Julia SCALBERT 

Uncanny Valley
Julia Scalbert

Il va de soi qu’en termes d’état de sensation nous sommes dans des logiques de descriptions différentes quand nous parlons de nos rêves ou quand nous les vivons. Quelque chose du rêve vécu serait à penser comme une intériorité « en l’image », une différence de sensation quand nous parlons de celui-ci ; les mots créent une saute, un hiatus entre ce que nous éprouvons en rêvant et les mots que nous avons pour le raconter.
Parler du rêve éprouvé nous fait basculer dans le monde des mots. Ici, la tentative de « décrire » la peinture ou l’action picturale de Julia Scalbert sera de ce fait difficile, car ses œuvres peintes ont pour particularité, entres autres, de nous plonger dans l’intériorité de ses images-sensations. Nous allons tenter de rapporter ces sensations au niveau physique, nous appuyant sur cette suggestion décrite pas Dylan Thomas que « toute idée intuitive ou intellectuelle peut être imagée et traduite en termes de corps – chair, peau, muscles, veines, glandes, organes, cellules ou sens. » Et poursuivant l’idée de celui-ci, nous tenterons d’imager les objets et sensations contenus dans l’imaginaire « obsessionnel » de l’œuvre de Scalbert.

Pour commencer, tentons d’identifier ces objets, choses, organes, sensations… constatant qu’ils sont familiers, familiers tout en étant inidentifiables ou approximativement reconnaissables.
Une première liste de mots-images pour tenter de s’approcher de ce monde : mamelle–gant de chair, dent creuse–lèvre, tuyau–courbe–trou, nouille–verge, sein–artichaut, cube–shamallow, dent–racine, architecture molle…
Ses analogies imprécises sont des indices d’étrangeté. Imprécises certes, mais étrangement familières. Nous ne sommes pas loin de la terminologie allemande Unheimlich sans équivalent en français et traduite par les exégètes de Freud comme « inquiétante étrangeté ». Notons que « Heim » signifie foyer en allemand, à comprendre comme maison – s’y introduit ici la notion de familiarité.
De familièrement identifiable chez Scalbert, il y a parfois une ligne d’horizon, une table… et de nombreux « rouleaux », rouleaux de papier, linge en rouleaux plié, tas de linge, tas de draps, mais aussi peut-être tranches … tranches de viande, tranches de ronds…
À noter, concernant la ligne d’horizon, que celle-ci est plus indécise qu’un des maitres qui planent comme un Surmoi dans l’univers scalbertien, à savoir Morandi. Chez elle, les tables sont moins tables, la familiarité est plus in-familière.
Notons aussi que la racine du Unheimlich freudien peut se traduire par le mot Geheimnis, qui veut dire « secret » dans le sens de ce qui est familier ou de ce qui doit rester caché. Linguistiquement, pour propager l’implicite et l’aura que l’indicible procure dans ces peintures, nous noterons que les anglophones traduisent le concept d’inquiétante étrangeté par the uncanny, terme qui a donné la notion d’uncanny valley, vallée dérangeante.

Ces draps hypothétiques – draps pliés, froissés, en monticules, piles, pliés, papiers roulés, papiers troués, piles, ou monticules–bonbons, monticules–briques exercent chez le regardeur un déjà-vu, mais un déjà-vu au regard instable au point que quelque chose se dérobe à la vision. On peut noter dans la description que l’on tente de faire de cet univers obsessionnel c’est que les obsessions chez elle reviennent par et dans sa palette de couleurs,
Qui est comme teintées d’« angoisse ». Mais ces obsessions aussi passent dans une couleur « lieu », un fond, une palette. C’est ce lieu, ce lieu-fond qui peut-être suscite l’inquiétude, ce lieu coloré où voir c’est perdre. Ce lieu où nommer est illusion, où s’orienter est désorientation. Ce lieu parfois « désagréable » parce qu’il nous dit quelque chose du semblable, du reconnaissable, tout en ne reflétant pas celui-ci ou ne reconnaissant pas celui-là. Ce monde qui est sien, qui est nôtre, mais qui nous revient différent de celui-ci, dans un va-et-vient entre le regardeur et le signifiant.

