Les années dorées
Le 15 mars 1993, elle était en tournage avec l’actrice Maryse Courbet de la compagnie le Bruit des Hommes. Elle aimait bien cette actrice à cause de son patronyme. Elle voulait travailler avec elle et lui montrait beaucoup de sympathie. C’était rare depuis sa séparation avec Raoul. Elle avait choisi l’escalier de la gare à Marseille. Saint Charles évoquait ses études en art visuel. Elle se souvenait du jour où sa mère l’attendait à la sortie de la fac, en sortant de la salle d’examen, ne la voyant pas elle était complètement paniquée. Elle était allée acheter des encres écolines, dont elle se servait pour réaliser une série de monstres intitulés Mukalog. Lorsque Maryse lui demanda comment elle voyait la scène : « tu descends et tu montes ». Quand cette gitane traversa le champ en faisant virevolter sa jupe noire et blanche, elle avait sa séquence. Courbet un jour qu’on l’interrogeait sur ce qu’il peignait, avait dû se reculer pour observer sa toile avant de reconnaître son motif « c’est un fagot ! ». Elle a revu Maryse en 2004, elle interprétait un rôle qui retraçait les années parisiennes de Edward Hopper. Le spectacle n’était pas abouti, elle aurait aimé qu’il se termine par la toile : « le Pont des Arts » de 1907, du legs Joséphine N Hopper n° 70 118. Partie de Paris en 1975, elle a exercé jusqu’en 1989, une seule activité, artiste contemporaine. Elle donnait dans la performance, l’installation, la vidéo... En 1983, à Nice, Ben, avait voulu acheter le titre de son exposition sur Marilyn Monroe « Seuls les mythes ont la vie dure », mais Gilbert, coauteur, était contre.
Le 10 mai 1993, elle a persuadé [2] Gilles de la filmer descendant l’escalier de leur immeuble rue Gounod. La minuterie ajoutée à la peur d’être surpris par un voisin donne à cette scène une ambiance particulière. Il fallait filmer la descente, elle avait froid et elle se répétait cette phrase de Marcel Duchamp à J.J. Sweeney, « je pensais à un livre, mais je n’aimais pas cette idée ».
Dans une baraque foraine, ils avaient acheté 9 Mickeys gonflés à l’hélium. En demandant à Gilles de la photographier et de la filmer enceinte, elle s’aperçut qu’il y avait à peine plus de 100 ans entre le scandale de l’Olympia (1865) et la naissance de sa fille (1993).
Ils entraient dans un monde neuf et le rideau s’ouvrait sur Rafaelle. Elle était devenue « la nue et froide Olympia », monstre d’amour banal que complimente la servante, muée en Mickey, sous le regard du chat noir, transformé en ours blanc. Gilles frotta son ventre pour faire disparaître le tatouage à deux balles qu’elle avait acheté à Marseille avec Isabelle.
Rafaelle est entrée en scène le 2 septembre 1993. Elle a 8 mois lorsqu’elle interprétera le fils de Monet sur son cheval de bois. Ils étaient partis quelques jours à Venise. Le froid les poussa à revenir. Elle avait de la fièvre et elle ne voulait pas qu’elle soit soignée en Italie.
Le 18 juin 1994, Raoul s’est marié avec Sophie. Dans la cuisine de la ferme, elle a surpris Catherine, sa galeriste cannoise, en train d’interpréter une héroïne de Jean Renoir.
Il faisait très chaud ce 11 août 1994, Joachim né le 26 juillet, dormait. Elle et lui avaient failli mourir. Annie est venue à l’hôpital, Rafaelle avait une robe à fleurs dans les roses, elle marchait à contre-jour en levant les bras en l’air comme un petit singe dans le couloir de linoléum vert. Elle pense toujours à ce plan qu’elle n’aura jamais.
Pour son retour Gilles lui a acheté son premier appareil numérique le quick take de chez Apple. Hélène, son amie et la marraine de Joachim lui avait offert un boomer avec des petits moulins d’un joli bleu. Sa passion pour le maître hollandais l’emporta quand elle tomba de la chaise rouge. Gilles était en colère. « Chute de l’elfe de Delft » est la première série numérique exposée. Proust dit de Vermeer, « il est une énigme dans une époque où rien ne lui ressemble, ni ne l’explique ».
