Till ROESKENS 

A PROPOS DE CERTAINS POINTS DANS L’ESPACE

Je voudrais prendre cette exposition – traces et fragments rapportés de diverses explorations et rencontres – comme une occasion de m’interroger sur ce que je fabrique et où je veux en venir.
Depuis 2004, je passe le plus clair de mon temps à l’élaboration d’une série ouverte de projets quasi-documentaires intitulés Plans de situation : tentatives de cerner un lieu, un territoire, d’écouter et de restituer les paroles de ceux qui le peuplent ou le traversent. Le rendu, sous forme de livres, vidéos, expositions, récitations, conférences-diaporamas, joue dans l’interstice entre les mots et les images et frôle la photographie, la littérature, le théâtre.
Le premier de la série avait pour territoire physique un foyer d’hébergement à la périphérie de Strasbourg, et pour territoire mental, les chemins de vie des êtres de tous les horizons qui s’y croisaient. Ils me semblaient être les pionniers d’un monde qui nous attend. Pour visualiser l’endroit où nous étions, je m’étais procuré un plan détaillé au service du cadastre. En bas du document était écrit : Plan de situation 1 :1000. En contrepoint, plusieurs personnes rencontrées me disaient avoir eu une situation et l’avoir perdue. Ce mot, situation, m’a alors parû très mystérieux. J’ai voulu consacrer ma vie à mieux le comprendre. J’ai décidé qu’après le Plan de situation un sur mille, je m’attaquerai au deux sur mille, puis au trois, et ainsi de suite. L’instant où j’ai senti cette route ouverte vers l’inconnu sous mes pieds, a été parmi les plus heureux de ma vie.
Dès le deuxième, j’ai voulu ne plus me restreindre à un lieu précis, mais simplement partir d’un point – le plus quelconque possible – pour essayer de voir tout ce qu’il y avait autour. Cette exploration qui se voulait sans limites n’a finalement pas dépassé les frontières d’une petite ville de province (Sélestat), mais comme la complexité de la coexistence des êtres et des choses tend vers l’infini, j’avais alors l’impression d’avoir déjà traité de tout. La question de ce qui restait à dire m’a longtemps embarrassé.
J’en suis aujourd’hui au septième Plan et guère plus avancé. Ils se chevauchent. Le premier m’a pris un an. Le sixième, bientôt achevé (Plan de situation : Joliette), quatre ans. Je rêve déjà de celui qui me prendra la reste de ma vie. J’ai l’impression d’en être encore à m’entraîner, à faire mes armes. Je tâtonne. Je tourne autour. Autour d’une forme que je n’entrevois qu’à peine. Parce que je ne peux pas la créer seul, sans doute. Parce qu’il faudra que toutes les personnes croisées en chemin en deviennent les co-auteurs. Une forme paradoxale sans doute, accueillante et tranchante, vaste et légère, qu’on pourrait promener avec soi comme une chanson et dans laquelle pourtant on pourrait se promener, même se perdre : vaste comme un paysage, légère comme une carte. Une forme ouverte, jamais arrêtée, qui ne se figerait plus – parce que le moment où le travail, d’expérience du dehors qu’il est d’abord, devient forme, est aussi le moment où la rencontre s’arrête, et je voudrais qu’elle ne s’arrête plus. Ce qui est impossible, sinon c’est le voyage qui s’arrête. Je ne m’en sortirai pas de mes désirs contradictoires : m’enraciner là où je suis, aller au plus proche, faire de l’art avec mes voisins d’une part, et de l’autre, garder la distance qui est celle de l’étranger, aller toujours plus loin, de fragment en fragment cartographier le monde entier.
L’autre jour, en feuilletant des photocopies de la revue Internationale Situationniste, j’ai fait une découverte. En bas de l’article de Guy Debord sur sa Théorie de la Dérive figure un mystérieux petit encart : « Un premier état du Plan de la Situation n° 17 sera publié dans notre prochain numéro. » Ça alors, me suis-je dit ! Au bout d’un grand tour sur internet dans l’espoir d’en apprendre davantage, je n’ai rien trouvé de plus qu’un nouvel encart dans le numéro suivant, disant que diverses circonstances parmi lesquelles la construction d’un labyrinthe obligeaient la rédaction à « renvoyer à plus tard (…) le plan de situation alors annoncé. » Aucune trace non plus des hypothétiques Plans de (la) situation 1 à 16… est-ce à dire qu’ils restent à faire ?! Une seule autre occurrence du terme sous la plume de Debord : «  Nous devons commencer par une phase expérimentale réduite. Il faut sans doute préparer des plans de situations, comme des scénari, malgré leur inévitable insuffisance au début. »
Le terme prend ici une tournure active. C’est par là qu’il m’interpelle. Aller au-delà du simple constat de l’existant, vers une sorte de plan de combat : voilà ce qui pourrait être l’avenir de ma recherche. Plans d’évasion, comme dit Alejandra Riera, artiste dont la rencontre récente a compté pour moi. Je suis pourtant peu porté vers la confrontation. Saurai-je provoquer des situations qui « élargissent le champ des possibilités » (Sartre) ?
Dans le peu de formation philosophique que j’ai, l’existentialisme a été une découverte importante. La quête de liberté qui m’habite, qui m’a poussé à l’errance, s’y est réfléchie. L’être en situation, si je m’en souviens bien, c’est le fait d’être jeté-là : au milieu du monde. « Qu’est-ce que je fous ici ». Conditionné par tout ce qui m’entoure, me dépasse. L’absurde. Mais, dit Sartre : « Il n’y a de liberté qu’en situation, il n’y a de situation que la liberté ». Il faudrait développer. Relire. En tout cas : il n’y a situation pour moi qu’au moment où ma liberté s’y projette. Et mon rêve le plus cher, aujourd’hui, serait de propager cette quête : que mon travail devienne lui-même une sorte de lieu où la liberté des autres puisse se projeter.

Till Roeskens, février 2010 (pour l’exposition homonyme à Vol de Nuits, Marseille)


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