Florian Schönerstedt
Un pied dans la réalité, un autre dans la virtualité
L’œuvre plastique de Florian Schönerstedt naît de deux univers ordinairement séparés : le réel, le virtuel. Ces deux univers, en celle-ci, se lient, s’emboîtent, finissant par n’en faire plus qu’un. Une magie ? Une fumisterie ? Pas dans ce cas. La création telle que l’envisage l’artiste niçois marche sur deux jambes appareillées l’une à l’autre, l’une matérielle, l’autre immatérielle.
Matière, immatière ? Florian Schönerstedt ou comment ne pas choisir. Ou comment agréger, fusionner, rendre solidaire ce qui d’ordinaire occupe deux champs séparés.
Deux mondes en un continuum
Pas de prodige, en l’occurrence, mais une « manière », le choix, en tant qu’artiste, de procéder en jouant simultanément sur deux tableaux.
Exemple avec la création intitulée Les cartes du champ de bataille. Florian Schönerstedt vit, à Nice, en appartement, avec sa femme et son fils. Tâche quotidienne, gérer les déchets du ménage. L’artiste récupère méticuleusement, tout au long de l’année 2016, chaque élément appelé à être jeté à la poubelle, il trie puis, au lieu de jeter, il conserve ces déchets en les classant puis en les archivant, au jour le jour. Une obligation que se donne Florian Schönerstedt ? Appelons cela un « protocole », dans la lignée de l’art conceptuel (l’artiste opte non pour une création sans boussole, se développant à hue et à dia mais il s’astreint au contraire à des obligations, à un règlement de travail). Autre protocole que s’impose Florian Schönerstedt : scanner un à un tous ces déchets afin d’en faire une database, une base de données numérique qui va devenir le matériau artistique proprement dit, le « modèle », un ensemble de plusieurs milliers d’items dont la somme ourle l’œuvre à proprement parler (comme une sculpture faite de milliers d’éléments ou une peinture dont chaque pigment serait un des déchets archivés, en l’occurrence). Ce stock on ne peut plus matériel, une fois scanné, devient un stock d’immatière.
Où la jonction entre réel et virtuel opère-t-elle ? C’est là un acte le plus quotidien qui soit, ancré dans le réel, à savoir la collecte et le tri des déchets, qui donne pour l’occasion naissance à une œuvre de double essence, réelle (née d’une activité quotidienne ; se constituant comme une archive de la vie concrète) comme virtuelle (un immense tableau numérique, conservé et consultable sur ordinateur, sous l’espèce de scans). Faite à la fois de ce stock (les déchets collectionnés, à l’égal des tessons d’amphores trouvés sur un site antique que collectionnerait un archéologue) et des figures obtenues de ce dont ce stock est fait (l’archive numérique), l’œuvre Les cartes du champ de bataille unit deux mondes dont les « lieux », l’espace même, pour séparés qu’ils soient, sont dans ce cas précis plus que simplement symétriques et dorénavant plus poreux que délimités par le mur de séparation que représente la surface de l’écran d’ordinateur. Le réel, ici, passe et transite dans le virtuel et réciproquement, de façon transfusionnelle.
Ceci, d’autant plus (puisqu’il y a une suite à ce premier jet) que l’artiste, ayant perdu ses scans consécutivement à une défaillance du disque dur de son ordinateur, va bientôt remettre le couvert. Il photographie de nouveau l’ensemble de ses déchets de l’année 2016 à toutes fins cette fois, avec l’aide d’un artiste du son (Paul Laurent), de réaliser un film compilant l’image digitale de chaque déchet archivé et lui offrant sa représentation momentanée. De nouveau tout en s’imposant un protocole de création strict : « 1ère contrainte : tous les déchets seront présentés à l’écran. 2e contrainte : pas de flou, les objets sont présentés nets, leur contour n’est pas rogné, ils ne se chevauchent pas les uns les autres. 3e contrainte : ne pas sortir du cadre. 4e et dernière contrainte : pas plus de cinq objets à l’écran à la fois, le tout sur fond noir », précise l’artiste. Tâche routinière et titanesque, conviendrait-il d’ajouter : ce « protocole » prend un temps fou et impose un maximum d’organisation.
Pour un art logiquement réelvirtuel
Le réel, le virtuel, selon le sens commun, ne sont pas la même chose, ne partagent pas la même essence. D’un côté, la réalité, cet univers fait de personnes vivantes, de choses saisissables, d’environnements physiquement pénétrables, d’actions concrètes, charnelles. De l’autre, la virtualité, cet univers bien différent du précédent où les choses n’existent que représentées, dématérialisées, insubstantielles.
Le sens commun, en toute logique, distingue ces deux univers, une distinction que l’actuelle croissance de l’« artificialisation » (l’accroissement, en tous domaines, de la dématérialisation : des données, des images, des représentations, des échanges sur réseaux sociaux, des transactions et des cotations financières, des monnaies, des œuvres d’art même à travers leur conversion en NFT) ne fait que renforcer. La meilleure preuve de cette « artificialisation », s’il en était besoin ?