Ces topiques freudiens sont considérables, mais jamais, dans son art, réduits à une illustration psychanalytique. La peinture est trop sincère ; elle joue quelque chose de grave. D’ailleurs, la pièce heimlich de la maison correspond aux WC, et un art heimlich s’apparente à de la magie. Un- est un préfixe antonymique : unheimlich est le contraire de heimlich, au sens premier comme au sens second. Et cette antonymie est ici parlante car elle peut nous dire hypothétiquement que cette peinture « maison-table », peut correspondre à une situation mettant mal à l’aise tout en nous disant qu’il y a ici un secret à divulguer. Un secret inconnu de la peintre elle-même, peu importe. Jacques Lacan inventa un mot en 1959, pour tenter de dire ce secret, le mot « extimité », qui signifie à la fois quelque chose d’intérieur appartenant au sujet (nous dirons ici à l’univers pictural de Julia) et en même temps non reconnu en tant que tel. Ex-timité/intimité, extérieur/intérieur, être vu dans l’invisible, assimilé dans la dissimulation.

Dans cette « drôle » de pliure, le seuil devient l’horizon de son espace, frontière que l’on aimerait traverser, mais en allant vers ce seuil, quelque chose de lui s’y refuse. Le seuil ne serait-il pas comme l’horizon ? Celui que l’on ne rejoint jamais, amplifiant ici le malaise spatial… Les prérogatives stylistiques de Scalbert peuvent faire penser à la peinture italienne dite « métaphysique ». Mais aucun intérêt chez Scalbert pour les questions d’âme, de Dieu ou autre sensible au religieux. Les décors inquiétants d’un de Chirico, les perspectives énigmatiques, l’intemporalité de sa peinture, ou encore celle d’un Carlo Cara ou d’un Alberto Savino pourraient servir de fondement à un regardeur fainéant de l’œuvre de Julia. Si métaphysique il y a, elle est familière donc sans Dieu ni autres balivernes. Elle est tout simplement dans la façon dont elle porte un regard sur l’espace-chose, l’espace-éros et l’espace-couleur. Ce regard se situerait dans l’au-dessous, l’en deçà, l’entre, l’après. Il n’est en rien témoin d’un temps pétrifié, mais davantage le reflet d’un quotidien de sensations internes et externes. L’existence précède l’essence chez Scalbert, et avec Jean-Paul Sartre, on pourrait parler d’existentialité tragique plus que de peinture métaphysique, éprise d’une essentialité douteuse. À y regarder de plus près, son étrangeté est plutôt du côté du figural tel que Jean-François Lyotard le définit, lui qui écrit qu’« il n’est pas vrai que nous soyons toujours au monde comme dans un bain de perceptions de sens (…) Le monde aussi est susceptible d’événements. Il y a des lapsus du monde, des émergences de zones non baignantes, des crises de “transcendance” sans répondant (…) ». Il y a donc un noyau « d’insignifiance » qui habite autant le monde du langage que le monde du visible. Il est possible que l’art de Scalbert se situe à cet endroit. En effet, ses obsessions ne sont-elles pas un espace vacant ouvert par le désir ?
Du désir à ouvrir le monde dans sa peinture en amenant avec elle quelque chose de son intimité/ex-timité, le savoir de sa chair, de ses mains, de ses yeux, de son corps, de son sexe… Commencer par une liste – encore une – de mots articulés, doubles, triples pour aller à l’hétérogène et à l’éros bataillien. Voici cette liste : mollusque–carapace, chou-fleur–lèvre, croche–pipe, doigt coupé–ongle, orteil–ongle–main, verge coupée dressée, bouche–mollusque, bouche–intestin–vagin, bouche–vagin denté, meule–molaire, os–osselet, asperge–verge bandée, trou–trouée noire, tumescence aquatique végétale, bonbon–réglisse–verge, et pour finir œil, œil–céramique, œil–trou du cul, œil–gland, œil ouvert dans les larmes d’éros.

