Cécile SAVELLI 

UNE DÉCONCERTANTE FRAÎCHEUR
par Michel Nuridsany, 2021

Elle n’est pas calme, pas modeste, pas réservée. Pas douce non plus, comme on pourrait le croire un peu vite quand, sans la connaître, on entend sa voix sans ombre, quand on la regarde bouger avec mesure. Pas modérée, pas pudique, pas discrète non plus. Otez-vous tous ces mots de l’esprit. Pas effacée. Oubliez ce qu’une première impression peut avoir d’évident.
Regardez. Cela seul, compte.
Regardez ce qu’elle peint, ce qu’elle dessine, ce à quoi elle donne forme et vie. Voici des personnages assis autour d’une table qui chavire un peu dans une perspective moins sage qu’il n’y parait. Ils sont trois: à droite, une femme aux yeux clos, au centre un homme qui baisse la tête et croise les mains devant sa bouche dans une attitude qui pourrait être celle de la concentration, du recueillement ou de la prière, à gauche un jeune homme boit. La peau des personnages est de la même couleur, disons brun clair ou beige, le jeune homme porte un tee shirt d’un rouge éteint, lie-devin, peut-être, la femme un pull de la même couleur, l’homme un tee-shirt blanc. Le cadrage qui décentre la scène vers le bas, donne tout l’espace aux murs qui imposent une teinte pastel à l’ensemble, gris olive très clair dans la partie haute du centre, vaguement rose, très clair aussi, en dessous, vert amande très clair encore, à droite, cette couleur répondant plus ou moins à celle de la table. Il y a de l’air entre les êtres. Les personnages se découpent sans heurt dans une sorte de quiétude. Aucun relief. Pas de rides aux visages, pas de plis aux vêtements. Seule une légère rugosité de la peinture, une absence d’apprêt, empêche de parler d’à-plat. Je ne sais quelle lenteur hante la scène, saisie d’après photo.
On pourrait penser à Morandi pour l’équilibre de la composition et la façon d’éliminer l’accessoire. Pour l’intimité. Pour les couleurs. Quand on prononce ce nom, le visage de Cécile Savelli s’éclaire. Oui, Morandi, dit-elle, et elle sourit. Elle ajoute, dans le même élan: j’aime aussi les primitifs italiens. D’où ces à-plats ? Oui, d’où ces aplats. D’où cette simplicité claire, lumineuse ? Oui, aussi.
Après, tout de suite après, regardez les « Torchons », ce qu’il y a sur ces torchons. Ce qui arrive, se produit, ce qui bave, hésite et surgit. Tout cela en accumulation, ajusté presque bord à bord. Il y en a cent. Un magma, une sorte de magma, quelque chose qui sourd et jaillit. Irrépressible. Ce ne sont que des torchons, achetés dans je ne sais quel marché de Marseille à prix populaire et peints vite, dans l’urgence, sans prudence, sur des carreaux qui ressemblent à des grilles. C’est à peine peint, c’est jeté, cravaché, ça houspille le support, ça le fouette. Et pas question de canaliser ce déchainement. Au contraire ! Explosé, à la limite du visible, alors quoi ? Du sexe. Violent. Aveuglant. Ce qui est peint n’est pas un sujet, c’est la rage, l’urgence, la nécessité de se débarrasser de je ne sais quoi, de sévices, d’outrages. C’est la nécessité de hurler. Voilà de la terreur, de la révolte à l’état pur. Ce qui sidère dans ce qui se passe sur ces rectangles à fond blanc et rouge, blanc et bleu, blanc et orange, blanc et gris, c’est l’audace incroyable qui viole jusqu’à l’air du lieu où cette incroyable déferlement explose. Une ruée de roux, de noir.
Dans les deux œuvres dont on vient de parler, une même simplicité formelle, voire plus, une sorte de pauvreté. C’est ce qui les relie. Le désir de parler de sa propre histoire aussi, de figurer l’intime. Le figurer, le donner à voir, pas l’illustrer. Le livre porte sur sa couverture, en lettres blanche sur fond bleu clair, un titre énorme - « LA VIE » - en lettres capitales. « La vie » ou « Ma vie » ?
... Ma vie en tant qu’elle est, plus ou moins, la vie de tout le monde ?
La vie de Cécile Savelli a son origine lointaine dans le sud de L’Italie, en Calabre et en Sicile. Ces Calabrais, ces Siciliens pauvres émigrent en Algérie. A Constantine. A la maison on ne parlait pas de ça, dit Cécile Savelli. Parfois, à table, je percevais des bribes de conversations. Ce sont mes tantes qui m’ont permis de reconstituer peu à peu l’histoire de la famille. Quand j’étais adolescente, me savoir fille de pieds-noire me révoltait. Je me disais que j’étais d’une famille de fachos colonialistes. J’avais honte. Elle n’ira en Algérie qu’en 2019. De ce voyage dont elle parle en s’étonnant de ce qu’elle a vu et vécu là, de ce qui s’est passé, riant de sa fureur quand, à la mosquée, le gardien de la foi, sans rien lui expliquer, l’oblige à se couvrir de façon à ce qu’on ne voie rien de son corps, elle rapporte la série des « robes ».
