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Tracing Faces - 2014
Fusain sur papier collé sur bois, vidéoprojecteur, lumière
Vues des expositions Ubiquités contrariées
et Oh le beau jour encore que ça aura été sur le site de l'artiste. |
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Vacance
Oh le beau jour de l’entre-deux-guerres où aura été réunie la famille au grand complet !
Mais l’image du bonheur est bientôt troublée par une double disparition : quelque temps après la prise de vue, comme aux beaux jours de la censure communiste, un personnage a été remplacé par un buisson aquarellé ; puis, en 2014, Jérémie Setton a projeté l’image sur un grand papier avant d’effacer les membres de cette famille avec un fusain, en compensant les nuances de l’image projetée pour aboutir à un monochrome gris équivalant à une suppression, une absence, un caviardage provisoire : les personnages ont rejoint le royaume des ombres, le dessin a effacé la photographie. Quand on entre dans la galerie, il n’y a plus personne « sur le papier », seulement la présence centrale, très visible, d’une absence, et celle, périphérique, de traces du décor initial – quelques arbres et buissons, deux fragments de chaises – qui nous assurent de la nature photographique de l’image projetée.
Mais dans un deuxième temps, le regardeur s’approche du trou sombre et, dès que son corps s’interpose dans le faisceau du vidéoprojecteur, il vit une expérience aussi sidérante que le curieux – par exemple, Alexandre von Humboldt – découvrant les premiers daguerréotypes au milieu du dix-neuvième siècle : l’ombre de son corps révèle – et est trouée par – l’image négative du dessin. Le visiteur voit son ombre ainsi fractionnée, zébrée par des traits, de crayon ou du visage, les premiers ayant effacé les seconds avant de les faire renaître, mais en négatif. Cette expérience n’appartient pas au monde ordinaire, elle transforme le corps interposé du visiteur en un révélateur d’image, au sens photographique du terme. Cette stupéfaction semble due à un tour de passe-passe lié au faisceau lumineux d’une lanterne magique ici utilisée à rebours de son usage habituel – car ce ne sont plus des ombres reconnaissables projetées au mur pour le ravissement d’un œil immobile et pré cinéphilique, mais l’ombre mobile de mon corps qui « reconnaît », voit et concrétise des formes jusque-là indiscernables. Cette sidération n’est pas sans rappeler celle du visiteur du Bureau, une autre installation de Jérémie Setton, où l’on entrait dans un espace perturbant car dépourvu d’ombres avant que celle du corps du visiteur révèle celles, peintes en négatif, des divers objets réunis dans cette pièce ; la peinture appliquée directement sur des surfaces – murs, moquette, objets divers – jouant là-bas le rôle de compensation ici assigné au dessin.
Pour la présente œuvre comme pour d’autres, l’artiste attache beaucoup d’importance à ce qu’il appelle l’accordage. Ici, comme dans Le Bureau, Les Hôtes ou les Modules bifaces, il faut accorder le dessin ou la peinture aux diverses sources lumineuses dans l’espace, plus ou moins empiriquement, « à l’œil », comme on accorde un piano ou un violon « à l’oreille », pour que l’installation joue la partition au plus juste et « se joue » momentanément de nous.
Ainsi le visiteur en reconnaissance explore-t-il par fragments dessinés en négatif ce qui, un beau jour, se donna comme une réunion d’êtres souriant à l’objectif du photographe. Ces gens de la même famille ne se doutaient ni des drames historiques qui les attendaient, ni de la disparition de l’un d’entre eux sur un tirage, ni de la duplication plus tardive de tout leur groupe, due au travail opiniâtre, étrangement affectueux, d’un artiste du siècle suivant. Les voici, dans la galerie de Vacances Bleues, à l’état de fantômes, d’image annulée, à qui seule la présence d’un corps humain peut redonner un semblant de vie en oblitérant, selon un autre paradoxe récurrent dans le travail de Jérémie Setton, la lumière.
Brice Matthieussent |
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Photographies : Famille Arditti, Varna (Bulgarie) 1934.
Tirage de 1934 et tirage de 1937.
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Etudes préparatoires pour Tracing Faces
vernis sur panneau d'aggloméré
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Etudes préparatoires pour Tracing Faces
Fusain sur papier, encre de chine et pastel sur papier
Vues de l'exposition Oh le beau jour encore que ça aura été sur le site de l'artiste.
Interview de Jérémie Setton par Françoise Aubert
Fondation Vacances Bleues - Novembre 2014
Jérémie, peux-tu nous dire comment est né le travail présenté aujourd'hui à la fondation Vacances Bleues ?
