Ramallah 2013
Documentaire, 28 min, couleur
Production : Films de Force Majeure
Pour faire
le portrait de Ramallah
Pour se rendre à un festival d'art vidéo (à la manière de Prévert pour faire le portrait d'un oiseau) : Vérifier d'abord que votre passeport est en règle / Réserver ensuite votre ticket de voyage / Réserver ensuite une chambre d'hôtel / Quelque chose de joli / Quelque chose de pas trop cher / Quelque chose de pas trop loin des salles d'exposition et de projection… Ces petites démarches sont valables pour n'importe quel festival dans n'importe quel pays du monde. Ou presque. En février, je me suis rendu en Palestine. Un festival d'art vidéo se déroulait à Gaza. Mais impossible d'obtenir l'autorisation de m'y rendre auprès des autorités israéliennes. Pourtant Gaza, vous ne vous trompez pas, c'est bien la Palestine.
Je n'ai rien vu à Gaza !
Je lis dans un journal, à mon retour, un article sur Alain Resnais qui vient de mourir ce 1er mars. Je suis frappé par l'un de ses souvenirs d'enfance. Il dit : « Je me souviens de certains de mes amis, les cinq fils d'un médecin à qui leur père interdisait d'aller au cinéma, non seulement à cause des images, mais aussi à cause des microbes. » Cette histoire a à voir avec ma mésaventure gazaouie. C'est toujours officiellement pour des raisons de sécurité que l'on vous empêche d'entrer sur ce territoire. Depuis que je fréquente la Palestine, c'est la seconde fois qu'Alain Resnais surgit. La première fois, ce fut quand le poète Mahmoud Abou Hashhash me remit son livre « Ramallah, mon amour » (Galaade Edition). Une longue lettre adressée à une femme, ou à sa ville. Nous sommes quelques temps après l'invasion de la ville en 2002 par l'armée « Tsahal ». C'est l'acronyme de Tsva Hagana LeIsrael, ce qui signifie Armée de « Défense » d'Israël. Je me demande si l'avion qui a largué la bombe atomique sur Hiroshima appartenait à une Armée de « Défense » des USA ?
Dans le livre de Mahmoud Abou Hashhash, on trouve ces mots : « L’imprévu absolu se substitue à l’ordinaire. Le chemin ne conduit plus à aucune maison. Désormais, la maison ne confère plus aucune sécurité, ni chaleur ou repos. La ville, tyrannisée par l’imprévu, a transformé chaque foyer en prison. La vie est devenue fille du hasard. Je suis vivant parce que j’ai de la chance, c’est tout. Aucune autre raison ne l’explique, ni la volonté de vivre, ni même les lois de la sélection naturelle.»
Qu'ai-je vu à Ramallah ?
Depuis 2002, Ramallah a beaucoup changé. La ville s'est étendue. De riches maisons et des hôtels luxueux ont été construits. Des voitures rutilantes circulent. Des bars avec de l'alcool et des musiques comme on peut en entendre à Montréal ou à Paris ont ouvert. Une petite odeur de corruption plane dans les airs, pendant que l'immense majorité de la population vit chichement.
Quelles images montrer ? Celles que nous livrent les grands médias sont toujours spectaculairement partiales, déprimantes, réductrices. La plupart des films (documentaires ou fictions) ont du mal à se détacher de la cruelle situation politique et sociale vécue à cause de l'occupation. A chaque fois, c'est le dominant qui compose l'image (murs, militaires…) que le réalisateur enregistre avec les « meilleures » intentions. Pourtant, il suffit de regarder vivre les Palestiniens, qui ont inscrit leur lutte de libération sur un temps très long (déjà 66 ans), pour s'apercevoir combien dans le quotidien ils affirment leur souveraineté. Dans le camp de réfugiés d'Aïda (à Bethléem), il existe un centre culturel (Al Rowwad). Son directeur Abdel Fattah Abusrour définit ainsi le projet : « La belle résistance contre la laideur et la violence de l'occupation ». Et toute l'énergie de son équipe vise à permettre aux usagers, par les voies de la création artistique, à « trouver d'abord la paix en soi ». Et n'allez pas y voir là une connotation religieuse. Cette paix recherchée, c'est la force nécessaire pour ne pas vivre en esclavage.
Quelques artistes étrangers, passée l'indignation qui les saisit quand ils découvrent de leurs propres yeux la réalité de l'occupation, ressentent la nécessité de rapporter chez eux une image plus nuancée, plus contrastée, que celles qui circulent dans les médias. C'est à chaque fois un pari périlleux. Le contre-pied d'une image stéréotypée n'est pas une garantie de vérité.
La réalisatrice française Flavie Pinatel ne s'est pas pris les pieds dans le tapis de la condescendance en réalisant une vidéo intitulée tout simplement Ramallah (27'40 / 2013). Le film ne dit certes pas tout de la réalité de la ville, mais s'attache à donner un aperçu de ses aspects contradictoires, contrastés, voire conflictuels. Les premières images montrent le mur, comme si Flavie Pinatel voulait se débarrasser une fois pour toute de cette encombrante anomalie dans le paysage, passage obligé (cheik-point) pour se rendre en Cisjordanie depuis Jérusalem. Maintenant, allons voir ce qui se passe dans cette ville. C'est délicat, car Ramallah n'est pas représentative de la Palestine. C'est une sorte de vitrine, qui soit préfigure ce que pourrait être la Palestine une fois l'indépendance recouvrée (un dynamisme immobilier et commercial, une économie du loisir et de la culture, une ouverture vers la modernité de type occidental mêlé à la tradition orientale…), soit sert à masquer la réalité cruelle de la Palestine (une économie sous perfusion étrangère, une richesse qui ne concerne que 5% des habitants de Ramallah, une Cisjordanie de plus en plus morcelée du fait de la colonisation croissante…).
