Till ROESKENS 

plan de situation

Strasbourg, 31 octobre 2004


(…) que te dire ? Une question qui me revient parfois quand je regarde un film, c’est : qu’est-ce qu’il y a entre les images ? Entre un plan et l’autre, quel espace, que le réalisateur a su me laisser, à moi qui regarde ? Pour que le film puisse se prolonger dans ma tête ? Parce que c’est ça, la fiction. Non ? Le blanc entre les mots. « Toute histoire qu’on peut raconter est une fiction », c’est Max Frisch qui l’a dit. Et puis : « On écrit pour souligner le silence. » Et je me souviens des leçons de montage vidéo avec Patrick de Geetere, « il faut créer des points de fuite – comme on dit d’un robinet qu’il fuit ! Chaque endroit où deux images se touchent doit être une ouverture. Bien sûr : c’est toujours une douleur, quand ça fuit. Mais une douleur intelligente. C’est elle que j’appelle cinéma. » Pourquoi je te raconte ça, moi qui ne fais pas du cinéma, c’est juste que ça m’a longtemps tracassé, la peur de figer le monde en le transformant en images, de ne faire qu’ajouter à ce qui se produit partout, comment résister en tant que plasticien au grand devenir-image du monde, où trouver ce « mouvement » qui ouvrirait les images sur autre chose, comment produire cet écart, il me semble que ta question va dans cette direction ?


Ceci dit, ma recherche jusqu’ici, c’était plutôt de creuser cet espace entre les mots et les images. Dans la petite faille entre le visible et le « dicible ». « Car les images les plus belles sont invisibles », signé Jochen Gerz. Alors, pour nommer ma pratique, celle en question ici – je le ferai d’abord en allemand : « Lichtbildvortrag ». Décomposons : « Licht-bild », image-lumière, « -vor-trag », ce qui est porté au-devant ; à savoir : les mots qu’une personne prononce devant d’autres. Le tout devrait sans doute (mais à regret) se traduire par : conférence-diaporama. Un dispositif simple, on pourrait dire archaïque : une salle, des spectateurs, des images fixes projetées sur un écran ou sur un mur ; à côté de l’écran, une personne, debout, et qui parle. Tout en actionnant le projecteur diapos. Acteur et technicien à la fois. Pourquoi je ressens cette place-là comme la mienne ? Résistance héroïque et dérisoire à la prolifération des images anonymes, par le simple fait d’être là, devant vous, pour dire « je » ? « J’ai vu ceci » ? Peut-être. Sinon je pourrais te parler de ma fascination très ancienne pour la figure du conteur, celui qui transmet une parole, une expérience, venues de plus loin que lui-même ; ou alors te lancer un peu bêtement que je me demande qu’est-ce que je fous ici au milieu de tout ça et que chaque histoire me semble contenir une part du mystère. Sans le trahir. Et si tu me demandais c’est quoi une histoire ? je te répondrais que c’est ce qu’on raconte et que raconter c’est faire des liens entre des choses, passer d’une juxtaposition de faits à une évolution (linéaire ou pas), que c’est se placer dans l’ouvert du devenir, seul lieu possible d’un sens possible – même si toute histoire est une fiction…


Un matin de décembre 1999 je me suis posté à la sortie de Strasbourg, là où la voie rapide permet de rejoindre les autoroutes du Nord, du Sud et de l’Ouest. J’ai fait du stop. Un jour gris se levait au-dessus de la banlieue enneigée. Au bout d’une longue attente vide, plutôt heureuse si mes souvenirs sont exacts, une voiture s’est arrêtée, un homme d’âge moyen, en costard, a ouvert la portière et m’a demandé où j’allais. J’ai dit que je ne savais pas, et lui ? Il allait au boulot. À Illkirch. Il était employé chez Alcatel, dans la recherche de nouvelles technologies pour téléphones portables. Il s’appelait Pierre. Il portait des lunettes. On était vite arrivé à destination. J’ai pris une photo de l’endroit où Pierre m’avait déposé. J’ai noté ce qu’il m’avait dit de lui. Et j’ai repris le stop, droit devant. Le conducteur de la voiture suivante n’avait pas le temps d’ouvrir la bouche que déjà j’avais demandé où il allait ? Benfeld. Parfait, j’ai dit. Il m’a fait monter. Et j’ai fait connaissance avec Richard, qui m’a parlé entre autres de sa nièce qui avait fait les beaux-arts. Elle avait même travaillé au Louvre, pour restaurer des tableaux. Pourtant Richard était d’avis que l’art, ça ne nourrit pas son homme non plus, etc.