Le XXe siècle a eu comme parangon pictural l’éloge des beautés convulsives, qui n’ont pas été toutes fidèles à l’esprit d’un Georges Bataille. Mais qui plus que lui a tenté de « montrer » le corps dans son hétérogénéité, ce qui l’amènera à penser « la projection d’organes hors du corps ». Hors du corps, associant érotisme, orgasme et mort, pensant dans ces logiques duelles, là où il y avait la rencontre de dualités « contradictoires », meurtrières et amoureuses.

La beauté chez Julia Scalbert est peu ou pas convulsive ; c’est une beauté lascive, sensuelle, un éros parfois morbide, tranchant dans le mou, caressant dans le tas. Présence forte et grave, dérangeante et déstabilisante, ses architectures cessent d’être rationnelles. La beauté apollonienne s’écroule à partir du moment où « le gros orteil est la partie la plus humaine du corps humain ». L’humain, l’humanisme bataillien mettra en valeur ce gros orteil dans un texte célèbre publié dans la revue Documents, ayant pour titre « L’homme et son intérieur. »

Ce hors-corps permet aussi de tenter de décrire cette expérience indicible de l’orgasme, bouche–dent–langue–leurre, quand la jouissance est effraction, sortie hors de soi, abandon d’identité, l’orgasme pour Bataille provoquant un effondrement du moi – dans le langage populaire, il est appelé « petite mort ». Il y a quelque chose de cette petite mort dans certaines des peintures de Julia, ou dans ses céramiques.
Des asperges–verges bandent, des coquillages ouverts–dents laissent apparaitre des lèvres dépecées, entre l’intérieur et l’extérieur du corps ; quant à ses sculptures en grès émaillé, elles ont parfois une luisance obscène, ces formes tubulaires apparaissant comme des sexes décalottés.
Bataille a fait revenir ces organes « bas » (ce qu’il appelle « matérialisme bas ») dans le champ de la pensée, dans un souci de vérité, d’observation ; les organes tabous, liés au corps, sont projetés par métonymie comme valeurs sur le monde. La vérité de la peinture de Scalbert, la rumeur qui suinte à l’observation qu’on lui prête, ne se dérobe pas aux tabous.
Le beau est vénéneux et ce venin passe par la couleur. Difficile ici de dire rouge, jaune, rose… car le blanc, le rouge, le rose sont toujours quelque chose d’autre. On y trouve des rouges flétris, ou encore des rouges coquelicot, des blancs lessives, des roses bonbons, des violets veinés, ou encore des rouges velours. Cette palette est parfois fluide ; elle est pénétrée d’une superposition colorée telle une floraison de roses sauvages à la fois jeunes et putréfiées. Difficile de faire un bouquet de ces couleurs car elles contiennent l’ambigüité, le secret évoqué plus haut ; des couleurs cueillies dans la vallée dérangeante, des couleurs uncanny.

On notera, et c’est important, que l’ensemble de ces œuvres appellent au silence. Il y a bien des couleurs plus criardes, il peut y être question de cris, mais Scalbert est obsédée par le silence. Il va sans dire qu’il y a ici lieu commun – Cicéron déjà évoquait la peinture comme muta imago, pour ne rien dire de Poussin qui prétendait qu’il faisait profession des choses muettes. Oui, la peinture est « silencieuse » et pour ceux qui ont la chance de connaître Julia Scalbert, le silence est une propriété haute de son lien au monde. Julia parle peu ; méditative, elle observe, et parfois, parler lui est pénible. D’où la gravité, gravité encore ; il n’est pas simple de parler en montrant.
La peinture ne doit pas être arraisonnée à l’ordre du langage. Pourtant, dans son travail, il y a des rumeurs, rumeurs qui viennent de ce monde du silence. Mutité de son univers, mais mutité qui rumine quelque chose, et s’émanent d’elles, de ces lèvres closes, des humeurs, des rumeurs.