Les réseaux sociaux (dits « asociaux » par certains observateurs critiques) que l’on fréquente en usant d’un avatar de soi-même, un moi-bis mais pétri d’octets et de pixels, à l’instar de Second Life puis plus récemment du Metaverse (Meta, ex-Facebook). Il ne saurait être question, dans ces méta-mondes, de faire loger quelque chose de strictement réel, l’artificiel y est la norme, l’espace visité lui-même (les paysages avec lesquels on est au contact, les personnes rencontrées en ceux-ci, les paroles proférées et les idées qu’on y échange) se consignant dans l’immatière seule du flux numérique.
Casser la distinction entre réel et virtuel, actualiser l’un et l’autre et en faire un continuum phénoménal, un tout-en-un : Florian Schönerstedt s’y applique, pourrait-on spécifier, « en bonne logique », selon l’expression courante, de façon pertinente et non par choix d’un positionnement subversif ou d’une volonté adulescente de casser les codes. On ne trouvera ainsi chez lui aucune velléité révolutionnaire mais, tout au contraire, la prise en compte sagace de ce qu’est devenue la vie contemporaine à l’ère de l’impérialisme digital – une vie hybride faite de circulations permanentes entre réel et virtuel. Que nous suggère Florian Schönerstedt, un créateur d’aujourd’hui qui n’a rien, de son propre aveu, du geek, du fanatique de la vie de bureau les yeux et le cerveau rivés à l’ordinateur, et tout plutôt du citoyen conscient que trop d’écran n’est pas forcément bon pour la santé mentale, outre le fait que l’économie numérique, énergivore en diable, est désastreuse en termes écologiques ? Opposer réel et virtuel, au regard de cette donne devenue familière et quotidienne qu’est l’hybridation existentielle, est devenu vain. Vivre et créer en mode réelvirtuel (en un seul mot), à l’inverse, voilà qui va de soi.
L’artiste ne fait pas secret, d’un côté, de son ancrage sensible dans le monde vécu directement. Une large partie de son travail artistique, de la sorte, relève de la collecte : les choses que l’on trouve, que l’on ramasse, que l’on va conserver, sous l’espèce de trésors – des déchets ménagers, donc, mais aussi des feuilles d’arbres tombées au sol, que l’artiste collecte scrupuleusement, ou encore les agrafes des journaux qui ont servi à sécher et conserver celles-ci, qu’il va recueillir et archiver avec tout autant de rigueur (présentées dans le cadre de la résidence «Art et monde du travail» de la Drac Paca à l’Espace de l’ Art Concret de Mouans-Sartoux, en 2023). Cette activité « au ras des choses », pour autant, se relie chez Florian Schönerstedt à ce que le transformisme numérique est aujourd’hui capable de produire en matière d’esthétique, en générant des formes inouïes. En atteste la création Les feuilles de l’arbre qui n’existe pas, entreprise en 2017, au départ une collecte de feuilles dans son quotidien et jusqu’à Montréal au Canada à la faveur du prix et de la bourse obtenue lors des Bains Numériques (Enghien les bains 2018), à l’arrivée un film d’animation, fait dans la foulée d’une numérisation de ces feuilles. Ce dernier, au spectateur, présente au rythme des images créées en présentiel comment une IA (« Intelligence Artificielle), en recourant à l’apprentissage profond et à la méthode de la Génération informatique par opposition (GAN, Generative Adversarial Network), qui met en compétition plusieurs ordinateurs ou réseaux numériques interprétant de nouvelles possibilités figuratives, invente de nouvelles formes de feuilles, celles (revenons au titre que l’artiste a donné à cette création) de l’arbre qui, de facto, « n’existe pas » (une réalisation en collaboration avec le chercheur Romain Trachel).
Portrait de l’artiste en travailleur charnel-électronique
Il importe, à ce stade de la réflexion, de tirer une leçon biographique : quel type d’artiste, au juste, est Florian Schönerstedt ? La typologie conventionnelle, en l’espèce, ne nous sera pas d’un grand secours. Peintre, photographe, sculpteur ? Pas vraiment, même si l’acte de scanner et celui d’agencer renvoient à ces démarches artistiques. Performeur ? Pas au sens strict, encore que : ses collectes compulsives, par leur caractère systématisé, ne sont pas sans tirer du côté de l’art corporel. Installationniste ? Oui, à certains égards. Le fait d’intégrer en 2023 la galerie Eva Vautier, pour l’artiste, impliquera de la sorte qu’il modifie sa démarche, en particulier qu’il accepte d’exposer quelque chose, de façon traditionnelle – et marchande, en proposant à d’éventuels collectionneurs des « objets », ce qui ne le préoccupait guère auparavant. Exposer quoi, quels « objets » susceptibles de devenir des marchandises ? En l’occurrence, des films d’animation, où défilent déchets ou feuilles d’arbres collectés, et des tirages d’images de ces dernières obtenues grâce à l’IA. Des vidéos, aussi, où l’artiste n’omet jamais de rappeler qu’il est bien du côté du « faire », de l’exercice qui coûte de la sueur, à titre de Working Man, de Working Classe Hero : ainsi de son auto-film The Human in The Loop, « L’humain dans la boucle », titre de nouveau significatif, où l’artiste se filme au travail, façon de tirer sa création hors de la sphère de l’abstraction et d’insister sur sa nature physiquement mobilisatrice. « Nourrir le monstre », comme le dit Florian Schönerstedt de ses rapports avec l’économie numérique, n’est pas de tout repos.
