Delphine POITEVIN 

 
Terrains vagues, 2009-2018
Dessins, impression sur calque, 29, 7 x 42 cm
 

Terrains vagues, extrait de carnet

Les dessins qui appartiennent à cette série ne sont pas à proprement parlé des représentations de terrains vagues, et la référence au terrain vague tient métaphoriquement tout autant au processus créatif qui est en jeu. 
L’expression « terrain vague » est l’association de deux mots opposés : un terrain qui est un espace d’une étendue circonscrite et délimitée et le qualificatif « vague » qui évoque ce qui est, au contraire, indéterminé et indéfini. 
Si on déplace l’opposition intrinsèque de ce terme dans le domaine du dessin, on peut faire les parallèles suivants : d’une part entre le terrain et l’espace donné de la feuille de papier, et d’autre part entre l’aspect vague et le dessin indéfini et évolutif. 
Plus précisément, le vague se caractérise par une nature qui reprend ses droits, c’est à dire par un retour de ce que nous appelons « la mauvaise herbe » ou « l’herbe folle », et, donc, par le surgissement de l’indompté, de l’indiscipliné dans tout espace qui est abandonné par la mainmise urbanistique. 
Cette opposition se joue aussi au niveau de ce qui est figuré par la confrontation d’un dessin linéaire et d’un dessin non-linéaire. 
Comment ces deux types de dessin s’articulent-ils l’un à l’autre ? Quelles sont les conditions propices à l’émergence d’un dessin non-linéaire ? Comment la végétation s’extrait-elle ? Se libère-t-elle ? Ou bien se plie-t-elle aux structures ?
L’irruption de la végétation a lieu à travers des traces humaines : détritus, ruines, etc. La végétation pousse au travers ou entre des structures (sommiers retournés, cages, bâches suspendues, etc.). Une sorte de canevas sert parfois au déploiement d’un dessin progressif.

Il y a souvent une tension entre des éléments de nature différente. Celle-ci est observable, par exemple, entre des poutres et des arbres imbriqués, et par là même, entre ce qui est « naturel » et ce qui en est dérivé, manufacturé. Les poutres jouent-elles le rôle d’un tuteur, d’un étaie ? ou bien celui d’un étau contraignant et réprimant ?
Bien que les arbres soient déracinés et encastrés dans une structure, ils donnent cependant l’impression de continuer de croître.

Une tension est également visible entre ce qui tend à sortir (la végétation) et ce qui recouvre (bâche, filet, grillage, matelas, sommier renversé, etc.).
Cette mise en tension est sensible dans la densité du dessin qui se concentre plus particulièrement dans les points d’articulation entre les deux.

De nombreux dessins de cette série créent de l’entrelacs : les éléments s’enchevêtrent. Les formes sont travaillées de l’intérieur et dans leur relation avec l’espace environnant. 
Lorsque la végétation ne se greffe pas, ne s’accroche pas à autre chose, elle s’emmêle, s’enveloppe sur elle-même comme une plante grimpante qui serait en mal d’un support d’appui comme la vigne vierge ou les volubiles (du latin volubilis, « qui tourne »).

La feuille de papier n’est pas un espace où viendrait se déposer le dessin. La matérialité papier blanc revêt une importance dans le processus créatif. Le dessin semble pousser entre ou à travers lui.

Un des dessins de cette série présente trois arbres déracinés qui semblent tout aussi bien se former que se décomposer. En tout cas, ils sont en suspens dans leur processus de transformation.
Plutôt que de représenter une forme, il s’agit de représenter un phénomène, un processus de transformation en cours. 
Les formes se désagrègent (par effeuillement, desquamation, exfoliation) et tendent à se dissoudre, voire à être absorbées par leur environnement, par le blanc de la feuille de papier. Paradoxalement, le dessin se fait tout en se défaisant, et il nous est bien difficile de dire s’il s’agit de l’un ou de l’autre phénomène.
Parfois, les formes ne sont que très légèrement suggérées (empilement de planches) et des parties du dessin sont volontairement laissées inachevées.

Une structure à peine ébauchée d’une maison, figurée par un dessin linéaire et architecturé, contraste avec un dessin qui s’apparente à une texture. Par une multitude de traits, le dessin tend à tisser une surface.

