpected results, you go through repetition, displacements, shifts. These are important notions that Deleuze spoke about in "Différence et répétition."
It's like Rosalind Krauss' essay on the grid, except my surface is the studio's facade, and my system is irregular. I don't want to give "identifiable" signs or tell stories. I work by deconstructing patterns.

Is technique important to you?


I don't know. There has to be a bit of control. I try to apply myself. I'm very methodical, I need the space to be well thought out. Every day when I come in, I organize my work space, it's a way of focusing, entering a sort of meditative state, like a trance.
But really the meditation comes when I'm sewing: when I'm sewing 7 meters of fabric together, the sound of the machine becomes hypnotic . I have a hard time concentrating, probably because of a snowboarding accident I had when I was 23 and still a student in art school: I was in a coma for 24 hours. I did some research on memory disorders and realized that a ton of people had them, that they are also a consequence of modern life and my work allows me to address that, through questions of traces, of material that are loaded and unloaded with information which we ultimately don't see. I repeat absurdly rigorous gestures as a means of not losing track.

You mention the way a serious accident that you experienced personally has instilled your artistic practice which is both formal and abstract. In that same sense, it's interesting to see how contemporary art works linked to modernism are very attentive to 60s and 70s "Identity Politics" in conceptual art, which traditionally attempted to liberate itself from issues of medium.


To a certain extent, painting is a personal reflection: it's a surface, there's a connection to the mirror. Maybe I'm wrong about this, but I really think making art is an attempt to define oneself. In my case, I think it's more of a way of experiencing objects, that occurs in the studio in a very practical manner. I also try to interact with situations, buildings, interior spaces: I have an eye for design and objects, it's a fondness I got from my parents who work in the distribution of industrial design. Ironically enough, when it comes to functionality, I try to find something physically spectacular in simple and humble gestures and material. I can sometimes handle over 100 meters of fabric for one work, like I did recently with a curtain that I used to block the access to the Villa in the park in Annemasse (Chunking, 2016). This specific work really reveals that monumental quality, the intense gestures, the relevance of format. In Rezé, I had to work with an imposing structure built by Massimiliano Fuksas in the 90s, made of black metal beams, with slanted walls, so my proposition was to go the opposite direction: hang the paintings directly onto the building (Amnesia, 2015, Tripode, Nantes), in a very light and simple action. The installation process is the moment I have to make decisions, whereas the first part, working on the textiles, is filled with doubt since I never know how the colors will come out. It's my own way of taming the unpredictable.

TURN OFF THE LIGHTS
Curator: Dorothée Dupuis
Galerie de la Casa de Francia, IFAL Mexico

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