Manuel RUIZ VIDA 

Structure n°2 2005
Huile et laque sur toile, 174 x 244 cm
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Structure n°3 2005
Huile et laque sur toile, 175 x 230 cm
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« Un univers industriel »

Le spectacle des sites industriels a déjà fait l’objet de bien des regards d’artistes. Au-delà de
l’interprétation romantico-politique (entre misères des sites abandonnés et dénonciation)
existe le choc visuel. Face à la monumentalité géométrique des architectures, portails, containers ou cuves griffées par l’usure, l’espagnol Manuel Ruiz Vida retient le signe plastique et sa lumière particulière. Au plus près des bords de ses toiles, jouant sur l’effet de frontalité ou le plan rapproché, il pose un mélange d’huile et de laque sombre et mat qui, tel un masque crevé, laisse apparaître les fonds de couleur crues et presque brutales, qui amènent alors au cœur même, non plus d’une image mais d’un fait plastique. Certains titres semblent le confirmer qui, au lieu de « hangar » et « récipient » signalent le « passage », la « structure » ou la « sculpture ».

Guy Gilsoul / Le Vif Express, Bruxelles 2008 pour l’exposition à la galerie Fred Lanzenberg, Bruxelles

 

« Puissance picturale »

Le pouvoir de suggestion de la peinture est infini. Surtout quand elle paraît silencieuse.
voire quelque oppressante comme c’est le cas de celle de Manuel Ruiz Vida (Valenciennes 1970). De ces récipients qui trônent en très gros plans, de ces containers pleine page ou de ces architectures massives, ressort une impression de puissance, de force massive, de présence imposante, à côté de laquelle l’être toujours absent peut se sentir tout petit. Pourtant on sait qu’il en est l’auteur et l’utilisateur de ces objets auxquels il confère une monumentalité dominatrice qui peut aller jusqu’à l’apparente abstraction entre misères des sites abandonnés et dénonciation. Pourtant, et malgré cette impression première qui se confirme au gré de la visite, cette peinture non seulement convainc, mais retient le regard et atteint les fibres sensibles. C’est que la matière dense rayonne d’une luminosité très particulière, prenante, attirante par son caractère affirmé, accentuée encore par les choix chromatiques aux milles variations malgré une tentation que l’on pourrait croire à la limite du monochrome. Et si simplement cette peinture nous touchait parce qu’elle est, sans le dire explicitement, un miroir sans fard du temps présent. Ne sont-ce pas nos objets courant qui sont montrés ?

Claude Lorent / La Libre Belgique, Bruxelles 2008 pour l’exposition à la galerie Fred Lanzenberg, Bruxelles

 

« Lourde menace»

Le peintre Manuel Ruiz Vida nous présente un monde dont le moins que l’on puisse dire
est qu’il est hermétique. Ses containers et ses bâtiments à l’abandon ne nous montrent
qu’un extérieur décrépi d’où toute présence humaine a disparu. Obstruant la vue, ces structures massives peu engageantes ne se montrent pas loquaces. La sévérité des images, dont toute frivolité est écartée, toute anecdote absente, se joint à une exécution toute aussi austère. Manuel Ruiz Vida ne fait pas dans la dentelle, son style se veut énergique, sans que l’on puisse parler d’expressionisme. Il s’agirait plutôt de réalisme, si le peintre ne dénaturait ainsi le sujet de ses œuvres, isolant tel ou tel objet, les cadrant au plus serré dans une composition qui relève presque de la mise en page. Ruiz Vida (Valenciennes, 1970) est un peintre d’idées. Et donc abstrait ; Vu ses origines espagnoles et son séjour dans le Nord, on pourrait disserter sur les aspects de déracinement ou le tragique d’un passé industriel glorieux. Personnellement, j’y vois plus une observation à la Morandi. Retranché dans son atelier, celui- ci s’était entouré des quelques objets qu’il ne cessait de peindre, incessamment, tout au long de sa vie. Chaque toile en engendrant une autre, qui elle-même, en annonçait déjà une suivante : des natures mortes aux variations sans fin, silencieuses dissertations sur la beauté et l’harmonie. Ratissant un peu plus large quand même, Ruiz Vida s’est apparemment imposé des limites assez strictes quant aux sujets qu’il traite. Un récipient, un container, un bâtiment, ne sont en fait rien de plus que des coquilles vides. Construction et implantation définissent tout autant des volumes intérieurs que l’espace alentour. C’est clair et immuable. Leur fonction, par contre, est tout à fait aléatoire et dépend de l’utilisateur. Le spectateur actif, au vue de cette peinture faussement objective, prend ici toutes ses responsabilités. S’il se prend au jeu, son libre arbitre lui permet tous les détournements possibles. Ce n’est pas forcément une situation confortable. Les images, en effet, sont là, menaçantes, lourdes, terribles.

Yves de Vresse/ Agenda Bruxelles, 2008 pour l’ exposition à la galerie Fred Lanzenberg, Bruxelles.

 
 
Structure n°4 2007
Huile et laque sur toile, 224 x 174 cm
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Structure n°5 2007
Huile et laque sur toile, 100 x 192 cm
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Structure n°6 2007
Huile et laque sur toile, 86,5 x 155 cm
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Structure n°6 2007
Huile et laque sur toile, 86,5 x 155 cm
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Manuel Ruiz Vida fait entrer le spectateur dans l’espace pictural par des grands formats, représentant souvent des lieux industriels ou des friches, où le corps du spectateur peut s’immerger comme s’il entrait dans la peinture, en raison sans doute justement de la taille monumentale de ces tableaux où le corps du spectateur, plus petit, se trouve englobé. La couleur, qui confine à un étonnant bleu gris, à la limite du vert, imprègne l’œuvre d’une étrange mélancolie, comme si l’on pénétrait dans l’eau arrêtée d’un lac.

