Drôles de dames indignes
Décrivant Marie Besnard, « la -Bonne Dame de Loudun », la formule journalistique consacrée parle « d’une femme imposante avec une voix de fillette ». Les surréalistes ont salué le parricide de Violette Nozière, adolescente syphilitique prostituée aux noctambules, d’une aspersion « d’eau de voilette ». Jean Genêt a ouvert le placard de la chambre de bonne où s’empilaient les dessous cousus par les sœurs Papin, pour le secret de leurs ébats saphiques, loin des yeux de leurs Thénardier. À cela s’ajoute le fait qu’il n’y eut jamais de cambriolage dans les quartiers bourgeois sans que le visiteur ne dépose son colombin dans le lit matrimonial. Il faudrait rejouer ces mêmes scènes de carnage dans les présentoirs des -grandes surfaces où une litanie de chambres à coucher accumule des décors. Seuls, à notre connaissance, Charlot et Paulette Goddard, dans Les temps modernes, ont réussi l’exploit d’y installer le désordre d’une nuit d’amour en noir et blanc. Enfin, nous évoquerons ce vieux courrier des lecteurs de Libération où de nouveaux locataires racontaient avoir tenté de faire disparaître à coups de détergent la trace incrustée dans leur parquet d’un -suicidé solitaire y ayant pourri six mois avant d’être retrouvé.
Comment le catalogue de tous les espaces stéréotypés promis aux lotissements de la classe moyenne, la plus fragile, la plus endettée, figurerait autant de lieux du crime? Sur quel indice nous appuyons-nous? Conventionnels, certains préféreraient voir dans la surcharge des motifs floraux et des bibelots une attirance pour le kitsch, son ironie facile. Ces lieux sont pourtant salis au jus de merde et accueillent des fantômes aussi incongrus que des caniches eczémateux, animaux de compagnie dont Lacan observe qu’ils sont « traversés de spasmes, du reste courts, relevant de l’inconscient ». Ne retrouve-t-on pas, dans ces décors chargés de massacres et de panoplies les odeurs de cuisine de Mme Maigret ou de tabac pour pipe de ce qu’on nomme, Quai des Orfèvres, « les bœufs carottes »? Une seule première de couverture propose la même teneur que ces photographies d’intérieurs profanées, c’est celle du magazine Détective quand, orientant d’une légende le portrait d’une ménagère dissoute par la trame de l’impression, il cite le témoignage de voisins impressionnés par l’aura de sensualité de la victime.
L’acte pictural en guise d’attentat. Ces supports photographiques clinquants et coûteux, barbouillés de bistres, de brou de noix, de brun noir bouchés, enregistrent un acte vengeur. Ils inscrivent dans un espace figé une présence clandestine qui est autant celle de l’idiot de la famille que de l’assassin. Le fantôme est clownesque, proche de l’animal. Il se glisse entre chambranle, dormant et embrasure. C’est ce que l’on nomme avec mépris, voulant désigner les moins doués d’entre nous: « une tache ». Une « tache », ça ne sait jamais où se mettre. Ça a toujours peur de tout casser. Surtout, ça fait des bêtises, comme renverser la cafetière sur le canapé ou la flirteuse. Un ordre est établi une fois pour toutes et une insolente, au demeurant timide et ayant l’air de ne pas y toucher, vient y mettre la merde. Tous les étrangers à la famille éclatent de rire. Vous prenez un apéritif guindé chez les Dupont et ne voilà-t-il pas que toutes les étagères de la bibliothèque remplies de livres ayant pour sujet la Wermacht et les Waffen SS, rongées par les termites proliférant grâce au réchauffement climatique, s’écroulent d’un coup. Patatras! Vous éclatez d’un rire stupide et bruyant. Vous ne pouvez pas vous en empêcher. M. Dupont, furieux qu’une telle catastrophe provoque l’hilarité, vous met à la porte. Il y aurait des milliers d’exemples comme cela. Mais il y a aussi toutes les séquestrées de Poitiers rôdant dans ce genre d’intérieurs. Mongolienne ou nymphomane, la « tache » fait partie des secrets de famille. Normalement, elle n’aurait pas dû quitter la cave. Vous êtes entrés chez les Dupont après avoir sonné plusieurs fois. Vous entrebâillez la porte sur le hall et vous voilà nez à nez avec un bonhomme de boue ou le rejeton de la fosse septique. Excusez-moi, je ne fais que passer. Votre père n’est pas là?