Nous avons tous l’expérience de ces instants fragiles où l’esprit en éveil prend conscience que soudain le temps s’arrête. Laura Guldberg lui avait dit quelques années plus tôt, « tu es sûrement une marrane ». Élevée par un père lecteur de Céline, cette phrase était restée suspendue comme une menace. Avec la naissance de ses enfants et aidée par la douceur complice de mon mari, elle a enfin osé renouer avec le judaïsme. Elle s’est mise à quêter tout ce qui depuis son enfance ne pouvait s’expliquer que par la survivance d’une tradition séculaire. Son père n’a jamais mangé de raisin sans en enlever la peau et les pépins. Elle portait l’étoile depuis 1989. Mais c’est en 1995 qu’elle commence la lecture du Talmud. Plus aucun vendredi ne fut, sans l’allumage des bougies. Ce fut au tour de Joachim de faire le fils de Monet sur son cheval de bois. Gilles surveillait, il ne tomba pas. Le 17 du même mois Rafaelle enterra Duchamp en montant l’escalier. Grand mamie comptait 1,2, 3,4 pour l’encourager dans son ascension. Elle pleurait très fort.
En juillet 1995 [3], Rafaelle fait l’Ange Noir(e), elle a trois ans. C’est en fin de journée, une lumière dorée arrive par les deux fenêtres, créant une zone d’ombre et de lumière. Elle vient de passer la serpillière dans la pièce pour apporter un peu de fraîcheur. Rafaelle est torse nu avec une couche, elle s’empare de son tee-shirt de ménage, avec cet habit trop grand, elle commence une sarabande entre rapace et ange, incontestablement l’ampleur du tissu et sa fluidité lui font penser à des ailes. Elle se précipite pour filmer et oublie la serpillière. La tradition rabbinique indique que les noms des anges furent rapportés par les Juifs exilés à Babylone. Les anges supérieurs sont appelés archanges, on trouve parmi eux les noms d’Uriel, de Raguel, de Raphaël, de Michaël, de Gabriel...
Rafaelle adore ces histoires d’anges. Elle est fière d’être d’une telle lignée avec sa grand-mère Gabrielle et son grand-père Michel qu’elle prend pour un démon...
Jean leur offre une édition limitée du Petit Prince. Raoul est venu se faire filmer pour une performance, il tire la langue avec un drôle de casque sur la tête, Rafaelle a profité de sa présence pour leur raconter l’histoire d’un mouton baveux. En novembre 1996, Catherine a rouvert sa galerie dans une rue parallèle à la Croisette. Durant plus d’un mois, elle filme une bougie en forme d’ange. Intrigués Rafaelle et Joachim venaient la voir. Ils faisaient bouger la caméra en chahutant autour, jouaient avec les allumettes, ce qui avait le don de la mettre très en colère. Jean Michel lui a composé la musique.
Le 28 décembre 1996 en visitant le futur atelier des Eberhardt à Toulon, Rafaelle s’est cognée contre une grande porte de four en fer, elle a ressenti une violente angoisse...
Microbeing et Rafaelle ont 3 ans, Joachim 2, Gilles 35 et elle en a 42. Ils vivent près de l’église.
Yayoi Cohen, Antibes le 22/12/1996...
1. Défendue par la galerie Catherine Macé et Glasnost. 1991, sa résidence d’artiste au Rheinisches museumsamt à Cologne, marque un tournant dans sa carrière, elle commence alors un long travail d’enregistrement du réel appelé « Microbeing ». Elle s’est mise à photographier, vidéographier des scènes qu’elle reconstitue à partir de l’actualité, de l’histoire de l’art, des disputes ou joies familiales...
2. En 1993, elle épouse, un 11 septembre, Gilles, jeune militant politique. Ils ont deux enfants Rafaelle (1993) et Joachim (1994), elle persuade Gilles, puis ses enfants, ses amis, les membres présents de sa famille et quelques étrangers de travailler pour microbeing.
3. Depuis 1995, elle vit une existence par mobile interposé. Elle écrit, dans le nº 5 la Fabrique : « Mon ambition est de pixeliser ma vie à travers les bits et les trous noirs... ».
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Microbeing, repères
Microbeing a trois ans, il existe sous la forme de deux séries de photos numériques : la Chute et l’Ange Noire, un portrait de Catherine qu’elle déteste et quatre séquences vidéo qui seront montées en 2002 :
- N.D.E /1993 mpeg 5’ 45,
- La chute de l’Ange/12.08.94, que Joachim rebaptisera, La chute de L’Elfe de Delft en 2004, mpeg 6’ 21,
- Cheval froid, 1993-1995 mpeg 3’ 34,
- L’Ange Noir(e)/28.07.95, mpeg 6’ 33.
Nous avons réalisé avec Jean Michel et Jérôme Vitello une commande pour le Mamac de Nice, intitulée « 156 Haïkus » |