Pendant deux jours une nuit j’ai continué à suivre les voyages des autres, rencontrant un monteur de grues qui m’a parlé du monde vu d’en haut, un jardinier de golf rigolard, un chercheur qui mettait en cause les théories d’Einstein… Une photo à chaque arrêt, sans recherche formelle, pur constat du présent où je me trouvais. Le hasard, au lieu de m’emmener vers des lointains inconnus, m’a drôlement fait tourner en rond entre la France et l’Allemagne, me faisant même repasser par Strasbourg, sans halte, pour finir au Luxembourg (où je n’avais jamais mis les pieds). Sans peur des grands mots, je te dirai que c’était un voyage initiatique. Exercice de mobilité, à tous les niveaux. Être dans l’ouverture de la rencontre – considérer chaque lieu comme digne d’être visité, chaque parole comme digne d’être entendue…


Au retour j’ai fabriqué un livre où les images et les paroles s’alternaient, plus les noms des personnes et des lieux, les dates et les heures. Un petit livre fait main, très proprement, et dont j’étais fier, jusqu’au jour où j’ai soudainement eu l’impression que les choses s’étaient figées là-dedans, et où j’ai décidé de les faire revivre dans la fragilité de la parole vivante. « Till R. raconte ses voyages et ceux des autres », conférence-diapo numéro un (2002). Une vingtaine de minutes. Au long desquelles je ne perds pas un mot ni sur les raisons, ni sur le principe du voyage, me contentant de réciter, sur un ton relativement monocorde, la litanie des lieux visités et des personnes rencontrées et de transmettre au public ce que chacune m’avait dite. Il se trouve que plusieurs fois, à la fin, on est venu me demander si j’avais inventé tout ça – ce que j’ai pris pour un compliment. Toute histoire qu’on peut raconter…


Il y a eu un antécédent en 2001 sous la forme d’une projection vidéo d’extraits de journaux télévisés refilmés (concernant surtout la situation en Palestine), que je « commentais » en live, comme un speaker mal informé, me bornant à énoncer ce que je voyais sur les images, en mettant de côté tout savoir préconçu : voici un homme qui court et qui crie, une voiture qui s’avance, voici les collines, le désert…


La deuxième « conférence », née en 2003, renverse le principe de la première : non plus le récit d’un voyage accompli, mais la proposition d’un itinéraire encore à faire ; à pied, cette fois-ci. « Comment aller chez Krimhilde », trente minutes bien remplies à expliquer un trajet, à l'aide de diapos et de dessins schématiques (muraux ou sur tableau noir, selon la circonstance) : le chemin le plus court pour se rendre chez Krimhilde. Personne ne sait de quoi ou de qui il s’agit, peu importe, ça commence à la gare de Strasbourg, les premières rues c’est facile, mais ! peu à peu, en sortant du centre ville, le chemin devient hasardeux, il faut sauter des murs, longer des rails, traverser des zones portuaires et rurales, les distances sont de plus en plus longues. Enfin on passe la frontière, presque clandestinement et de la façon la plus compliquée qui soit, pour tomber outre-Rhin, à la sortie d’un petit village, sur la friterie Chez Krimhilde. Un lieu tout ce qu’il y a de plus banal. Mis à part le nom assez inhabituel de la patronne (qu’on voit dans sa cuisine : dernière image). Krimhilde, l'héroïne du chant des Nibelungen : épopée d'une guerre fratricide, mythe fondateur de la germanité, repris par Wagner dans l'Or du Rhin… comme en écho à la « fontaine des orpailleurs » devant laquelle on vient de passer, au centre du village, et où un cartel nous détaille comment fonctionnait l’exploitation de l'or contenu dans le sable charrié par le Rhin et qui se déposait dans les méandres… ceci jusqu'à la rectification du Rhin en 1875, changement significatif du paysage qui est survenu juste après ce que le monument aux morts, à deux pas de là, appelle la « glorieuse guerre de 1870 »… etc. etc. Allusions ponctuelles à l'histoire d’une frontière, ouvrant comme un double fond sous le discours premier – à droite, à gauche – ce discours strictement didactique ! dont pourtant l'auditeur le plus attentif finit tôt ou tard par perdre le fil. Et le désir initial de la conférence me semble bien avoir été cette invitation à une dérive sans but réel, à une transformation du proche en lointain, du quotidien en terrain d'aventure – invitation également au rire provoqué, à force d’obstination, par la contradiction interne de l'entreprise : expliquer de la façon la plus claire et la plus rigoureuse qui soit comment se perdre le plus possible. (Là aussi j’ai reçu un beau compliment, un jour, de la part d’un inconnu : il m’avait vu comme « un personnage beckettien, en manque de territoire ».) C’est vrai d’ailleurs que je n’arrête pas de courir moi-même, tout au long de la conférence, sur une sorte de tracé triangulaire délimité par le dessin, l’écran et le projecteur – je relis mes notes : « Images belles ou non, le regard est déplacé vers leur utilité immédiate. Le conférencier ne se gêne pas pour rentrer dans l'image projetée afin d'en pointer les détails qui comptent pour se repérer. » – « Faire tout bêtement comme si les images et les mots pouvaient nous dire la réalité du monde, nous aider à trouver notre chemin. Revendiquer la littéralité, le simple plaisir d'enseigner, de montrer, de dire. Au risque joyeusement accepté de tomber de plus haut dans le décalage. »


