Delphine POITEVIN 

 
Autre rive, 2009
Photo-graphie, 60 x 90 cm
 

Autre Rive (terrain vague) extrait de carnet

Autre Rive s’inscrit dans une généalogie de travaux autour de la thématique des terrains vagues qui se compose de photographies et de dessins faits lors de déambulations urbaines et périurbaines dans Paris et sa banlieue.
Autre Rive est une photographie en plongée qui a été rehaussée d’un dessin à la palette graphique. 
Ce point de vue fait vaciller nos repères spatiaux habituels : le plan est rabattu. Ce qui était au sol se retrouve à la verticale. Cette verticalisation se double du mouvement ascendant du dessin. Les déchets (de « déchoir » qui vient du latin decadre, cadere « tomber »), vêtements et chaussures abandonnés jonchant le sol, sont, par conséquent, réhabilités (voir Ninfa Moderna. Essai sur le drapé tombé de Didi-Hubermann). 
Cette vision est frontale, sans profondeur et sans horizon, comme dans certaines estampes japonaises. Les différents objets se déploient sur un même plan perceptif renforcé par un dessin dont les foyers d’intensité sont répartis de façon égale sur l’ensemble de la photographie. 
Lorsqu’on quitte Paris en marchant au bord de la Seine en direction d’Ivry-sur-Seine, le paysage urbain prend des allures de campagne. On y voit des pêcheurs solitaires, une petite plage de sable et des sentiers. Pourtant le sol goudronné et la plaque d’égout présents sur la photographie nous rappellent instamment que nous sommes toujours dans un espace urbanisé. 
L’intérêt que représente ce type de paysage réside dans sa proximité immédiate avec une grande ville telle que Paris. Il s’agit d’un paysage composite bien difficile à catégoriser et à définir. 
La photographie délimite et définit un espace. Elle découpe dans l’étendue du paysage une parcelle que le dessin pourra investir et s’approprier à une échelle moindre et plus facilement appréhendable. 
Est-ce que cette image fait en elle-même paysage, relativement à la question du point de vue, des dimensions de la photographie, etc. ? Le dessin réorganise -t-il un paysage chaotique ? Et auquel cas, de quelle manière le fait-il ?
Qu’apporte un dessin réalisé à la palette graphique comparativement à un dessin qui aurait été fait avec des outils traditionnels ? 
Le fait que le dessin à la palette graphique soit de même nature que l’image numérique tend à « unifier » et à mêler l’hétérogénéité des médiums convoqués : le dessin et la photographie. 
Elle permet au dessin de s’introduire, de s’immerger en zoomant dans l’infinitésimal, et d’entrer dans la texture de l’objet qui n’est autre, en réalité, que celle de l’image pixélisée.
Mais elle a cet inconvénient notable que : plus on zoome, plus la forme se décompose et perd sa définition. Et en se pixélisant, celle-ci devient alors immanquablement illisible. L’objet se dématérialise, voire se désintègre. 
De plus, en isolant ainsi une de ses parties, nous perdons de vue l’ensemble de l’image. Or le dessin se veut fluide, mouvant, parcourant l’espace d’un objet à un autre. Aussi requiert-elle un va-et-vient constant entre un point de vue rapproché et un point de vue d’ensemble. Ces ruptures qui interviennent dans le flux graphique ne sont peut-être pas dénuées d’intérêt.
Le dessin permet de revenir sur un lieu mentalement, et cette distance donne lieu aux projections imaginaires. 
Comment s’approprie-t-on l’espace urbain lorsque celui-ci est pensé de manière déterminée ? N’est-ce pas dans les espacements, les vides, que la vie surgit et que de nouveaux liens peuvent se tisser. 
Le dessin serait alors une autre manière d’évoluer dans l’espace autorisant davantage la lenteur, les retours et les détours, la flânerie.

Le dessin s’infiltre dans les plis du tissu, se plaît dans les zones d’ombre, déploie ses fils d’un objet à un autre. Les plis infléchissent le dessin. 
Les vêtements se délavent et blanchissent peu à peu par leur exposition prolongée aux éléments climatiques (la pluie, le soleil, etc.). Cette dégradation les amène irrémédiablement vers ce qui est indifférencié, et parfois même jusqu’à un retour ultime à la matière. Ils sont alors absorbés par leur environnement. Métaphoriquement, le dessin opère parfois de la même manière par imprégnation et incorporation.
Ces vêtements, qui évoquent une présence humaine en creux, suscitent une certaine mélancolie.
Lorsqu’un espace est oublié ou abandonné par l’aménagement urbain, la nature reprend en général assez rapidement ses droits. Le goudron se fend sous la pression des forces naturelles, la mauvaise herbe ou l’herbe folle s’immisce dans les interstices. Ce qui est dessous, ce qui a été recouvert, revient alors à la surface (voir Hamlet d’Henry Miller).
La physionomie de ce type de paysage se modifie constamment. Quelques jours après mon passage, je suis retournée sur les lieux pour y faire d’autres photographies, mais le terrain vague avait disparu, englouti par la montée des eaux, et les vêtements avaient été emportés par la Seine. Seul un arbre déraciné gisait dans l’eau.

Le dessin n’est pas contenu à l’intérieur ou autour des objets, il va et vient comme une onde entre les objets épars. Le dessin se diffracte à l’image des objets dispersés.
Même si l’action du dessin sur l’image photographique se veut discrète, elle lui insuffle du mouvement, la modèle et la transforme. Elle pourrait être comparée à des jeux de lumière sur un plan d’eau : l’asphalte semble se muer en surface aquatique et les choses qui jonchaient le sol semblent désormais flotter. 
Il produit des résonances entre les différents éléments et rompt ainsi leur isolement. Les objets sont pris dans un mouvement général : à la fois décentré et enveloppé.

 
 
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