Dans son essai L’Atelier infini, Jean-Christophe Bailly fait remonter à Baudelaire l’apparition d’un nouveau lien entre peinture et poésie. Il écrit ceci : « Être l’envoyé du silence de la peinture dans la rumeur de la langue, montrer, fût-ce par l’analyse la plus précise, les ressources de silence que contient cette rumeur, telle sera devenue, pour la littérature, la tâche essentielle auprès de ou envers la peinture. Il arrive donc que le langage s’ouvre à cela même du pictural. » Une rumeur picturale dit quelque chose de ce silence sourd. Il y a un échange indistinct entre le visible et l’énonçable (la très grande majorité des peintures et des céramiques de Julia Scalbert n’ont pas de titre, ou pour seul titre Sans titre).
Francis Ponge, à la vue d’une peinture de table de Georges Braque qui représentait un tas de poissons, eut cette réflexion : « Qui y a-t-il de plus muet qu’un poisson, ce résident permanent de ce qu’on appelle le monde du silence ? » Il s’interrogea plus tard de cette manière : « Qu’y a-t-il de plus ouvert qu’un œil de poisson ? » Pour finir par ce magnifique questionnement qui pourrait être une lame de fond de l’univers scalbertien : « Qu’y a-t-il de plus mouvant qu’une figue, ce fruit dont les lèvres fermées enclosent secrètement une bouche ? »
Il y a mutité des choses dans sa peinture et sa céramique ; il y a aussi l’aphasie de ses sujets fussent-ils comme on peut en convenir, sujets familiers. La beauté énigmatique de son travail est un défi au langage, défi qui crée une forme coupant le sujet de son accès à la parole.
Bloc d‘émotion, pur mouvement de goût, pure tension du goût, émotion qui étreint ici le sujet est ce qui fait que le sujet devient mutique, lèvres closes. Entre effroi et plaisir, il y a dans les mots, dans la peinture du silence de Julia, un côté où le silence relève du tacite, mot emprunté au latin tacitus, dérivé de tacere ; tacitus signifie d’abord « dont on ne parle pas », puis « qui n’est pas formellement exprimé », ne parle pas, d’où silencieux, calme. Le latin dispose également d’un autre adjectif dérivé de tacere : taciturnus qui a donné le français « taciturne » signifiant silencieux, qui ne parle pas. Sa formation est expliquée par l’influence de nocturnus, en raison du lien associant la nuit et le silence. Pascal Quignard écrit : « taci-turnus est au silence ce que norcturnus est à la nuit. » Les deux régimes du taciturne pour Quignard désignent celui qui ne parle pas et ce dont on ne parle pas. Ces deux régimes peuvent être entendus pour ce qui nous concerne comme perspective scalbertienne, sujet qui ne parle pas et dont on ne peut parler.

Je finirai sur le mot « muet » issu du latin mutus, qui fonctionnerait comme le symbole linguistique des lèvres closes. Lacan écrivait que « des choses muettes ne sont pas tout à fait la même chose que des choses qui n’ont aucun rapport avec la parole. Dire d’une bête ou d’une chose qu’elles sont muettes c’est leur faire crédit d’une puissance ». L’art de Julia Scalbert a la puissance de la bête, une puissance vitale, une richesse obsessionnelle, risquée, risquant l’intimité, le dévoilement, l’impudique ; une familiarité qui dirait un secret paradoxal, un secret qui contiendrait de l’immonde et de la beauté. Et entre l’immonde et la beauté, il n’y aurait que figures d’instabilité et risque du vide. Et cela est énigmatiquement sérieux, beau et grave.

Philippe Roux, 2020

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