Belsunce et ailleurs - Birgit Effinger
Dans le tumulte du quotidien, les villes ne semblent pas particulièrement bien faites pour nous. On frôle en passant des immeubles dont la fonction reste cachée derrière les façades, des magasins dont on ne sait ce qu’ils vendent ou encore des caméras qui contrôlent ce qui se passe dans les rues. Une promenade en ville peut soulever d’innombrables questions et il ne fait pas de doute que l’économie informe l’espace public ainsi que notre desir, mais pas seulement. Ce que les espaces signifient pour nous ne dépend pas seulement d’ensembles urbanistiques et de biens matériels, mais aussi de nos activités. Nous sommes influencés par ce que nous percevons, de quelle manière, et par les qualités manifestées par les lieux traversés dans la routine de tous les jours. Partant, ce sont les actions qui se jouent entre nous qui font la ville.
Katharina Schmidt suit en premier lieu les traces de ces actions productrices d’espace quand elle aborde les structures urbaines et configurations spatiales. Ainsi, les dessins et installations de l’ensemble d’œuvres Belsunce provient d’un engagement au long cours dans le quartier éponyme dans lequel l’artiste vit depuis longtemps. Situé entre la gare et le Vieux-Port, ce quartier porte les marques de vagues de migrations multiples et se trouve en mouvement et transformation permanents. Dans ce contexte, le quotidien est considérablement marqué par la forte densité de commerces de détail et de gros. Au cours de ses trajets de tous les jours, Katharina Schmidt enregistre avec l’appareil photo de son portable des coins de rue singuliers, des enseignes, des graffitis, des voitures en train de se garer ou encore les étalages foisonnants des vitrines avec une attention aiguë pour les situations particulières. Elle transforme ses observations et perceptions du réel en textures graphiques et tisse celles-ci dans des installations remplissant l’espace et présentant de nouveaux liens in situ.
Dans le contexte de l’exposition, l’artiste combine les dessins visiblement générés à partir de photographies avec des plans et des motifs dépliés sur grands formats ; elle choisit des détails et réplique des éléments tirés d’images qui, dans la coexistence et la superposition de connexions visuelles les plus variées, réagissent les uns par rapport aux autres à la manière d’échos décalés dans le temps. Au lieu d’une sémantique des images fermée, on se trouve confronté à une multiplicité de perspectives et de dessins de caractères très divers. À côté de l’iconographie de la série, les différents dessins exigent à leur tour des observations singulières systématiques. Ce sont les structures figuratives ou abstraites des images, qui se mettent réciproquement en valeur, découlent les unes des autres mais aussi se raccordent par-delà l’éloignement dans l’espace ; ce sont aussi les scènes de rue esquissées rapidement, les vues aux détails délicats aussi bien que les figures grand format avec pliages qui rappellent les grilles ordinaires et la nomenclature des plans d’urbanisme et d’architecture.
Au premier regard, l’accrochage linéaire des petits et grands formats suggère également une histoire comme en produirait un film monté par associations. Le parcours dans l’installation n’est toutefois pas déterminé par avance. De nombreux chemins et versions s’avèrent envisageables, prenant forme au gré des choix de lecture de celles et ceux qui en produisent ainsi leurs interprétations propres.
Les jeux de dédoublements, reproductions, agrandissements, répétitions et déplacements font rapidement comprendre que Katharina Schmidt ne s’intéresse ni aux actions isolées, ni à une réalité urbaine en particulier et encore moins à la question du chef-d’oeuvre singulier au sens classique du terme. Ses opérations graphiques et spatiales témoignent bien plus d’un certain scepticisme devant tout coup de crayon démonstratif attestant d’une virtuosité artistique. L’artiste surfe entre les médiums et les techniques ; elle utilise couramment des outils issus du quotidien tels que le stylo-feutre, la bombe aérosol, les rouleaux de peinture, et elle utilise à côté de dessins originaux des impressions par ordinateur, des photocopies, des sérigraphies, qui parfois tapissent le mur entier. Sa pratique artistique n’est ainsi aucunement circonscrite à un genre ou à une discipline. Au contraire, la présentation des oeuvres s’inscrit de manière concrète dans les espaces sociaux et les discours considérés, comme en témoigne le titre de son exposition berlinoise Belsunce#Beusselstrasse à la Galerie M+R Fricke (2017). La présentation changeante et dépourvue de hiérarchie des constellations de dessins prend également toujours en considération le contexte et le lieu de l’exposition. Chaque présentation de la série donne ainsi lieu à une configuration qui intègre les spécificités de l’espace où elle apparaît ; chaque nouvelle configuration génère une expérience perceptive particulière d’un espace situé. La richesse des variations graphiques et de la diversité des formes installatives n’atténuent en rien la cohérence interne des travaux sur papier. De plus, cette richesse, qu’elle vienne de l’hétérogénéïté des matériaux, des formats ou de la diversité des styles de dessin, est ce qui assure ouverture et perméabilité au sens. C’est comme si, par la réorganisation et l’actualisation continuelles de la série Belsunce, se propageaient de nouvelles dimensions, du point de vue de la forme et du fond. Celles-ci nous tirent de nos inclinations contemplatives habituelles et déterminent nos modes de réception de manière sans cesse renouvelée : des références concrètes aux lieux sont extraites de leurs environnements d’origine, converties en éléments abstraits, dérivant dès lors en autant de sensations graphiques qui interagissent dans et avec le lieu, produisant dans cette intrication de nouveaux espaces à expérimenter. Le repérage, la production, le déplacement et l’entrelacement d’espaces sont assurément des opérations constitutives de la démarche de l’artiste. Ici, le quartier de Belsunce lui-même joue vraiment un rôle déterminant ; dans le contexte de l’oeuvre de Katharina Schmidt, il représente en effet une situation modèle qui ne connaît pas de forme finalisée et porte toujours en soi la possibilité d’autres constellations .
