Il faut pas croire non plus, que la résistance, ou la collaboration… c’est pas si simple que ça, l’Histoire ! La plupart des gens ils étaient aussi bien, pas collaborateurs, non, mais dans la résistance même il y avait des degrés… mon oncle, on lui demandait de passer des gens, il faisait ce qu’on lui demandait de faire !
Ce que je sais, l’histoire que j’ai entendue raconter : c’était le vieux Colomines qui allait récupérer les gens à la gare d’Argelès. Alors, les gens qu’il fallait faire passer, ils savaient qu’ils devaient suivre un boiteux. Le vieux Colomines était boiteux. Il passait devant, et les gens le suivaient.
Ils venaient à pied d’Argelès ?
Bien sûr ! Et le vieux Colomines était ventriloque. C’était une curiosité de…
Ils étaient payés par quelqu’un ?
Rien du tout. C’était bénévole. C’était sur le chemin des troupeaux. Il y en avait un aussi, qui passait les… c’était Furrasoles. Alors Furrasoles il passait, au milieu de… il y avait les sentinelles allemandes quand même, qui surveillaient la frontière. Alors… parce que les vaches, la nuit, si tu passes au milieu, elles se lèvent, elles bougent, ou elles risquent de s’enfuir, alors pour ne pas effrayer les vaches, Furrasoles, il portait une cloche autour du cou. Et il passait au milieu des vaches, et avec le bruit des cloches les sentinelles allemandes ne distinguaient pas qu’il y avait une personne.
Lui c’était un contrebandier ?
Oui. Ici dans la pièce où on est, autrefois c’était un pailler. Il y avait un trou là dans le plancher, par lequel on faisait passer la paille pour les vaches d’étable qui étaient au-dessous. Et un jour, Furrasoles, il vient voir le grand-père, il dit, est-ce que je peux passer la nuit dans le pailler, je te tracasse pas, demain matin je m’en vais… ouais ouais, vas-y, vas… bon. Furrasoles s’en va, dans le pailler… un moment plus tard, juste passe la douane. Alors, la douane vient voir le grand-père, elle dit : on doit passer la nuit au pailler, on va surveiller, parce qu’on nous a dit qu’il y avait Furrasoles dans le coin ! D’accord, d’accord… et la douane est venue ici. Furrasoles il a dormi sous le foin, et la douane a dormi au-dessus ! Et pour partir, il est passé par la trappe où on faisait passer l’herbe pour les bêtes.
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Juste derrière les éoliennes commence la zone industrielle. D’immenses parkings remplis de voitures neuves bien alignées, elles aussi en transit.
Le centre de rétention, un peu à l’écart, offre un aspect d’une banalité presque rassurante. Une pelouse à l’ombre de quelques pins, du linge qui sèche sur un fil, cinq ou six petits préfabriqués modernes. On pourrait oublier qu’ils se trouvent derrière un grillage. Dès que je m’en approche, un gendarme sort d’une des baraques pour me demander ce que je désire.
Toute autorisation d’accéder à ce lieu doit être signée par le préfet à Perpignan.
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Il y a beaucoup de familles qui pendant des générations se sont débrouillées pour marier une partie de leurs enfants de l’autre côté de la frontière. De façon à ce que la famille ait une double identité, et que selon les circonstances les enfants puissent se prétendre soit Espagnols, soit Français.
Là c’est une histoire qui est connue : en 1795, quand les Français ont guillotiné Louis XVI, les Espagnols ont tenté d’en profiter pour envahir le Roussillon, et les gens de Banyuls, avec les soldats français, sont allés s’opposer aux Espagnols. La République a considéré ça comme un preuve de patriotisme, et on a décerné aux Banyulencs le titre de Défenseurs de la Patrie. Bon. Pendant longtemps, les historiens ils se sont pas posé de questions, ils se sont dit ma foi, allez savoir pourquoi, ces gens de Banyuls étaient particulièrement patriotes. Et finalement, quand on a commencé à s’y intéresser un peu de près, on s’est rendu compte que la grande majorité des Banyulencs vivait de la contrebande. Donc en fait, ce qu’ils cherchaient à sauver, c’était leur source de revenus… et c’était des contrebandiers qui sont allés se battre aux côtés des soldats français contre l’armée espagnole ! C’est pour ça que je dis il faut être prudent, parce qu’on a des visions à un moment donné, qui nous séduisent, ou qui nous arrangent, et puis on se rend compte que la réalité est un peu différente. Si on écrit nous aujourd’hui sur la frontière, je pense que dans trente ans, les gens… ils vont rigoler, quoi.
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Restructuration. Au premier étage de l’hôtel des Douanes de Port-Vendres, les locaux fraîchement rénovés de la brigade sont déserts. Tous les agents semblent être sur la route. Au bout du couloir, la porte de la cellule est ouverte. Sur le panneau syndical, une feuille signée Thierry Bonnet réclame la vérité sur les intentions de la Direction Générale des Douanes. Sur une photo de groupe, quelques douaniers et douanières en uniforme posent avec un sourire rayonnant derrière un petit tas de paquets bien ficelés. Seul dans le bureau du fond, le chef de poste, ex-chef de poste d’Argelès, se débat avec une pile de cartons.
