Manuel SALVAT 



Vue de l'exposition Or No Mix, temps 3, Analogues, Arles, 2013


GRAND STANDIGNE

"Un jour on démolira ces beaux immeubles si modernes
on en cassera les carreaux de plexiglas ou d'ultravitre
on démontera les fourneaux construits à polytechnique
on sectionnera les antennes collectives de télévisio
on dévissera les ascenseurs on anéantira les vide-ordures
on broiera les chauffoses on pulvérisera les frigidons
quand ces immeubles vieilliront du poids infini de la tristesse des choses"
Raymond Queneau, Courir les rues, Gallimard,19671

Ces quelques vers de Raymond Queneau posent l’atmosphère qui habite le travail de Manuel Salvat. Là où Queneau joue avec les mots, Salvat le fait avec les matériaux. Pornomix est une excellente introduction à l’exposition de l’artiste chez Analogues.
Avec autant de tirages photographiques que de lettres, l’artiste modifie le nom d’une célèbre enseigne de magasin pour créer une anagramme. Les photos sont contrecollées sur un carton légèrement angulaire, reproduisant ainsi fidèlement le support réel des lettres du supermarché. Prélevant dans la réalité, Manuel Salvat « mixe » ses éléments pour les déplacer et introduire un glissement de signification ou un trouble de perception. Dans les ensembles des Meubles-immeubles ou des Immeubles producteurs, il photographie des édifices, transposant ainsi un volume en une surface bidimensionnelle, pour ensuite disposer cette dernière sur une maquette de ce même bâtiment. Dans ce processus presque métonymique, ces répliques sont néanmoins plus que de simples modélisations. L’artiste passe de l’infiniment grand à l’infiniment petit, exploitant ainsi, à l’image de Georges Perec dans Espèces d’espaces, les différentes échelles de l’habiter. Roland Barthes, dans La Chambre claire, précise que lorsque nous regardons une photographie, ce n’est pas elle que nous observons mais son sujet. La photographie, en tant qu’objet, demeure invisible. Manuel Salvat confirme et contredit à la fois cette idée. Nous avons devant nous le sujet, mais non de manière plane, la représentation devient volume, elle prend corps. L’artiste agrandit, par ce même procédé, un petit morceau de plastique trouvé dans la rue. Le changement d’échelle transforme à la fois la perception physique de l’objet, mais aussi sa fonction ou son usage, qui n’en deviennent que plus mystérieux. Le support devient sujet et référent. La notion de réplique, chère à l’artiste, est bien plus qu’une résurgence d’un souvenir ou d’une mémoire. La réplique est l’imitation d’un objet, un élément autre que l’original, qui aurait subi un subtil déplacement. Les maquettes, à défaut de meilleur terme, sont souvent associées à d’autres éléments, elles peuvent être disposées par exemple sur des meubles récupérés, composant ainsi des paysages au sein de l’exposition. Ces samples ou juxtapositions de mobilier et de miniaturisations photographiques d’immeubles sont, comme le souligne Angèle Assia, un « jeu sensitif et mental d’aller-retour entre intérieur et extérieur, espace intime et espace public ».

Passage de fluides

Ces glissements constants dans les productions de Manuel Salvat, ce passage de l’un à l’autre, s’y trouvent au propre comme au figuré. Lors de son exposition personnelle, intitulée Au travers, au Musée départemental de Gap en 2007, Manuel Salvat relie différents modules architecturés entre eux par le biais de tubes PVC ou de câbles. Ils simulent une circulation de fluides sur les trois étages de l’exposition, connectant ainsi les œuvres par delà les murs. Ce flux est aussi évoqué dans l’installation Pneu-ma-tique (2001) où d’une part, des images de pylônes télégraphiques de taille réduite sont raccordées par des lignes dessinées
au mur et d’autre part, des modules architecturaux sont joints par des câbles électriques. Ces tracés amènent un certain cheminement de l’œil et de la pensée. Ces « fils noirs qui parcourent l’espace nous parlent de lien et de paradoxe, de la façon dont nous sommes irrémédiablement reliés, du fait, entre autres, de nos ressemblances, ou des incidences de nos actes, et dans le même temps enfermés, cloisonnés, l’esprit dans le corps, le corps dans la cellule d’habitation ». Ces réflexions ne sont certes pas très éloignées de celles de Mondrian pour qui la rue était auparavant le lieu de la communication tandis que la maison n’était qu’un abri temporaire et non un réel habitat.
Les deux conceptions ont évolué avec la société. Chacun des deux artistes, à leur manière et selon leurs époques, œuvre afin que le « Home » et la rue ne soient plus des mondes qui se contentent de se juxtaposer, mais forment une unité ou du moins partagent une connexion5. Cette circulation et ce mouvement sont aussi perceptibles
avec l’installation se développant sur deux murs chez Analogues. Constituée d’objets trouvés et de volumes photographiques sur une ligne, l’œuvre pourrait être assimilée à une étrange équation
ou à une partition tant son rythme est prégnant. Les éléments sont prolongés ou sont reliés entre eux par des dessins ou des lignes. Par exemple, sur l’un des modules figurant un fragment vitré de l’immeuble des statistiques à Berlin, nous distinguons le reflet d’une volute de fumée quelque peu énigmatique qui se poursuit, par le dessin, sur le mur ; comme si elle s’échappait peu à peu de son contenant. L’œil rebondit de l’un à l’autre et voyage parmi cette cartographie imaginaire.

