Elvia TEOTSKI 

À la lisière de l’inframonde
 
Nous marchons sur des monticules de terre.
Nous passons à côté sans même les voir, sans les considérer.
Ils s’érigent ci-et-là et créent un léger relief dans le paysage.
Chaque parcelle de ces monticules est exploitée.
Surexploitée.
Aujourd’hui, ils sont recouverts par les agrumes et les bananiers.
Les trésors ramassés.

Sous les monticules, les trésors sont enfouis : ceux de cette civilisation totonaque qui peuplait les rives du Rio Filobobo avant l’arrivée des cultivateurs.
On imagine les chasseur-cueilleurs prenant alors de la hauteur pour guetter les sangliers et les tigres. Repérer les arbres fruitiers en fleurs ou encore les plantes médicinales qui coupent l’hémorragie et guérissent de la fièvre. Ou encore faire des sacrifices.
Ces pyramides n’ont pas été rasées, nous bâtissons dessus, à côté d’eux, banalement. Quant aux pièces archéologiques, elles sont collectionnées, troquées et pour beaucoup encore enfouies. Est-ce une bonne idée de les enfermer dans un musée ? Ne serait-ce pas comme refuser la perte de ces objets marqués par le temps, ne cessant de répéter qu’ils ne sont plus que des restes. D’autant plus que l’acte de préservation défie cette perte en contrôlant l’ensemble du processus de conservation : humidité, température, exposition à la lumière, qualité de l’air, précautions et procédures dans la manipulation, déplacement.
Ici, sous le climat tropical de San Rafael, les conditions de conservation sont loin d’être réunies. La décomposition s’accélère, hormis celle des plastiques d’aujourd’hui ou des papiers gras qui remplacent depuis déjà une décennie le papier banane, produit issu de la valorisation des déchets de la plantation bananière.

Nous tournons en boucle,
autour de ces monticules et de ces bananes ensachées.

Les vestiges anciens résistent à la nouvelle ère anthropocène, tout comme ces populations de crabes bleus qui tentent tant bien que mal de traverser les routes côtières, se faufilant dangereusement entre les roues des lourds camions à double remorque. Leur diminution est un indicateur de l’empreinte écologique des activités industrielles du golfe du Mexique, soit de la pollution des rivières et du littoral mexicain.

La pleine lune éclaire le sommet des monticules.
Et dans sa face cachée,
Les crabes entament leur périlleuse traversée.

A proximité de ces pyramides laissées à l’abandon, de nouvelles prennent place dans ce « mezcla ». Des habitations en parpaings et nouveaux matériaux peu isolants côtoient ainsi les anciennes bâtisses au style français.

Un hurricane s’engouffre.
Tout s’envole.
Et la végétation reprend le dessus.

Bâtir sur les ruines des civilisations anciennes, laisser à l’abandon ces édifices en béton, c’est la marque de fabrique d’une nouvelle civilisation, marquée par la recherche du profit, a tout prix. Au prix de l’environnement, certes, mais celui-ci n’a pas de prix.

Plantés là au fond du jardin de la Casa Belin,
alignés aux sondages laissés ouverts par une équipe d’archéologues,
des piliers en béton et des pans de mur de briques en terre crue apparaissent.
Un chantier est en cours, en suspens.
Un autre.
Un monticule de terre l’englobe,
à moins que le mur ne traverse le monticule de terre…
Ruines contre ruines, elles se reposent entre elles et se soutiennent.

C’est bien de toutes ces transformations du paysage urbain et agreste dont parle l’installation du fond du jardin. De la succession des monocultures de banane et d’agrumes, des prairies à perte de vue accueillant les importants cheptels bovins et équidés des grands éleveurs, de la maigre place laissée à l’agriculture vivrière quasi-inexistante à ce jour. Le paysage n’a cessé d’évoluer, l’habitat et ses habitants également. Les bananes s’effondrent sous le poids de l’agrochimie de plus en plus coûteuse et moins efficace avec le temps face à la résistance des ravageurs et des maladies. Les jeunes citronniers prennent déjà place au milieu de ces cultures gangrénées, dans l’attente de leur future fructification.
Mais l’esprit de cueillette persiste. Si tôt arrivés à maturité, les divers fruits sont ramassés par les populations locales. C’est le trésor de la région, une grande richesse.

Le Nopal et les pitahayas
sont les maîtres de cérémonie.
Plantés là sur le monticule de terre,
et de part et d’autre des piliers de béton,
ils prennent place et occuperont le terrain jusqu’à devenir les gardiens de ce temple.
Ode à la recolonisation.
Pas occidentale cette fois-ci, mais bien locale,
à partir de souches endémiques.
Seuls ces cactus résisteront aux sécheresses prolongées.
Par leurs fruits, la cure vitaminée est assurée.

Ainsi veillent les dragons.



Les archéologues creusent dans le jardin de la Casa Belin,
ils forment des trous de base carrée.
Pas un, mais deux, trois, cinq, dix au total,
L’un d’entre eux, à l’allure élancé, finit en L.
Ces formes minimales en creux détiennent de nombreux secrets.
Ici pas une once d’or mais diverses strates de résidus,
des dépôts formés par les anciens habitants,
ceux de l’époque de la colonisation française,
ici, dans la région de San Rafael.

Tous ces dépôts concrétionnés en disent long sur le mode de vie de ces familles nouvellement installées sur la terre promise de la région côtière fertile du golfe du Mexique. Tout autant que ces résidus contemporains jonchant négligemment le sol. C’est bien par-ci et par-là qu’ils s’amoncellent avant de devenir le terreau des prochains occupants. Ils ne disparaissent pas intégralement, ils s’enfouissent. Mais resurgissent tous ceux qui n’ont pas la capacité de se dégrader. La décomposition est pourtant accélérée sous ce climat tropical humide. Tout pourrit et concrétionne à vitesse grand V. Tout, sauf les matières plastiques, les résidus pétrochimiques et agrochimiques et bien d’autres, même après calcination.
Tous ces résidus, je les érige là, juste à côté de ces sondages laissés ouverts. Collectés aux abords des routes et des unités de conditionnement des bananes, ils sédimentent et s’agglomèrent sous l’effet de leur propre décomposition et de l’action de sédiments réalisés à partir de matériaux naturels. Coquilles d’huîtres, coquillages concassés, mucilage de nopal, blancs d’œufs, huevos de gato : tous ces éléments rentrent dans la composition des liants inspirés de la recette d’origine totanaque, connue sous le nom d’estuco. Ou encore reliés entre eux par un mélange d’argile et de paille, base du pisé local, l’adobe. Très résistant aux intempéries locales, ce sédiment d’origine organique a aujourd’hui laissé place au ciment industriel.

Ensevelis sous terre dans les champs de banane,
agglomérés dans ces boîtes de coffrage puis mis à nu,
les résidus réapparaîtront un à un à la prochaine saison des pluies,
ils (re)feront surface dans ce jardin,
sous les yeux de ceux qui les rejettent…

 
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