Si dans son œuvre les relations entre la réalité urbaine, les médiums artistiques et les relations in situ ne sont jamais définitivement arrimées, mais au contraire sans cesse renégociées et reconstruites dans de nouvelles perspectives, alors ses installations temporaires peuvent en principe interagir avec n’importe quel endroit. Aussi est-ce en toute logique que l’on rencontrera de temps en temps également en ville des sérigraphies de grand format en dialogue avec des graffitis existants, ou - ainsi que cela s’est passé récemment - les affichages sur plusieurs couches et de grande superficie dans le passage imposant du Building Canebière, à Marseille.
Ces derniers ont été produits dans le contexte du projet Staying with the trouble in painting (2020/21), initié par l’artiste et conçu collectivement. Il faut dire que la collaboration aussi est un élément central récurent dans la pratique artistique de Katharina Schmidt chez qui non seulement les partenaires prenant part à une coopération changent de temps en temps, mais les modes de mise en œuvre changent aussi. Elle est d’ailleurs entre autres depuis de nombreuses années membre du groupe d’artistes Stadt im Regal (La Ville dans l’étagère) qui existe depuis 1996, et s’occupe de transformation urbaine, architecture et habitat dans le cadre d’expositions et projets dans l’espace public. Le projet Staying with the trouble in painting, SWTTIP en abrégé, réfute une compréhension individualiste du talent artistique ; il interroge, dans le cadre de présentations changeantes, par des interactions, superpositions, stratifications et dispositions dans l’espace des différentes positions picturales représentées les possibles marges de manœuvre de ce médium à plusieurs reprises rejeté puis réhabilité. Ainsi, la réunion d’une multitude d’artistes dans la situation d’un passage urbain classique de Marseille a activé des espaces d’expérience tout aussi variés, s’ouvrant pour tous toujours différemment dans ce contexte avec des configurations sans cesse renouvelées. L’assemblage fluide et réduit au noir et blanc de techniques et structures d’images y jouait sur de nombreux niveaux de réception à la fois et laissait comprendre, comme déjà le faisaient les œuvres de Katharina Schmidt prises séparément par le biais de leur seule conception esthétique, que les espaces ne sont tout simplement pas des sujets stables.
Au BBB - centre d’art, à Toulouse, les œuvres indépendantes des artistes participant.e.s à l’exposition Trouble in painting (2015) s’amoncelaient par superpositions et stratifications en un ensemble dans lequel le point de vue singulier se modifiait en permanence dans le réseau tissé par les liens et dialogues mêmes. La dynamique mise en marche par Trouble in Painting avec la participation de nombreux.ses artistes se prolonge dans autant d’activités, discours et représentations proliférantes et productrices d’espace. De manière similaire, les œuvres singulières de l’artiste produisent chacune des rapports spécifiques à l’espace et demandent de l’attention pour ce qui est effectivement présent et ce qui relève de l’imaginable. Elles lient étroitement des références aux données topographiques des contextes et à leur spécificité et créent des espaces pour le plaisir sensuel aussi bien que pour la discussion.
La manière exemplaire dont Katharina Schmidt gère ses interventions dans l’espace nous fait finalement saisir clairement que nous ne sommes pas purement et simplement soumis·e·s à ce que nous rencontrons dans la ville, nous restons en mesure de sonder comment nos imaginaires, nos corps et nos actions configurent les espaces, jusqu’à ce que ces espaces nous correspondent.
Traduction Cédric Aurelle |