Cédric TEISSEIRE 

Par delà le miroir

Nulle traversée du miroir n’est possible face aux œuvres de Cédric Teisseire. Du point de vue du spectateur du moins, que la peinture même tient à distance de la surface du tableau, imperméable et impénétrable. Le travail de Teisseire s’inscrit dans une histoire de la modernité qui a résolument fermé la fenêtre que les peintres de la Renaissance avaient ouverte sur un monde purement pictural grâce aux artifices de la perspective. Assumant sa planéité constitutive, le tableau s’est peu à peu rapproché de sa surface pour se confondre avec elle, exactement, se tenant à la frontière du monde réel, le frôlant, le touchant par contact, prêt à s’y inviter. Il s’en fallait alors de peu que la fenêtre une fois close ne s’ouvre dans l’autre sens et que la peinture franchisse à son tour le seuil de notre espace pour y pénétrer, intrusive. Duchamp parmi les premiers a ouvert la voie, en pointant littéralement la direction à suivre, retournant le tableau comme un gant pour faire du monde la nouvelle scène de l’art. C’est dans le sillage de ce modernisme balisé ensuite par des Kurt Schwitters, Robert Rauschenberg, Niki de Saint-Phalle, Morris Louis, Robert Morris que le travail de Teisseire prend racine.

D’emblée, dès ses premiers travaux au début des années 90, Teisseire a choisi son camp, se plaçant résolument de ce côté-ci du miroir, par la force des choses serait-on tenté de dire. Partant de la surface même du tableau, c’est en se soumettant aux lois physiques de la pesanteur, et non plus à celles mathématiques de la géométrie, que sa peinture a quitté le monde illusionniste des images, pour glisser littéralement dans le monde réel. Peinte le plus souvent sur de la toile cirée tendue sur châssis, la série des alias est ainsi le résultat de coulures verticales de peinture que le support imperméable du tableau rejette, refusant de l’absorber là où le peintre l’a primitivement appliquée. La peinture dégouline donc, soumise à sa propre matérialité, à sa pesanteur, sa viscosité, traçant une ligne dans le plan mais aussi dans le temps, celui d’une lente migration qui dessine l’espace d’un instant.

Jouant de cette fatalité – la pesanteur – à laquelle nul ne peut échapper, Teisseire accepte bien volontiers de ne plus être seul auteur de son œuvre, s’en remettant aux lois du hasard et de la physique dans un esprit non dénué d’humour, proche parfois de Fluxus. La série « Pinball », tout juste préalable aux alias, soumet ainsi la peinture aux aléas d’un terrain de flipper où les obstacles parsemés sur la surface de la toile décident plus ou moins aléatoirement du devenir du tableau. La série suivante, « Saw City Destroyed Same » radicalise l’expérience en s’attaquant au monochrome, à son histoire et son mythe. De grands panneaux de bois, souvent carrés, sont posés au sol, enduits d’une épaisse couche de laque puis redressés à un certain moment avant que la peinture ne soit sèche. La surface tendue de la laque s’avachit alors, se plisse lentement formant sous l’action de la pesanteur des lignes plus ou moins paraboliques, qui strient le monochrome, animent sa surface d’un jeu de vides et de pleins, d’ombres et de lumières, de béances prêtes à s’ouvrir. Mais, comme en géologie, ces glissements superficiels de terrain sont avant tout la traduction d’une situation sous-jacente qui se joue dans les entrailles de la peinture, au point de contact entre la matière et son support. Le travail de Teisseire est décidément iconoclaste jusqu’au bout, remettant en question jusqu’à l’adhérence de la peinture sur la toile et de fait l’existence même du tableau. Quand Malévitch imaginait ouvrir l’art à un « nouveau réalisme pictural » en 1915, c’est à une autre réalité que le travail de Teisseire nous renvoie, celle plus triviale de notre condition physique qui assomma Newton d’une pomme tombée d’un arbre il y a un peu plus de deux siècles. Dérision, déception, aversion ou subversion? C’est tout un peu à la fois que l’on retrouve dans le travail de Teisseire comme le révèlent les titres dont il dote ses séries. « Saw City Destroyed Same » est emprunté au langage militaire employé par le pilote qui largua sa bombe atomique sur Hiroshima  : au moment même où il vit sa cible, il la détruisit, sans prendre le temps d’une seule petite virgule entre le moment de l’apparition et celui de la disparition. Avant. Après. Changement d’époque. Rideau.

