Véronique RIZZO 

“In girum imus nocte et consumimur igni”
Nous tournons en rond dans la nuit
et nous sommes dévorés par le feu.

Guy Debord (Film 95 mn, 1978)

The Balls sont une série de dessins, sortes de labyrinthes high tech, donnant lieu à des déclinaisons : films vidéos, reproductions sur aluminium, installations lumineuses et papiers peints.
Une sphère est au prise avec des espaces abstraits complexes dont nous cherchons mentalement les issues, ou imaginons des intéractions avec leurs contextes. Dans les films vidéos, les Balls suivent un parcours singulier à l’intérieur d’espaces clos, leurs mouvements s’adaptent aux univers «réseauifiés». Suivant leur parcours, notre attention est conduite dans un état proche de l’ennui, frisant l’hypnose.

Un des ancrages référentiel est le fameux plan fixe sur une boule de flipper dans le film critique de Guy Debord, « In girum nocte et consumimur igni », sorti en salles en 1981. Ce film décrit l’aliénation de l’homme moderne à la société de consommation et au fonctionnement d’une économie capitaliste qui construit les conditions d’un nouvel esclavage. Le titre tiré d’une locution latine est ce que l’on appelle un palindrome, c’est à dire qui peut se lire dans les deux sens, appuyant par là le postulat critique de l’impasse d’une telle organisation sociale et plus philosophiquement celle de la condition humaine.

La boule tente désespérément de toucher le jackpot, cheminant à travers les circuits électroniques imprimés des puces intégrées, à la manière des petits jeux de solitaires en plastique des premiers âges postmodernes. Métaphorique d’une société de l’information évoluant en systèmes proliférants de réseaux de communication….
Les références s’entrechoquent et la boule butant sans cesse contre le cadre, connait de temps en temps le shingling de l’illumination, l’extra-ball qui donne droit au replay. Les illusions d’optiques sont provoquées par l’attention soutenue sur les mouvements de la boule et les troubles de la vision exacerbés par des flickers, des perspectives en distortions, des targets piégées et gobbles holes luminescents.
 
 
 
 
Sonate pour 2, ou Prélude à l’après midi d’un faune 2006-2011
Vidéo numérique en boucle, musique Francis Poulenc
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Commencée en 2006, cette petite œuvre fut achevée avec difficulté en 2011, la tristesse et la lassitude et peut-être la superstition, me submergeant à chaque tentative de la terminer.

L’idée du film et d’un fil narratif, est survenu à l’écoute du deuxième mouvement de « la Sonate pour deux clarinettes » de Francis Poulenc, écrite en 1918, et qui en comporte trois, et à laquelle, le biographe Henri Hell reconnaissait « une saveur acide qui agace délicieusement l’oreille ».

Cette petite sonate minimaliste m’a inspirée le drame entre deux boules se déroulant dans l’espace clos de l’écran ; la couleur verte comme seul décor.

Le sous-titre, fait référence à l’œuvre symphonique de Debussy, elle même illustration du poème de Stéphane Mallarmé. Debussy écrit alors en note explicative : « La musique de ce Prélude est une illustration très libre du beau poème de Mallarmé ; elle ne prétend pas en être une synthèse. Il s’agit plutôt de fonds successifs sur lesquels se meuvent les désirs et les rêves du faune dans la chaleur de cet après-midi. »

C’est au beau milieu de la composition du film que je me suis rendu compte des analogies narratives de « Sonate pour 2 », avec ces œuvres majeures des premières avant-gardes françaises.

Nijinsky, danseur, poète et peintre sublime, l’a porté sur la scène en 1912, à travers une chorégraphie paroxystique et scandaleuse dédiée à l’archaïsme de l’amour et du désir. Sur la musique de Debussy, qu’il jugeait trop douce, il inaugura cependant des mouvements tout en géométries, et en saccades, inspirés à la fois des gestes des fous et des dessins de vases grecs.

Jankélévitch écrit à ce propos : « c’est Eros cosmogonique qui nous parle ainsi par la voix bucolique de la flûte, et l’on sait comment Ninjinski, mimant le « coït avec Rien », imposait au public des Ballets russes cette angoisse méridienne, cette panique estivale, ce désespoir aphrodisiaque. »

  La troisième influence de cette petite œuvre est un souvenir d’enfance qui me troubla à jamais.

Contrainte à faire la sieste avec ma grand-mère (sicilienne !) à l’âge de trois ou quatre ans, je n’arrivais pas à dormir comme souvent les enfants dans ces cas là.

Je m’étais tournée de côté, les yeux fixant le mur inerte dans la chaleur du début d’après midi. Là dans un demi-sommeil se déroula une bien étrange scène : petit à petit, et comme si mon attention entrait dans une acuité telle qu’elle pouvait pénétrer l’espace microcosmique, j’observais un petit carré de mur où les choses semblaient s’animer. Il me semblait voir quelques petits points se déplacer en des mouvements non aléatoires mais selon des intentions bien précises qui se confirmaient au fur et à mesure que mon observation se faisait plus soutenue. Une histoire se déroulait sous mes yeux. Je devenais le témoin de la vie de petits êtres étranges et abstraits dont la é sence ou le corps se résumait à un point, et qui, se présentaient à ma vue comme si une brèche s’était ouverte entre nos dimensions éloignées et incompatibles.

Pendant le temps de la sieste, j’assistais donc en témoin privilégié, à une tranche de vie de l’univers de ces petits points. Leurs déplacements perpendiculaires et leurs poursuites effrénées devenaient d’une expressivité pleine de sens pour moi. Leurs existences semblaient aussi animées et passionnelles que nos vies d’humains, et, n’ont eu pour un laps de temps plus de secret pour moi. Je m’attachais d’ailleurs avec un intérêt particulier à un de ces petits points et à ses péripéties. Ce qui se passait vraiment, je ne pourrais le dire car je l’ai oublié depuis, mais je suis restée convaincue que je fus le témoin d’une forme de vie qui, si infime était-elle, comportait son lot d’émotions, attirance et amour, répulsion et bataille, fuite et solitude… qui n’était pas si éloignée des nôtres.

Plus tard, je repensais souvent à ces petits points et je retrouvais dans mes lectures des indices de cette expérience dans deux textes dont je raffole : une fable de Robert Louis Stevenson : « L’horloger », et « Flatland » de Edwin Abbott Abbott. Je conseille vivement à toute personne qui s’intéresse à ce genre de phénomènes de les lire.
 
The balls 2007-2009
13 dessins reprographiés sur aluminium brossé, 100 x 75 cm
 
 
 
 
 
 
 
 
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