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C’était ici au Glacis, mais dans le temps c’étaient des préfabriqués, en métal, c’étaient les cités d’urgence pour les Pieds Noirs, qu’ils avaient mis provisoirement, à la va-vite, et elles sont restées quinze, vingt ans. C’était la misère. Il y a eu beaucoup de violence ici, à cause de cette frustration. (…) Moi je l’ai ressentie, parce que mon père, c’était : les baffes. Il savait pas lire, ni écrire, il était frustré, moi j’ai reçu des coups de ceinture. Méchants. J’ai reçu cette violence. Beaucoup d’amis c’est pareil. Les Pieds Noirs, c’est pareil. Ça devait être difficile, parce que les gens quand ils sont arrivés ici, ils savaient rien. Et ils étaient pas aimés. Ils étaient considérés comme des colonialistes, comme des salauds, qui faisaient les riches là-bas, et maintenant ils venaient mendier ici – il y a une petite part de vrai, mais c’était quand même pas ça ! Et voilà. Trente ans après : Le Pen. Moi, de prendre des baffes tous les jours, ça m’a fait du mal. Et puis pas de considération, jamais. À douze ans je savais que j’irais jamais à la fac, alors que j’aurais pu ! Mais c’était pas pour moi. Alors j’ai bifurqué, j’ai fait un CAP métallurgie, et puis je suis parti d’ici, j’ai vécu ma vie. Mais moi j’ai de la chance, parce que je rêve dans ma tête.
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À l’endroit où la piste EDF s’arrête, le vieux sentier qui la coupait régulièrement continue à grimper à travers les rochers. À la Place d’Armes il tourne à gauche et entre dans la hêtraie. Après la petite cabane en pierre (une ancienne porcherie, m’a dit Gérard) les sentiers se divisent : l’un monte vers le Sailfort, l’autre traverse le torrent de la Massane et passe par les Coulomates pour atteindre la crête plus à l’ouest. Coupés par les sentiers de vaches, ils se ramifient de plus en plus et sont de moins en moins balisés. Mais on peut marcher n’importe où entre les hêtres centenaires qui commencent à peine à bourgeonner. Par terre il n’y a que des feuilles mortes et un peu de mousse entre les pierres.
Il suffit de se diriger vers les crêtes les plus hautes pour atteindre la frontière.
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Comme j’ai pas les papiers… je connais un copain à Marseille, il m’a trouvé un travail sur un bateau. J’étais jeune, j’ai dit, tu es là pour travailler, tu travailles. Il y a la terre, il y a la terre, il y a la mer, il y a la mer… et j’ai continué sur la mer. Et j’ai fait toute la Méditerranée, d’Italie jusqu’ici.
Genova. Spiglia. Birria. Savona. Nice. San Rémo. Monaco. Cannes. Saint-Tropez. Saint-Raphaël. Toulon. La Ciotat. Marseille. Port-Saint-Louis. Frontignan. Sète. Agde. Béziers. Narbonne. Port-la-Nouvelle. Port-Vendres. Je connais : comme ça ! Ah oui oui. Quand il y a pas de travail dans un endroit, faut aller dans un autre. Et maintenant c’est difficile, il y a moins de poisson qu’avant. Surtout le thon il reste loin, parfois on doit aller jusqu’à Malte, même jusqu’en Libye, Chypres, Turquie, toute la Méditerranée… et ça coûte cher, la nourriture, le gasoil. Faut aller chercher le poisson là où il est. Alors on passe l’été, et après, l’hiver il y a pas de travail, alors je vais voir ma famille.
Vous ne pouvez pas les faire venir ?
J’ai pas l’argent pour faire le dossier. Pour avoir un bon appartement. Tout ça. Travailler seulement une saison, puis une autre saison, ça suffit pas. Et les gens qui sont là-bas… ils voient quelqu’un qui est en Europe, il revient, il construit une maison, ça leur donne la volonté de venir, et quand je leur dis qu’ici c’est la vie dure, qu’il y a pas beaucoup de travail… eux ils imaginent toujours le contraire. Ils disent, au moins il a fait une maison, pour cacher ses enfants. Et c’est vrai. Quand tu restes là-bas, tu peux attendre cent ans, tu fais jamais rien. Ici au moins il y a la loi, il y a le droit, il y a un peu de travail, il y a les allocations, la sécurité sociale. Là-bas, il y a rien.
Maintenant quand je vais là-bas, je suis un étranger chez moi. Dans ma tête, dans mon corps, je suis français. Mais pas sur le papier. Et quand on est un étranger partout, c’est difficile. Faut être un vrai homme. Parce que tout change. Toutes tes habitudes, tu les mets derrière. Il y a que toi, et la vie.
C’est comme quand t’es en face de la mer. Faut nager, ou plonger, ou naviguer, ou ramer, faut traverser la mer, d’une façon ou d’une autre. Faut avoir la volonté d’aller. Si t’arrêtes, t’es perdu. Parce que derrière, il y a rien, et devant c’est difficile. Alors, je continue.
(extraits de témoignages de : Gérard Oms, Alain Ayats, Jean-José Ruiz, Hassan Ben Massoud) |