Il en est peut-être ainsi pour Cédric Teisseire, jeune artiste « fin-de-siècle », arrivé à la peinture en terrain conquis, une fois jouées toutes les batailles des avant-gardes, modernes et post-modernes. Teisseire appartient à une génération qui, à vingt ans, a assisté à la chute du Mur de Berlin et avec lui à la ruine des utopies alternatives qu’ont cru possibles des générations avant lui. D’une façon symptomatique, sa peinture stigmatise une certaine prise de conscience d’un échec relatif du modernisme à pouvoir changer le monde. Dans son cas, c’est l’acte même de peindre qui est mis en échec et avec lui l’idée que l’œuvre d’art pourrait mener, même symboliquement, vers un ailleurs où résiderait la « vraie vie ».

Iconoclaste, la démarche de Teisseire n’est pas pour autant nihiliste. Car il se peut parfois que la mise en échec d’une situation en rende tout d’un coup possibles d’autres, jusqu’ici obstruées par la situation en question. C’est une stratégie que les joueurs d’échec appellent le gambit, qui consiste à sacrifier volontairement une pièce en vue d’obtenir un avantage d’attaque ou une supériorité de position. C’est assurément la stratégie que dévoile la dernière série de peintures que Cédric Teisseire présente à la galerie Norber Pastor. Justement intitulée Gambit, elle est sous-titrée (frissons) comme pour indiquer les prémisses d’une émotion contenue et à venir, naissante. Ebauchées dans l’atelier depuis plusieurs années, ces nouvelles peintures prolongent le travail précédent sur la monochromie en marquant un nouveau basculement de la pratique picturale de Cédric Teisseire. Toujours peints au sol, sur des plaques de dibond cette fois-ci, les tableaux sont couverts d’une grande quantité de peinture avant d’être non plus redressés de 90 degrés mais complètement retournés de 180 degrés, avant que la peinture ne sèche. Le surplus de couleur s’écoule alors en une pluie abondante (recueillie sur des surfaces vierges dont Cédric Teisseire fait ensuite de nouvelles peintures) qui lentement se cristallise en stalactites à mesure que la peinture sèche. Redressé après une heure, le tableau présente une surface couverte de ce que l’artiste appelle des « bubons », ces dernières gouttes de peintures restées accrochées au tableau. Le monochrome ainsi peint devient « hyperminimaliste » (dans le sens où l’on parle aujourd’hui d’hypermodernité) en ce qu’il est réduit au strict minimum du point de vue de sa chromie mais aussi du point de vue de la quantité de peinture dont il est fait. L’opération de retournement induit une stricte économie de la peinture dont l’artiste ne décide plus seul, mais qui résulte autant de l’inscription de l’œuvre dans son environnement physique, et non plus seulement culturel. Ici, ce n’est plus tant l’acte de peindre qui est mis en échec que la pesanteur elle-même. La peinture finale s’est construite dans l’équilibre entre la capacité rétentrice de la toile et celle attractive de la gravité. Cédric Teisseire oscille là entre les contraintes du peintre et du sculpteur, deux activités qu’il pratique également et que la série Gambit relie plus que jamais. La chair de poule qui irise les tableaux de la série « Gambit » témoigne assurément de ce frisson nouveau que l’artiste recherche à l’orée du nouveau siècle, ce frisson qui saisit quand s’ouvrent à soi de nouveaux horizons qui portent au loin le regard, non plus au-delà mais par-delà le miroir.

Jérôme Poggi, mai 2008.

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