Toujours en 2003, il y a eu une autre « performance parlée », sans diapos : « Till R. présente ses photographies ». Protocole simple : me tenir sur un tabouret, une estrade, un balcon ou tout endroit mettant une certaine distance entre moi et le public … me présenter, formuler mon souhait de présenter mes photographies, les sortir de ma poche – ce sont de petits tirages 10/15 –, les tenir devant moi et les feuilleter lentement. Une dizaine d’images, encore une fois plutôt banales, montrant chacune un homme, dans différents environnements. Comme mon public a beaucoup de mal à y distinguer quelque chose : m’efforcer de les décrire. Plusieurs fois les mêmes, laconiquement d’abord, puis rentrant dans les détails puis débordant de la description vers le commentaire, relatant les circonstances de chaque prise de vue, les rencontres (furtives ou non) avec les personnes représentées… m’arrêter quand je ne sais plus quoi dire.


En 2004, des ateliers menés dans différents contextes sociaux m’ayant valu l’invitation de travailler dans un Foyer Sonacotra, j’ai demandé à un certain nombre de résidents – jeunes et vieux, français et immigrés, travailleurs et Rmistes – de me parler de leur vie ; et j’ai pris des photos, que ce soit d’eux, d’un objet qu’ils me montraient en lien avec leur histoire, d’une photo de famille sur leur mur, que ce soit des salles communes différemment investies à chaque étage, des vues depuis leurs fenêtres, que ce soit des lieux dans la ville dont ils me parlaient… voilà la matière première du « plan de situation #1 : case départ », que je viens de montrer pour la première fois il y a deux semaines : toujours debout à côté de l’écran, télécommande à la main, j’ai parlé à la première personne du singulier, prêtant ma voix à celle des personnes rencontrées. L’une après l’autre. Entre chaque récit je me suis lavé le visage. Travail difficile à nommer – ni conférence ni performance ni théâtre ni – mais qui me semble dessiner un tournant nouveau, autant par son ampleur (une heure et demie de textes récités par cœur) que par la charge émotionnelle et politique de ce qui s’énonce dans ce vies vécues à l’extrême pointe de la précarité actuelle. Et puis par les quelques deux cent diapos sélectionnées, où l’indifférence du point de vue, l’esthétique de la banalité, si longtemps revendiquées, se sont effacées devant la nécessité d’une prise de position, au sens bien physique du terme. Et par le fait que ces diapos ont demandé alors un véritable travail de montage, le tout constituant une sorte de long métrage en images fixes.