C'est un travail hybride qui est la conséquence d'une envie de ré-aborder le dessin d'une part et de mon intérêt récent pour une double photographie, d'autre part.
J'avais mis de côté le dessin dans ma pratique depuis longtemps au profit de mes recherches sur la couleur, la perception de l'espace et le matériau peinture. Mais mon envie de dessiner s'est ravivée l'an passé lorsque j'ai utilisé des crayons de couleurs pour moduler la surface d'un buste en plâtre (et par là même sa visibilité) lors de l'exposition Egarements au Château d'Avignon. J'ai réalisé à ce moment-là que j'étais en train de dessiner malgré moi mais que ce dessin resterait inaccessible au regardeur du fait de son imbrication avec le volume éclairé. Ce n'est qu'après, lors de résidences à l'étranger , que j'ai commencé à dessiner réellement "à plat", comme pour préparer le travail présenté ici.
Et la photographie...?
Oui, j'ai choisi un portrait de famille des années 1930 qui m'obsédait depuis quelques temps. J'avais l'impression que cette photographie aurait pu être trouvée dans n'importe quelle archive privée. Elle me semblait être un archétype du beau portrait de famille de l'entre-deux guerres. Pour l'exposition, cette photographie est projetée au centre de mon installation mais n'est jamais donnée à voir. En tout cas, ni totalement, ni directement. Par ailleurs, en dehors de la galerie, dans une salle de réunion de Vacances Bleues (j'aime l'idée de la salle de réunion), je présente la photographie originale de 1934 à côté d'un second tirage de 1937 de la même prise de vue. Mais ce second tirage, similaire au premier (bien que moins jauni car certainement oublié dans un tiroir depuis la guerre) comporte une différence de poids, puisqu'une personne y a été effacée. Cette disparition apparente dans une famille qui montre son plus beau sourire à la fin des années 30 m'a interpelé et ne m'a plus quitté. C'est lorsque j'ai découvert cette deuxième photographie, retouchée presque 60 ans avant Photoshop, que j'ai vraiment décidé d'utiliser cette image dans mon travail. Ce tirage faisait écho à mes préoccupations sur l'image comme mise en présence d'une absence et à mes recherches sur l'effacement ou la disparition de manière générale. Le vide laissé à la place de cette personne, maquillé par un faux buisson, me semblait donner davantage de présence à cet homme que sur l'image jumelle où il se trouve encore.
Parle-nous de l'installation autour du dessin et de son processus de réalisation durant ta résidence.
Je voulais creuser ce que j'avais entrevu avec le buste du Château d'Avignon, c'est à dire une relation entre l'acte de dessiner et celui d'effacer. Habituellement un dessin commence par une feuille blanche et le motif (parfois une image) apparait au fur et à mesure de l'avancement du dessin. Je voulais ici procéder à l'inverse. C'est à dire, partir d'une image projetée au "mur" et que mon dessin consiste à l'effacer progressivement.
Pour soustraire les figures projetées, il m'a fallu foncer les blancs de l'image, les dégrader au fusain jusqu'à supprimer les contrastes. Pendant mes 8 semaines de résidence, l'aplat gris a envahi jour après jour les personnages du portrait de groupe pour tendre vers une masse monochrome.
Mais ce monochrome-là est instable. Il peut être percé par le regardeur.
Effectivement, le regardeur qui pénètre la projection se retrouve entre l'image, dans le révélateur d'une certaine manière. Il a une partie du monochrome dans le dos (la photographie) et l'autre partie devant lui (le dessin). Le dessin ressemble à la photographie mais en "négatif" puisqu'il s'agit en quelque sorte de son empreinte. Je tenais à ce que mon dessin soit comme un négatif car un des enjeux pour moi, c'est l'image en train de se faire et de se défaire. D'ordinaire un négatif sert d'étape vers une photographie en train de se faire. Mais ici, le dessin est réalisé après la photo projetée ; de même qu'il efface l'image, quand il se révèle au mur en négatif, il dit alors, selon moi, l'image en train de se défaire.
J'aime l'idée que le dessin ne soit jamais entièrement visible. C'est important pour moi que le visiteur doive se déplacer physiquement, qu'il cherche à placer son corps dans l'espace pour faire apparaitre ou disparaitre des morceaux du dessin. Qu'il aille les chercher. C'est le corps qui fait le focus du regard.
Quels liens entretiens-tu avec ces personnages? Ton geste de les effacer pourrait se lire avec une certaine violence.