Certains dessins évoquent des jardins miniatures ou des maquettes : un monticule d’où la végétation perce ici et là qui donne la sensation de quelque chose en gestation travaillée par en dessous ; un petit enclos, espace délimité à la perspective déployée, qui donne l’impression d’être en train de se transformer. 
Dans cette série, le dessin semble transparaitre, affleurer, sourdre par endroits. La végétation envahit des interstices, des espaces vides.
Le dessin est modelé aussi par ce que l’on ne voit pas, ce qui est en dessous, recouvert (par des bâches, des toiles, de la terre, etc.), laissant transparaitre des formes sous-jacentes, ou par le vide des formes en creux. 
Les dessins présentent parfois des trames qui leur donnent progressivement forme. Ainsi certaines formes donnent-elles l’impression d’être gonflées par l’air, d’être habitées par le vide. 
De même, les parties qui sont en réserve participent pleinement au dessin. Le vide n’est, par conséquent, en aucun cas synonyme d’absence et de rien.

Ces dessins ont été faits dans la même période que les photographies de chantier (échafaudages, etc.). La référence au domaine du chantier comme espace en devenir apparaît aussi dans ces dessins.
Ils sont concomitants aussi avec les photographies de terrains vagues prises lors de promenades urbaines et périurbaines.
Toutefois, ces photographies n’ont pas constitué un matériau à partir duquel les dessins auraient été faits. La photographie n’est pas même invoquée par la mémoire et les souvenirs conscients. Aussi, toutes formes qui s’y rapporteraient resurgissent de manière non préconçue au cours du dessin.
Les dessins sont travaillés par l’oubli et la rémanence. Aucune image mentale préformée ne se profile au commencement du dessin. Le mécanisme de l’oubli, qui se met en branle, est producteur de formes parcellaires et effacées. Mais cela ne s’oppose pas à une certaine précision et à un certain contrôle dans la progression du dessin. Le dessin du contour est moins prompt à montrer une forme en devenir et en transformation. La trace et le tracé se superposent dans l’acte du dessiner, subordonné à une intention formelle, au point qu’ils peuvent se confondre tout à fait. En revanche, lorsque le dessin n’est pas linéaire, il porte, le plus souvent, la trace de sa formation, de ses tâtonnements et de ses repentirs. En d’autres termes, il donne à voir la temporalité d’un dessin en train de se faire, d’un « dessin dessinant ».
A l’intérieur de ces dessins, deux temporalités différentes sont perceptibles : le temps de la ligne continue et le temps discontinue de la multitude de traits.
Ces deux types de dessin sont travaillés simultanément.

Ces dessins sont issus d’un carnet. Il est sans doute moins inhibant de dessiner préalablement dans un carnet de dessin, car celui-ci offre, en général, un papier « sans qualité » particulière habituellement utilisé pour le croquis ou l’esquisse. 
Le dessin n’est pas dans un premier temps extrait du contexte de recherche dans lequel il se trouve. Il est pris dans un ensemble et mis en perspective avec tous les autres dessins. 
L’espace intime proposé par le petit format des carnets favorise davantage les expérimentations et les découvertes.
Le fait de dessiner dans un carnet de dessin confère un caractère non définitif à l’acte lui-même. Le dessin perd alors sa nature unique et isolée. Les dessins de cette série ont été pensés dans une multiplicité. 
Sur une même feuille sont parfois réunis deux à trois dessins distincts comme s’il s’agissait de dessin d’étude.
Le mode d’exposition tente aussi d’en rendre compte : les dessins imprimés sur du calque sont épinglés au mur. Cet accrochage contribue à donner une lecture plus fluide où la circulation d’un dessin à un autre n’est pas interrompue visuellement par des limites définies par des cadres.
La translucidité du calque laisse transparaître le mur qui les supporte. Ainsi, le mur fait partie intégrante des dessins. Les dessins ne sont donc pas imperméables à l’environnement qui les accueille. Ils tissent des liens avec l’espace dans lequel ils se trouvent. Leur perméabilité les expose aussi aux influences extérieures. Même si le calque tend à une certaine immatérialité : la quasi-disparition du support, il n’y a pas cependant une totale adhérence à l’espace environnant. Le calque possède des qualités sensibles indéniables liées à sa translucidité laiteuse. Et si la qualité du calque suggère une certaine fragilité, sa précarité est maîtrisée, techniquement, au moyen de l’impression.
La question de l’original ne se pose pas ici en termes d’unicité. Les dessins « originaux » du carnet ne sont qu’une étape dans le processus créatif. L’original n’est pas destiné à être montré tel quel. Le dessin imprimé aurait, par conséquent, un statut comparable à celui de la photographie. Il serait à considérer plutôt sous l’angle de la reproductibilité.

Au travers la chaine informatique le dessin peut changer de dimensions et de supports. Il peut se transformer en passant d’un médium à un autre : du dessin à la photographie et de la photographie au dessin.

 
 
Vue de l'exposition 2dans2hors, Galerie du Crous-Beaux-Arts, Paris, 2010
 
Retour