Le Foyer Sonacotra Kibitzenau, barre grise allongée aux grandes fenêtres toutes pareilles, se trouve pris en étau entre le canal du Ziegelwasser et le talus du chemin de fer Strasbourg-Kehl, exactement sur la limite administrative entre le centre ville et les cités, près du terrain des gens de voyage – et surtout dans une zone bouleversée par les travaux publics liés au nouveau tram et au GPV, dont l’intention affichée est de combler un tant soit peu le fossé entre la ville et les banlieues. Pour visualiser toutes ces lignes de force, je m’étais procuré un plan de situation au service d’information géographique. Et de ce document magnifique m’est venu le désir d’esquisser un parallèle entre la situation du lieu et celle des personnes – dont beaucoup formulaient le constat d’avoir « eu une situation », une identité, de les avoir perdues et de se retrouver à la case départ. D’où le titre un peu complexe.


Depuis, le terme « plan de situation » s’est mis à galoper dans ma tête, avec tout ce qu’il m’évoque du désir de s’orienter, de la précision d’un regard se focalisant sur un petit fragment de la surface terrestre, d’une attention particulière à la délimitation des territoires par les jeux de pouvoir, les parcelles, les frontières… ce titre s’est alors imposé pour toute une série de projets en train de naître, consistant à chaque fois à explorer la topographie et l'histoire d’un lieu à travers la parole de ceux qui y vivent. Comment te dire le bonheur d’entrevoir un chemin devant moi qui me semble sans fin ? Il me semble que je pourrais partir de n'importe quel point de l’espace : de proche en proche je finirai toujours par découvrir un monde.


Après ce constat dont tu me pardonneras l’enthousiasme peut-être naïf, je voudrais donc terminer par l’évocation des deux nouveaux plans de situation qui sont désormais lancés. L’un se passera sur la frontière franco-espagnole, à l’occasion d’une résidence à Collioure. Je vais travailler avec la douane française, en pleine restructuration, à l’heure de l’ouverture intérieure de l’Europe – je voudrais voir qui sont ces hommes, comprendre leurs façons de se représenter ce territoire, leurs façons d’y circuler, leur rapport à l’autre qu’est pour eux le clandestin, le contrebandier, leur vision de la frontière et de son évolution… « de toute façon, maintenant la frontière est partout », m’a dit le premier douanier d’ores et déjà interviewé. Une phrase qui me semble mériter d’être approfondie.


L’autre projet se passera à Sélestat, grâce à une commande du Frac Alsace. Là, plutôt que de centrer l'enquête sur un seul lieu ou sujet, je partirai dans toutes les directions à la fois, en prenant l’emplacement du Frac comme point zéro d’une carte mentale à tracer au gré des rencontres. Une exploration aussi systématique qu’aléatoire des environs, tachant au passage de discuter avec un ouvrier aux ateliers municipaux qui sont juste derrière, un membre du club de canoë-kayak adjacent, une caissière du magasin d’en face, le patron du café du coin, le tenant (turc ?) du kebab trois pas plus loin, le gardien du cimetière, un campeur, un client des restos du cœur, un chercheur au Département Universitaire d’Études Territoriales, un fermier des environs… à la fin il s’agira de réunir tous ces fragments de vies et de réalités hétérogènes dans une conférence et une publication, pour voir comment ils pourront s’entrechoquer ou se répondre… si tout se passe comme prévu (je reprends mes notes) « ce sera une cartographie à entrées multiples, une toile trouée, tissée avec les fils du hasard. Une coupe à travers les différentes zones d’habitation et de travail et les différentes couches sociales. Ce sera une recherche fiévreuse de correspondances et de raccourcis, entre les morts et les vivants, entre l’histoire et l’actualité, entre tel livre trouvé à la bibliothèque et telle parole recueillie au coin d’une rue… Ce sera un documentaire sur la vie dans un endroit donné à un moment donné ; un documentaire ouvert de toutes parts sur l’imaginaire. Le rapport entre le récit et les images, entre une image et l’autre, entre une phrase et l’autre, sera donc très didactique – à certains endroits. Et parfaitement flou à d’autres. L’humour y sera probablement présent, puisque la tentative de description du monde à laquelle je m’attelle par la présente ne fait aucun sens si elle n’est pas exhaustive, et elle ne sera jamais exhaustive, c’est à dire que l’infini de la tâche est proprement terrifiant, et face à la terreur de l’infini il n’y a que l’humour qui puisse nous sauver. » Affaire à suivre, mon cher Julien. Merci pour tes grandes questions. Bien à toi, à bientôt : Till R.


Paru dans la revue « Livraison #5 : Rafraîchir l’écran », 2005, sur invitation de Julien Maire (Berlin).


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