J'ai le sentiment que paradoxalement (comme la photographie de 1937 le laissait entrevoir) c'est en les effaçant de cette manière (pour les révéler autrement) qu'on s'accorde le temps de les considérer chacun. Et, je le répète, avec un engagement de tout mon corps de regardeur, aller voir ce qui se passe dans l'éclipse. C'est d'ailleurs aussi pour ça que je voulais réaliser ce travail en dessin, car j'avais le sentiment qu'en m'attardant les heures nécessaires avec mes fusains sur l'image de chacun d'eux, j'allais davantage leur donner du poids et leur accorder du temps. Mon souci était, entre autre, de les faire réapparaitre.
D'une certaine manière, toute photographie comporte une forme de violence puisqu'elle nous montre un temps révolu. Cette double photographie nous dit à la fois l'unité de cette famille et leur séparation. S'il y a de la violence, elle est dans la guerre qui arrive, et qui pourrait transformer l'effacement de 1937 en une inquiétante prémonition.
Cela renvoie au titre de l'exposition que l'on a choisi ensemble, "Oh le beau jour encore que ça aura été"?
Oui, pour moi cette citation de Beckett dans Oh les beaux jours dit d'abord le plaisir qu'on lit sur les visages dans la photographie de 1934. Mais elle me renvoie aussi au "ça a été" développé par Roland Barthes dans La chambre claire à propos des photographies en général.
Ce titre s'applique à l'exposition dans son ensemble avec les photographies et les dessins préparatoires en coulisse, à l'étage, mais j'ai donné un autre titre spécifique à l'installation : Tracing faces. J'aime le large sens de "to trace" en anglais. C'est à la fois décalquer et pister au sens de retrouver la trace de quelque chose.
Cela explique peut-être pourquoi tu as placé le vidéoprojecteur au centre de la galerie dans ton installation ?
Je ne voulais pas le cacher et qu'on ne sache pas d'où vient l'image initiale projetée. D'ailleurs les arbres en arrière-plan de l'image, derrière les silhouettes grises, sont présents sur le "mur" et indiquent immédiatement qu'il y a une projection.
Beaucoup d'artistes utilisent la projection pour dessiner aujourd'hui. C'est un outil puissant et d'ailleurs toute image (depuis Butadès) est plus ou moins une question de projection. Mais le vidéoprojecteur est un outil faussement simple car il peut entrainer des dessins assez mous si on pense qu'il va faire tout le boulot.
J'ai été parfois agacé, ou amusé, par des artistes dont les dessins transpiraient fortement la vidéo-projection mais qui le taisaient totalement dans leur discours, comme pour laisser croire à leur seule virtuosité. Je trouvais ça amusant ici de dessiner dans une projection mais de laisser le vidéoprojecteur au cœur de l'exposition pour qu'il fasse partie intégrante du travail.
On parle beaucoup d'image depuis tout à l'heure. Cela pourrait étonner ceux qui connaissent de toi que les modules abstraits. Comment situes-tu ce travail par rapport aux précédents ?
Je ne fais pas de distinction nette entre des propositions soi-disant abstraites et d'autres dites figuratives. D'ailleurs, je présente en même temps un nouveau module biface (abstrait à première vue) à l'Espace de l'Art Concret de Mouans-Sartoux. Donc j'aime bien envisager les deux types de recherches simultanément. Ces modules bifaces sont des volumes qui pourtant se voient partiellement en plan grâce au traitement de la couleur peinte dans une lumière donnée. Ils présentent non pas des plans ou des monochromes mais des "images de plans" ou des "images de monochromes". Ils évoquent aussi, à leur manière, l'image en train de se faire et de se défaire quand leur volume se dématérialise dans notre œil. Ils s'intéressent certes à la couleur, mais aussi à la "représentation" au sens du leurre de l'image car ils présentent la juxtaposition d'un volume réel et d'un plan virtuel. Finalement ce qui sépare ces différents projets c'est ma volonté d'y ajouter ou non une part narrative ou historique. Quoi qu'il en soit, je cherche toujours mes pistes de travail dans la grammaire de la peinture et ses oppositions : les couleurs (le noir et blanc), la lumière (l'ombre), la brillance (la matité), le sec (le mouillé), le volume (le plan), l'image comme présence (l'image comme absence)...
Pour finir quelles impressions, enseignements éventuels, as-tu retiré de ce temps d’immersion dans une entreprise, des questions et du regard des salariés de Vacances Bleues ?
L'espace de la galerie ici est très beau et stimulant. C'est bien qu'il puisse servir aux artistes. Les échanges avec les salariés durant ma résidence, quand ils ont joué le jeu, ont été riches et parfois passionnés, avec beaucoup de questions sur l'art contemporain…
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