J'ai dû revoir le film trois fois avant de l'accepter. D'abord attentif à ce que disent quelques personnes interviewées, Janet Mikhaïl (maire de la ville), un DJ critique de la situation économique et sociale, une jeune fille soucieuse de l'émancipation des femmes…), puis un peu agacé par les séquences exhibant les « joies » d'une jeunesse dorée, « émancipée », dansant parmi les lumières kaléidoscopiques de boîtes de nuit. Je décide de revoir le film et réalise que je ne l'avais pas vu. Je n'avais fait jusqu'alors que vérifier s'il était conforme à l'idée que je me fait de Ramallah. Soudain, j'ai enfin vu des images, les longs travelling dans la ville, la durée des plans qui se posent là sur une jeune fille qui danse, là sur une jeune femme qui marche dans la rue avec un masque de carnaval, là trois vieux hommes assis sur un banc en train de plaisanter, là un berger qui accompagne ses moutons paitre sur une colline aride que des promoteurs immobiliers vont bientôt couvrir de béton (des panneaux publicitaires l'attestent), des enfants qui jouent dans les rues d'un camp de réfugiés… J'ai compris que Flavie Pinatel ne cherchait pas seulement à donner une autre image de Ramallah, à faire de la contre-propagande (qui aurait pour conséquence de couvrir les images du linceul de l'idéologie qui est la maladie infantile du film militant), mais qu'elle avait cherché à tenir à distance les idées reçues, les clichés véhiculés tant par Israël que par les « amis » de la Palestine qui se contentent souvent de dénoncer l'horreur infligé à ce peuple. Les images de Pinatel révèlent la respiration, le pouls, le grain de la peau de Ramallah et de ses habitants. Comme si elle cherchait à faire le portrait des fantômes qui hantent la ville, cachés sous les apparences. Souvent c'est Beckett qui dit le mieux ce qui se passe dans les tripes d'un artiste : « L'expression du fait qu'il n'y a rien à exprimer, rien avec quoi exprimer, rien à partir de quoi exprimer, aucun pouvoir d'exprimer, aucun désir d'exprimer, et, tout à la fois, l'obligation d'exprimer. »
Pas très loin d'ici, il y a Gaza (dans le cœur de tous les Palestiniens). Je n'ai rien vu à Gaza. Je voulais voir l'exposition « Nature de l'Esprit » de Bashar Alhroub. Son œuvre est hantée de fantômes. Eux seuls échappent à la surveillance des drones, des caméras et des vigiles postés sur les miradors. Ils sont aussi porteurs de la mémoire, d'histoires vécues qui s'enchevêtrent avec le présent. Un présent qui toujours nous échappe et qui, dans sa version contemporaine avec son déploiement d'images et de technologies qui connectent les corps plutôt que de les réunir, avec son culte de la vitesse qui nous empêche de prendre notre temps, mène une véritable entreprise de désintégration des êtres. C'est ce qui s'exprime dans son installation vidéo No Time No Place (2009). Devant cette œuvre, nous assistons à une sorte de lutte des surfaces (comme on dirait une lutte des classes), un conflit entre le néant (noir) et une multitude de grains de lumière (gris/blancs), sorte de rideau plissé remué par une brise ou une main invisible. Une image qui veut prendre corps, consistance, s'animer.
Je me souviens de la première fois que j'ai rencontré Bashar en 2007 à Ramallah. La Municipalité autorisait encore des affichages de photos des Martyrs de la lutte de libération. Parmi elles, des affiches intriguaient. Une chevelure noire et une barbe naissante entouraient la surface blanche d'un visage anonyme. Dessous était inscrit en arabe et en anglais : The Martyr :………… Chacun pouvait y inscrire le nom, celui d'un défunt ou son propre nom de martyr potentiel. Quand plus tard, je vis l'artiste, je reconnu aussitôt que ce visage potentiel était le sien. Je l'ai re-connu. L'affiche exposait une absence. Ou effaçait une présence. L'art de la persistance. Fantomatique.
Les œuvres que j'ai citées ici croisent des regards autour d'un même territoire et d'un même peuple. Regard de l'extérieur du problème (une étrangère dans Ramallah), regard de l'intérieur (un Palestinien dans un pays qui n'existe pas vraiment). Il faudrait tirer une leçon de ce double point de vue. Trouver une formule inventée par quelqu'un qui serait à la fois du dedans et du dehors. Je pense à Franz Fanon (un Martiniquais qui s'est engagé corps et âme pour la cause de l'Indépendance de l'Algérie) : « L'essentiel n'est pas ce que l'on a fait de toi, mais ce que tu fais de ce que l'on a fait de toi».
Marc Mercier
in Revue 24 Images (Montréal), n°167 (Juin 2014)
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