Poétique de la combinatoire

Manuel Salvat évoque la notion de « minimalanimisme » lorsqu’il parle de son travail. Il considère la ville comme « un organisme proliférant » où les immeubles sont créateurs de formes. Des Immeubles producteurs, à l’apparence caractéristique des années 60 et 70 et dignes de Playtime de Tati, jaillissent des formes organiques. Le contraste est saisissant entre ces lignes épurées et la matière semblerait-il vivante et informe qui en découle. Les œuvres de l’artiste obéissent à des lois qui leur sont propres, à l’instar d’un pianock- tail6. Ils sont dotés d’une autonomie singulière. Cette sensibilité pour une « métaphysique des objets » n’est pas sans rappeler L’Écume des jours de Boris Vian, où l’appartement de Colin est doué d’une vie autonome, il rapetisse, s’assombrit et devient presque végétal à la fin de l’ouvrage. Ces objets producteurs semblent en constant développement, à l’image du projet chez Analogues que Manuel Salvat a pensé protéiforme, cadencé par différents accrochages et par des configurations d’œuvres renouvelées tout au long de l’exposition. Cette poétique de la combinatoire est significative dans l’œuvre représentant une fenêtre composée de 98 pavés de verre à Royan. Nous ne voyons rien par cette dernière, obstruée par un rideau. L’artiste dissocie chaque carré afin de déstructurer l’image première et ainsi construire une nouvelle
composition. Là est le cœur du travail de Manuel Salvat. On partage cette sensation de liberté face à ses œuvres, savant et jouissif mélange d’éléments collectés et de photographies à la forme continuel- lement changeante et en constante expansion. Nous sommes comme le lecteur de Cent mille milliards de poèmes (1961) de Queneau, qui a la possibilité de composer lui-même des vers et des poésies. Ses pièces sont le « punctum », cher à Barthes, détonateur d’imaginaire. Les photogra- phies de l’artiste sont tout sauf immobiles, elles possèdent une vie en dehors de leur « cadre », qui se poursuit dans un hors-champ imaginaire.

Les œuvres de Manuel Salvat « à tout endroit (...) offrent des surprises au regard ». On pourrait les penser comme le résultat d’une production spontanée tant elles nous prennent au dépourvu. Elles éveillent notre imaginaire par l’association d’éléments a priori disparates. Georges Didi Hubermann définit l’imagination comme « une connaissance traversière », « une puissance intrinsèque de montage qui consiste à découvrir (...) des liens que l’observation directe est incapable de discerner ». Notre esprit emprunte alors les mêmes sentiers que ceux de l’artiste. Ses immeubles sont des endroits clos dans lesquels on ne peut certes pas pénétrer, mais on s’y projette allègrement.
Les façades vitrées des immeubles nous y incitent. Mais le verre ne reste que du papier photographique, alors on scrute, on décompose, on « veut accéder à ce qu’il y a derrière », cela «veut dire retourner la photo, entrer dans la profondeur du papier ». Les paysages fragmentaires de Manuel Salvat amènent non pas vers le visuel mais vers le visible de « ces beaux immeubles si modernes ».

Karen Tanguy

 

Je ne sais pas qui j’ai en face de moi 2013
Photographies, dessin, matériaux divers, 250 x 40 cm (détails)

 



I got rhythm 2012
Photographies, dessins, matériaux divers, 250 x 40 cm
Vue d'ensemble
I got rhythm 2012
Photographies, dessins, matériaux divers, 250 x 40 cm
Détails
Voir la suite