Images puissantes, très simples, qui occupent la quasi totalité du support, toutes de face et centrées. Les motifs décoratifs débordent, passent du fond au motif, du motif au fond. On pense à Matisse. Et quand on dit Matisse, Cécile Savelli sourit, comme quand on dit Morandi. Deux modèles ? Deux influences ? deux admirations ? Moins ? Plus ? Pas vraiment une filiation mais une proximité dans la façon de se saisir de la peinture et de mettre en scène la lumière, d’équilibrer les masses, d’accueillir une intensité. Ici une robe rouge dont le motif de fleurs blanches, hâtivement figuré, répond aux feuilles et aux fleurs du fond qui parcourent des bandes bleues et olive, là une robe constantinoise brodée à l’or qui ressemble à une cotte de maille et qui pourrait tenir toute seule debout, une gandoura brune avec un liseré plus foncé et le hijab qui couvre la tête. Je ne supporte pas d’être entravée dit-elle, évoquant encore ses démêlées à la mosquée. C’est moi, au milieu de toutes ces robes. Ca me va ou pas. Est-ce que je suis une danseuse de flamenco, une berbère ? Je me suis toujours sentie décalée, sans racines.
Là, toujours, Cécile Savelli, et sa vie, la découvrant, on dirait, tout en peignant, laissant venir la couleur, variant les techniques beaucoup. Peinture à la cire sur du bois très fin, ici, encre de Chine et crayon de couleur sur papier, là, sérigraphie sur torchon ailleurs, monotype, collages et, même, installation. Les couleurs, pour pâles, pastel, qu’elle soient, n’empêche pas Cécile Savelli d’être une coloriste. Etrangement les premières œuvres d’elle que j’ai vues, en 2014, rue de Bagnolet, à Paris, étaient balancées sur papier bambou à l’encre de Chine noire. Un entrelacs incompréhensibles mais noir, des jets d’encre, de grosses taches, des formes inaccomplies qui apparaissaient pour parler de disparition. C’était bon ou mauvais, ou rien. Ou extraordinaire. Sa tante, chez qui elle se réfugiait quand la vie devenait trop difficile, venait de mourir.
Cécile Savelli naissait à l’art. Renaissait à l’art, plutôt.
Car il y a une première vague de tentatives au sortir de l’Ecole des Beaux Arts d’Avignon, en 1986, où elle a passé - en roue libre, dit-elle-, cinq années, commençant par un atelier de restauration d’œuvres peintes, continuant dans l’atelier « art » lors de ses trois dernières années. Elle dessine, peint, esquisse des babioles, prend des notes dans des carnets qu’elle n’a pas conservé. Qu’elle a détruits. Je n’étais pas assez assurée pour affronter le monde de l’art, dit-elle. Je ne trouvais pas ma légitimité. J’avais l’impression d’être un imposteur. Ca m’affligeait. Après ? Après, j’ai eu des enfants.
Aujourd’hui, la plupart de ses œuvres donnent une impression sinon de facilité, du moins d’aisance. Ca a l’air d’être venu vite. Elle approuve: ça vient vite quand ça part de sa vie, de son histoire, du familier. Alors, le geste suit. Spontané. Direct. Fluide et souverain.
Voyez ce petit guéridon avec téléphone dans un océan de bleu tendre et petit pan de mur violet dans une perspective basculée, elle, pas naturelle du tout, mais évidente. Voyez cette femme au pull vert cru, au pantalon bleu, vue de face, posée sur un bleu clair plat, sans perspective, entourée d’un bestiaire enfantin: chats, chiens, poules, lapins et deux tortues accouplées.
Simple ou « simplement « compliqué », comme dit Thomas Bernhard ?
En 2018, à Marseille, quand j’ai visité l’atelier, j’ai été subjugué par une peinture toute petite, de format carré, accrochée au mur. Une peinture étrange, tout de suite fascinante, intense, envahie par le brun. Sur ce brun, s’incrustaient deux formes féminines assises, l’une assez nette, de profil, l’autre presque de face, plus vague, qui se dissolvait dans une espèce de cadre orangeâtre. J’ai mis un certain temps à comprendre et à voir qu’il s’agissait du reflet dans un grand miroir de la femme assise à droite avec un enfant sur son ventre, d’une maternité. Cécile Savelli lui a donné un titre: « Seule ». Titre étonnant pour une maternité; mais, quitte à donner des titres à des peintures, autant qu’ils apportent quelque chose, non ?
« Seule », « ça ne veut pas rien dire, comme l’écrit Rimbaud à Georges Izanbard, son ancien professeur.