Autre point, au registre, toujours de la typologie : l’obsession de la diminution, de la réduction. Chaque création de Florian Schönerstedt, du fait de ses différents (et entravants) protocoles, prend du temps, certes. L’artiste niçois, pour autant, n’entend pas les multiplier. Encombrer le monde existant va à l’inverse de ses préoccupations, de son engagement citoyen, même, en un monde où l’accumulation hyperbolique de tout (marchandises, produits culturels, déchets...) a commencé depuis des lustres à constituer un réel problème (que faire du trop ? recycler est-il la panacée ?). Créer avec en tête le réel vous oblige et, particulièrement, implique de se mouler dans ce que sont les nouveaux impératifs de la vie anthropocène, refus du gaspillage, mesure mise dans les entreprises que l’on promeut et autres limites mises aux déplacements et à la consommation matérielle. Une tristesse, une frustration ? Pas le moins du monde, vous dirait l’artiste. Une création contemporaine éco-responsable doit assumer d’être de son temps et de répondre point par point aux exigences de celui-ci, au premier chef ses exigences écologiques, à l’heure de la crise environnementale sévère que nous traversons, et qu’il importe d’amplifier le moins possible.
Pas tout et n’importe quoi (au-delà de Fillliou, au-delà de Fluxus)
La création artistique telle que s’y adonne Florian Schönerstedt, à tout le moins, peut paraître curieuse, surprenante, voire absconse. Rien en elle de convenu, pour sûr. Certains seront peut-être tentés de faire de l’artiste un épigone du mouvement Fluxus un demi-siècle après sa fondation, ou du dadaïsme, un siècle après. Dada, Fluxus font de tout œuvre d’art, du geste au mot, de l’absurdité à l’objet trouvé, de la cuisine à la grande poésie en passant par les vignettes et les timbres-poste ou le bruit d’un aspirateur en fonctionnement tandis que l’art y épouse la vie et inversement indépendamment de la quête d’une qualité ou d’un discours transcendant (confer le Principe d’équivalence. Bien fait, Mal fait, Pas fait de Robert Filliou). Si le travail artistique de Florian Schönerstedt, formellement parlant, peut être rapproché de ces références du fait de son caractère inédit et inclassable, il en diverge en revanche au niveau des intentions. Pas de prolifération mais, chez lui, le contrôle. Pas d’expansion déraisonnée et ludique, pas d’extravagance mais des règles strictes. On est ailleurs.
Florian Schönerstedt appartient, en tant qu’artiste, à cette génération mutante naturellement née du tournant du XXIe siècle. D’un côté, une tradition tenace, celle de la production visuelle, que l’imagerie numérique intensifie toujours plus – il y adhère. De l’autre, l’affermissement de l’alentour technologique, propre à l’ingénierie digitale et à ses progrès prodigieux, qui peut difficilement laisser un jeune artiste indifférent – il y adhère aussi. Réalisateur, à ses débuts, de courts films d’animation, Florian Schönerstedt passe bientôt dans le champ de la recherche, en Intelligence Artificielle notamment : rien que de normal aujourd’hui, au regard de l’évolution des techniques et de cette habitude qu’on les artistes plasticiens, toujours, de s’emparer des techniques nouvelles. D’un autre côté encore, le réel toujours là, avec nous, autour de nous, en nous – il y adhère non moins, rien que de logique à cette inflexion vitale. Ne jamais se départir d’un rapport élémentaire, substantiel et incarné à la réalité de son temps, cet écosystème de nos corps. La collecte de ses déchets domestiques et la création qu’elle représente et induit entremêle écologie, éthique sociale et archéologie : c’est d’aujourd’hui. Dans le même temps, son intérêt qu’on pourrait dire romantique, sensible, pour les feuilles tombées au sol à l’automne débouche sur une recherche esthétique de pointe, menée par une IA, sur la métamorphose : c’est également d’aujourd’hui. La problématique de la métamorphose n’est-elle pas surtout l’actualité même de notre âge digital ? L’âge digital, le « digitalocène », ce moment entre tous élu d’une technique qui sait tout transformer, jusqu’à convertir en formes vraies des apparences, et interdire toujours plus de démêler le vrai du faux (fake news et « post-vérité », effets spéciaux, etc.). Tout se tient, en vérité.
Florian Schönerstedt, s’il est un transformateur, se transforme en somme aussi au contact d’un monde ici des plus évolutifs, dont les mutations conditionnent en retour celle de l’œuvre d’art. Rien que de normal, c’est ainsi qu’on habite le temps, son propre temps. L’artiste, pour solde de tout compte, dans le frac du transformateur lui-même transformé.
Paul Ardenne, 2023
Publié à l’ocasion de l’exposition et de l’édition du catalogue de l’exposition Exposition Exhaustive à la galerie Eva Vautier (2023)
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