On ne voit pas immédiatement ce à quoi peuvent faire songer les aplats de couleur. Les teintes se fondent. Ici, le vert émeraude trace des bandes colorées rythmiques qui forment deux grandes zones quadrillées, au-dessus desquelles se superposent des carrés noirs. Apparaît une ombre blanche qui flotte comme un nuage sur les petits quadrillages noirs. Un portail de hangar ou une étrange porte métaphysique fermée sur un mystère ? Une autre pensée vient en regardant cette œuvre, celle d’un tableau totalement abstrait, dont les accords de couleurs constitueraient le fondement, un peu comme avec Rothko.

Tout se joue dans l’espace, avec la proximité ou la distance que choisit de prendre le spectateur. Tout près, il ne voit que la matière peinte et le travail des strates de couleur, couches superposées pour arriver à cet étrange gris bleu métallique derrière lequel percent de légers éclats de lumière rouge, jaune ou orangé, première étape de l’œuvre. Ces écailles de peintures, ces sous-couches font songer à une peinture qui aurait vieilli, souffert de l’usure du temps, comme une peinture à l’huile craquelée du XVII è siècle. L’alliance de l’huile et de la laque aboutit à cet étrange fond qui donne de la matière à ce qui pourrait être une porte abîmée : les éclats de peinture vrais et faux se confondent. Si l’on s’éloigne, ces tâches, de prime abord totalement abstraites, commencent à prendre forme. Les barres vertes horizontales deviennent des lattes de bois ; les carrés noirs se lisent comme les vitres d’une usine ou d’une fabrique à l’abandon, tout enfumés, devenus opaques sous la poussière blanchâtre et les toiles d’araignées. Le trou noir en bas de la peinture se déchiffre comme un espace vide laissé par des planches arrachées.

C’est du trouble, du doute, de cette hésitation entre l’abstraction de la couleur et la représentation, que naît le plaisir pris à lire l’œuvre de Manuel Ruiz Vida. Est-ce là une porte d’usine désaffectée ? Est-ce là une recherche abstraite de la couleur ? Est-ce là pure matière ou écailles de rouille sur un chambranle dézingué ?

Le peintre joue de cette double approche. L’œuvre se lit à la fois comme une expérimentation sur la couleur et la matière qu’on peut créer en superposant des couches et à la fois comme une approche du paysage industriel tombé en déréliction. Les lieux, bâtiments, containers, qu’il peint ont tous quelque chose d’étrange. Il se plaît à regarder dans l’objectif photographique un pâle rayon de soleil posé sur l’encoignure d’un mur sombre, dont il fait alors apparaître le granité. Un bâtiment abandonné le séduit, pour la béance noire des ouvertures sombres laissées par les vitres cassées. Une porte en fer pour la couleur fauve de sa rouille. De la photographie à la peinture, s’insinue la simple beauté des formes et s’y adjoint la force de la matérialisation suggérée par les couches de peinture. La matière picturale donne corps à tout ce passé industriel défunt dont elle fait apparaître la sourde mélancolie, souvenir de ce qui a passé, traces de destructions (vitre cassée, cassures, brisures, peinture écaillée, jointures dessoudées). La rouille a sa couleur, qui constitue « la force de sa faiblesse », mais aussi sa « matière », qui intéresse Manuel Ruiz Vida. Les couches superposées de peinture colorée disent (avec le temps mis à peindre et à attendre que ça sèche) cette temporalité vivante des lieux qui ne sont plus que pour avoir été.

Manuel Ruiz Vida travaille en ce moment sur une immense bibliothèque. Ce qu’on prend d’abord pour des rangées de livres rassemble en réalité des plaques jadis utiles aux lithographes. Ces pierres plates, rangées comme des livres, prennent tout leur volume dans leur juxtaposition maladroite. Plus ou moins bien enfoncées dans le rayonnage, elles semblent prêtes à être saisies. De la perspective à la sculpture, on sent qu’il n’y aurait qu’un pas à franchir. De la matière à la sculpture, surtout. Des blocs de pierre se métamorphosent en des menhirs noirs, fermés sur eux-mêmes, volume condensé dont l’arrête semble vouloir sortir de la toile. La pierre, qu’on imagine, à l’origine, d’un blanc jaune, se retrouve retranscrite en gris sombre, distincte d’une quelconque histoire de l’antiquité, mais plutôt, sombre machine des temps modernes. C’est de notre monde que parle encore et toujours Manuel Ruiz Vida, de notre environnement, qui nous brise, nous encercle, et nous fait chercher le sens derrière des portes de couleur, fermées, lourdes de matière, pesantes.

Les lieux, quand ils ne désignent pas le monde industriel en souffrance, jouent en effet sur la toile par la puissance du poids et de la masse : énorme « Container » où tout jeter « Structure n°3, 2006 » dans lequel on se sent embarqué comme dans un paquebot en partance ; « Structure », érigé comme un château fort, rouge et noir sous un coin de soleil orange, masse, sur laquelle bute le regard sans qu’aucune échappatoire d’air et de ciel ne lui soit accordée. Château hanté ? La peinture de Manuel Ruz Vida se situe aux limites du rêve ou du cauchemar. La « Bétonneuse », peinte en 2004, tourne son vide angoissant vers nous, appel des cercles picturaux qui nous happent.

L’effet de la perspective crée cette impression d’aspiration. Et si l’on se déplace devant la toile, cette sensation cesse ou reprend. C’est la force de son travail que d’inciter le spectateur à vouloir se déplacer, marchant le long de la toile ou s’en approchant pour essayer de percer l’origine de l’énergie communiquée par l’oeuvre.

Laurence Boitel, 2006
Texte pour l’exposition au groupe Vauban Humanis

 
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