C’est là aussi, dans l’atelier, que j’ai découvert ses « Autoportraits de ménage », petites peintures à l’émulsion de cire que j’ai adoré, que j’ai exposées à Paris, dans une galerie de la rue Jouye Rouve, entre Belleville et Pyrénées, aujourd’hui disparue, à côté d’œuvres de Damien Cabannes, Martine Aballéa, Anne Brégeaut, Laurent Pernot, Lionel Sabatté, d’autres. On y voit une ménagère qui, bien que montrée de dos, ressemble à Cécile Savelli. Elle tend son linge, fait la cuisine. On circule là dans un espace brouillé, réduit à l’essentiel, la cuisinière et celle qui fait la cuisine, vue de dos, donc, pour accroitre l’effacement, l’impersonnalité de la fonction, soulignée par des couleurs ordinaires, qui, tout autour, se dilapident dans des gris, des gris verts, des gris roses.
Pas de narratif ici. Jamais de narratif dans la peinture de Cécile Savelli, des images ralenties, à peine fixées, avec des zones de repos et d’autres d’effondrement. Des grand-mères, des grand-pères, des mères, des pères, des enfants. La famille, quoi. Mais la famille, comme bizarrerie. Et ce bizarre, tiens, elle le dessine avec, en tête, des questions et d’abord celle-ci, la plus simplement compliquée : qu’est-ce qu’une famille ? Réponse pas évidente, du moins pour celle qui a percuté beaucoup d’écueils dans une vie qui ne fut pas un long fleuve tranquille. Images que l’on dirait retenues. La série des orang outans au milieu de tout cela, serait-elles une incongruité ? Ou alors, ces hominidés feraient-ils partie de la famille ? En indonésien orang outan veut dire, parait-il, « personne de la forêt ». Pas « animal », « personne ». Voyez la grâce de ce bras roux jeté dans l’espace comme celui d’un danseur figuré sur fond de papier peint à fleur. Quand elle parle des orang outans et passe ensuite à sa famille, entre deux rires, Cécile Savelli raconte que ayant vu, sous les poils, la peau d’une de ces « personnes de la forêt », elle a pensé à son grand père, qui avait des poils longs et abondants sur tout le corps. Anecdote. Souvenirs. Drôleries douces. Au delà, pensez peinture et regardez, ce sont des masses.
La pensée chemine, les associations d’idées aussi, les émotions. On regarde, on s’interroge, on découvre, on contemple, on sourit, on partage, on se laisse happer par le vertige. Et puis, toutes amarres largues, l’indicible: la couleur. La couleur qui n’est pas une bizarrerie mais une folie. Henri James parle de la folie de l’art. Au cœur de cette folie, celle de la couleur plus étrange encore, qui diffuse son mystère dans l’espace de l’œuvre et au delà.
Etrangeté d’autant plus étrange que, parfois, souvent, chez Cécile Savelli, même dans les peintures les plus évidentes, la révélation passe par un obscurcissement. Voyez la maternité intitulée « Seule ».
Plus récemment, Cécile Savelli a introduit l’abstraction dans sa pratique, la mêlant alors à des éléments figuratifs ou décoratifs venus du quotidien. Elle colle, ainsi, un rectangle de tissu à motif floral sur de larges à plats de blanc et de jaune clair. C’est audacieux. Très beau. Un vaste champ s’ouvre. Oui. Mais, sans figures, comment rester près de la source familiale qui donne toute sa sève à son art ? Comment poursuivre ? Réponse à venir. L’artiste est celui qui rend possible l’impossible.
Nous vivons des temps énervés où l’artiste se croit obligé de monter aux arbres et de pratiquer l’outrance pour se faire remarquer au milieu d’un vacarme qui rend inaudible la nuance. Pourtant, c’est ce même temps qui rend possible Morandi, Hopper, leur lumière, leur silence, la proximité troublante de leur art. Pourquoi parler Morandi et d’Hopper ici ? Pour suggérer que Cécile Savelli leur ressemble ? Non. Non, bien sûr. Quel artiste ressemble à un autre ?
Mais elle se situe, comme eux, en décalage par rapport à l’époque, à part, soucieuse de lumière, de couleur et de dire l’intime, la vie bousculée, les peurs, la fureur même et les moments de bonheur, si jolis. Un bonheur apparemment immobile, serein. Fragile, en fait, assiégé. La peur rôde.
Pensez à la violence noire de la main qui exprime sans contrôle le désarroi, dans la série « les Phares », pensez à l’explicite et au caché de la série des torchons. Importante parce qu’elle hurle la misère de l’être et sa révolte. Importante parce qu’elle nous alerte sur la façon de voir vraiment cette peinture aux couleurs douces, aux perspectives malmenées. Le lilas, le vert amande, le bleu tendre sont « plus noirs que vous ne pensez ».
Tard venue à la peinture, Cécile Savelli avance avec, pour bagage, elle-même et une façon de dire qu’elle invente pas à pas, lentement.
Libre. Libre en peinture. Ouverte. Et pour donner à voir le désarroi la colère ou la paix, la fraîcheur, une même fraîcheur.
Déconcertante, mais une fraîcheur.
 
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