Il est possible de saisir la violence burlesque des photographies retouchées de Raphaëlle Paupert-Borne en regardant son film intitulé Marie-Thé. Un bazar au village, une caméra se promenant sur les gros plans -d’objets aux étiquettes personnalisées et rédigées avec soin et candeur. Voix off de la commerçante dont le négoce tient lieu de sacerdoce et de désespoir. Presque une introduction à une histoire de ragots et de dénonciations calomnieuses. La solitude des exilés de l’intérieur. Une mise au ban de proximité, pour employer un mot à la mode. Avec, chez la brave vieille dame, l’amorce d’un ressentiment. C’est cruel et c’est méchant parce que c’est sourd. Les coups les plus étouffés sont ceux qui font le plus mal. Le Tour de France cycliste tout autour du village de Marie-Thé, avec sa caravane et ses spectateurs dans les virages, nous rappelle Sombre, le film de Philippe Grandrieux avec son serial killer. Marie-Thé -comme serial killer? Combien faudrait-il de petites mesquineries pour précipiter dans la folie vengeresse un individu à peine de guingois et qui s’accroche à la poésie de la bimbeloterie?
L’œuvre de Raphaëlle Paupert-Borne dans sa diversité est propice à l’imaginaire parce qu’elle instaure des personnages ambivalents. Elle l’a fait par les moyens du clown (Fafarelle: Bécassine ou Fiancée de Nosferatu?), de la performance, de la photographie, du cinéma, de la vidéo, de la peinture et du dessin. Elle entretient une tension entre sa volonté de raconter et celle de peindre. Elle fait passer des emplois et des spécificités propres à une pratique dans une autre. Si elle monte des scènes de genre aux moyens de la photographie retouchée, elle peut aussi faire de la prise de vue au moyen de la seule peinture. Ces deux volontés sont inscrites en même temps. Même si Raphaëlle Paupert-Borne voulait se consacrer uniquement au travail de la touche et du recouvrement, ses tableaux garderaient une valeur de fiction et de document. Ceux en grisaille, par exemple, où des valeurs sont rapidement inscrites sur le motif (fauvisme en noir et blanc?), notent des ambiances liées au cinéma et à la photographie (road-movie des bords d’autoroute avec touche expression-niste?). Porosité donc des moyens d’expression qui se déversent les uns dans les autres en éliminant leurs frontières et leurs préjugés. Allant sur le motif pour sculpter une scène ou un espace avec des valeurs, parce que la grisaille est en peinture l’école du modelé, l’artiste apporte à son document une intemporalité qui le dramatise. De même les dessins. Toute une série choisit un format horizontal de bande dessinée ou de sketch-board.
Certaines avant-gardes puristes du siècle dernier cherchaient à cantonner chaque moyen d’expression dans ses limites précises. Les conditions d’un dialogue entre moyens d’expression ne pouvaient avoir lieu que si chacun redessinait et gardait ses frontières. On a parfois l’impression que Raphaëlle Paupert-Borne, tout au contraire, pratique l’autrisme cher à Robert Filliou et qui est la méthode digressive des faux distraits. Comme on peut lancer malicieusement à quelqu’un qui vient d’oublier ce qu’il voulait nous dire: « Hé bien, profites-en pour dire autre chose! » on peut imaginer un être dont la pensée divergente saisirait l’occasion d’avoir une idée pour aussitôt bifurquer vers une autre. Là, dans notre cas, ce serait: « Tu veux faire quelque chose, hé bien profites-en pour en faire autre chose! ». Point d’appui fragile et humoristique. L’art de Raphaëlle Paupert-Borne, contrairement à celui des avant-gardes, est impur: il l’est dans ses moyens et sa psychologie. Il est une façon de rebattre les cartes ou de rouvrir le jeu. Il n’y a pas de sensations qui ne soient pas transposables et rien n’est incomparable. Ainsi le jeu des vases communicants est incessant. Ce ne sont jamais les définitions qui sont explorées ni même les éléments d’une pratique, mais un sentiment du monde. Nous avons essayé de dire que, de la photographie à la peinture et de la peinture au cinéma, nous ressentions la même tonalité sensible liée à un environnement social: les gens, pas les petites gens ni les grandes personnes. Leur créativité avec leur maladresse et leur fracture. Nous finirons par des touches d’intuition. Bien sûr, elles sont faciles en regard de la biographie. La cruauté des milieux sociaux. L’étrangeté. L’épouvante, l’émerveillement1. L’être humain comme un pingouin en deuil. Enfin, tout ce qui fait L’origine du crime2: l’attente, la disparition. L’acidité sourieuse de l’œuvre de Raphaëlle Paupert-Borne est floutée par des éclipses partielles: chaque ombre domestique est un mauvais démon qu’on voudrait avoir mis au piquet mais qui en sort sitôt la porte refermée. On se prend à regarder les tableaux comme on pioche des photos dans une boîte à chaussures.
Frédéric Valabrègue, mai 2007.
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