Julia SCALBERT 

La peinture de Julia Scalbert nous semble d'une flagrante évidence, d'une candeur patente, presque désarmante. Cette évidence, cette candeur sont, cependant, bien trompeuses car l'artiste n'a pas choisi le chemin de la facilité pour arriver à ses fins. Telle une équilibriste en perpétuel risque de chute mortelle, elle cultive une attirance, une sorte de tropisme pour les situations d'instabilité. D'instabilités, devrait-on dire, parce qu'elles sont multiples.

Ni abstraites ni figuratives, ses représentations suscitent – successivement ou simultanément – une multitude de perceptions dont la certitude s'effondre dès que l'on croit en avoir cerné une. Par exemple, ce que l'on pense être une radiographie dentaire perd de sa présence dès que l'on en échafaude l'hypothèse. Elle devient rideau de scène, mais cette idée s'anéantît d'elle-même sitôt qu'on la met en avant. On pense alors à des confiseries, à des macrophotographies végétales, à des vêtements vides de leur contenu, à des mues dilatées d'improbables insectes... Autant d'interprétations rejetées aussitôt qu'on les formule... Les lectures se superposent ou s'enchaînent mais s'annihilent avant même que l'on ait pu pleinement les concevoir.

Pour autant ces objets insaisissables et non identifiables n'ont rien d'insignifiant. Ils ont une présence forte et dérangeante, déstabilisante. On y décèle une sensualité exacerbée, un véritable plaisir de peindre, un corps-à-corps du créateur avec la matière pour tenter de donner forme à ce qui est d'essence fuyante, de rendre visible ce qui, par nature, ne peut pas être visualisé, de dire l'indicible, de peindre l'impeignable. Prégnance de l'invisible, de l'inconcevable, pourrait-on dire si l'on voulait risquer cet oxymore. Il s'agit, en effet, plus de signifier – dans le sens saussurien de ce terme – que de montrer, plus de suggérer que d'affirmer ou expliciter.

La liberté formelle n'exclut pas une évidente rigueur dans la construction, rigueur que la couleur délayée, très fluide, les processus de superpositions, d'occultations et de transparences n'arrivent pas à faire oublier. Retenue et épanchement, dilatation et contraction du geste, flux et reflux de la détermination, cohérence visuelle et fragilité des moyens mis en oeuvre alternent ou se superposent. Le spectateur d'une toile de Julia Scalbert, pris d'un vertige conceptuel, se trouve ainsi dans une situation similaire à celle de l'aveugle de naissance sadien tentant d'appréhender ce qu'est une couleur.

Devant une toile de notre artiste, s'interroger sur son caractère abstrait ou figuratif paraît incongru, déplacé, presque indécent. La question n'est pas là. Le débat se situe ailleurs. Dans la descendance de ce que Maurice Denis a énoncé, il y a plus d'un siècle, il s'agit avant tout de peinture, de toile, de couleurs. Ce qui importe, ce n'est pas ce qui figure ou ne figure pas, mais l'état de tension, à la limite de la rupture, entre des pulsions antinomiques. Tension il y a, entre des couleurs naïves de confiseries pour enfants et des formes qui redisent la violence d'un monde d'adultes. Tension entre un aspect extérieur qui flirte avec le décoratif, avec la joliesse, avec l'anodin et un propos qui scrute l'essence même de l'acte de peindre. Tension encore entre la frontalité des motifs, leur absence de profondeur, l'absence de spatialité et la mise en abîme de tout un pan de l'histoire de l'art et de la philosophie esthétique...

Dans ses toiles, Julia Scalbert dérange et dépasse la traditionnelle problématique de la dialectique fond-forme pour proposer une investigation sur l'entre-deux. Elle s'intéresse en effet à ce qui se joue entre les signes et la surface sur laquelle ils s'inscrivent. C'est dans cette très derridienne différance, dans cet inframince duchampien ou ce figural lyotardien qu'elle s'installe, là où il n'est question que de séparation, de champs indéfinis et instables qui ne sont ni trace ni absence de traces, ni plénitude ni manque, ni réalisme ni abstraction... Sa démarche sape les certitudes établies et décourage les assertions péremptoires. Elle récuse l'approche hégélienne d'un art qui ne serait que matérialisation de l'esprit pour réactualiser, dans un contexte contemporain, la prééminence d'un sublime cher à Kant et à Burke. Elle déplace ainsi le débat du subjectif de l'observateur vers une forme d'objectivité qui redonne un rôle décisif à l'oeuvre.

Louis Doucet
(extrait du texte de Louis DOUCET, Julia Scalbert sur la corde raide, décembre 2013)

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