Raphaëlle PAUPERT-BORNE 

Rien à faire
Conversation avec une amie
YVES FRAVEGA


Elle : Pour ne pas mettre les mains n’importe où, je les occupe à des-siner.
Lui : Moi, si je ne prends pas de notes, je ne me rappelle jamais rien, ni les histoires drôles ni les conversations intéressantes.
Elle : J’ai fait une soupe, j’espère que ça va aller. Elle est aux fanes de radis, aux restes de salades et aux oignons.
Lui : Un peu comme les soupes claires qu’on donne aux animaux ?
Elle : Voilà !… Quels animaux ?
Lui : Les cochons…
Ce qui est intéressant, ce sont les questions auxquelles on ne peut pas répondre.
Par exemple : Pourquoi tu peins ?
Elle : Tu veux que je réponde ?
Lui : Si tu veux ! Si tu n’as pas envie, tu ne dis rien.
Il y a aussi : Si tu n’avais pas fait de la peinture, qu’est-ce que tu aurais fait dans la vie ?
Elle : De l’horticulture !
Lui : Des fleurs ?
Elle : Des fleurs !
Lui : C’est intéressant ! Est-ce que tu penses qu’un jour tu prendras les fleurs comme sujet ?
Elle : Ça m’est déjà arrivé, mais je m’en fous un peu du sujet.
Lui : Justement, comme ça tu n’aurais plus besoin d’en chercher. Comment veux-tu arriver à convaincre que tu n’as pas choisi ce que tu -montres, que ton sujet est sans importance ? Et puis, ne pas vouloir choisir le sujet, n’est-ce pas en espérer un qui plaise à tout le monde ou plutôt qui ne déplaise à personne ?
Elle : Chez les Hollandais, Vermeer par exemple, dans le tableau il y a une espèce de vide. Il ne se passe rien. Il y a une personne très banale dans une pièce et puis… rien.
Lui : Toute la difficulté, c’est que tout ce « rien » soit ressenti par celui qui regarde. Qu’attend celui qui regarde ? Rarement rien. Et c’est là tout le problème, en peinture comme au théâtre. Il faudrait peut-être peindre des pots de fleurs, les gens seraient contents et nous aussi. Trop de peintres rechignent à faire des fleurs, on se demande pourquoi. Ils doivent penser que c’est ringard ou kitsch, ils préfèrent ce qui est noble. Ils ont peur d’avoir mauvais goût. C’est dommage, parce que, avoir bon goût pour un artiste, ça limite considérablement ses exigences…
Dire des banalités, c’est participer au concert de choses inintéressantes qui se disent. Ça devrait intéresser tout le monde, mais est-ce vraiment le cas ?
Elle : Choisir des endroits qui ne sont pas forcément intéressants c’est difficile. En Allemagne, j’étais dans un quartier où tout était joli. Il y avait des canaux, des arbres…
Lui : Ça peut être un piège d’être toujours à la recherche de ce qui n’est pas intéressant. Il vaut mieux se laisser aller à ce qui est intéressant et au dernier moment regarder à côté. C’est un exercice difficile. Spontanément le regard reste attiré par l’intéressant. On n’est sûr de rien. De toute façon, même si on est convaincu qu’on regarde n’importe quoi, à partir du moment où l’on fixe quelque chose pour le transcrire, l’interpréter, en fait on s’y intéresse, on l’adopte, et ça devient très vite intéressant. On a du mal à laisser le sujet inintéressant longtemps. Et au bout du compte, qu’est-ce qu’on donne à regarder ?
Elle : Un jour, j’ai exposé dans une ancienne maison de retraite. J’y présentais des photos d’intérieur avec du mobilier et un -personnage peint dessus, en tache. Une vieille dame s’enthousiasmait pour la salle à manger qu’elle voyait sur la photo, elle la montrait avec envie à son mari, elle la trouvait très belle.
Lui : Tu avais réussi à lui faire oublier que c’était une peinture, le tableau était devenu insignifiant. Ton personnage était comme un man-nequin pour un catalogue de meubles, il n’était là que pour vanter la beauté et les mérites de l’intérieur dans lequel il se baladait. Mais c’est peut-être une limite difficile à atteindre, ou plutôt l’attein-dre rend les choses difficiles. Est-ce qu’on montre une manière de voir le monde ou ce qu’on voit sur l’image ? Est-ce qu’on donne à voir notre point de vue ou ce sur quoi l’on a posé notre regard ? C’est quand même un danger d’être plus intéressant que ce qu’on -montre. Si c’est pour arriver à ce résultat, pour faire cette démons-tration, autant choisir un sujet intéressant. Van Gogh est-il plus intéressant que les tournesols qu’il a peints ? A-t-il peint des tournesols pour se rendre intéressant ? L’artiste ne peut pas adopter pour lui le rapport que les autres entretiennent avec lui ou avec ce qu’il fait, il deviendrait parfaitement idiot et incapable. Je suis persuadé que c’est parce que Van Gogh aimait ces tournesols plus que d’autres qu’il les a peints, même si pour beaucoup cela relèverait d’une imbécillité heureuse improbable. Où as-tu appris à te mettre du concombre sur la figure ?
Elle : Je l’ai lu dans des magazines. Je ne l’avais jamais fait.
Lui : J’ai l’impression qu’ils mettent des tranches plus épaisses dans les magazines.
Elle : Plus épaisses ça ne tient pas !
Lui : Sauf si tu es allongée. Tu peux aussi t’enfiler un bas sur la tête pour les faire tenir. J’aimerais bien voir la vie à travers un concombre.
Elle : Ce que je fais devrait être fait par n’importe qui. Plus on serait à le faire et mieux ce serait. C’est une force d’être - nombreux… Dessiner, c’est de l’hygiène.
Lui : Ça nettoie !
Elle : C’est comme une gymnastique… Ça déroute. On regarde les autres, on ne pense pas à soi quand on fait ça.
Lui : Tu ne regardes pas ce que tu fais ?
Elle : Non ! Mais c’est un équilibre à trouver. Parfois, je ne sais plus comment il faut faire, je n’arrive plus à dessiner. Ça fait deux ans que je dessine par rafales, pendant une semaine ou quinze jours, après j’arrête. La rafale doit être une nécessité et pas une méthode.
Lui : Quand on a le sentiment de se répéter et de reproduire ça empêche, ça bloque. Mais comment résoudre ce problème ?
Elle : En ne faisant presque plus rien. Quand je n’arrive pas à -dessiner, j’essaie de peindre. Parfois, c’est difficile de recom-mencer, je mets du temps à me rendre compte que je n’ai pas le bon outil, que les crayons sont trop petits, qu’il m’en faut de plus larges et qu’ils ont la taille en dessous.
Lui : Est-ce que ça te manque quand tu n’as pas dessiné depuis - longtemps ?
Elle : Moi, non ! C’est plutôt le contraire, il faut que je décide de le faire. Je m’achète un carnet et je le remplis en une semaine.
Lui : T’arrive-t-il de dire en parcourant le carnet : « Ce dessin est mauvais je ne peux pas le montrer » ou prends-tu tout ce qui vient, les -choses dans leur ensemble ?
Elle : Je prends l’ensemble.
Lui : Tu acceptes ce qui advient comme quelque chose qui devait arriver.
Elle : Ce qui advient, je le prends pour ce qui était prévu, ce que j’attendais sans le savoir. Je ne me pose pas de questions sur ce qui est raté ou réussi. C’est un autre point de vue.
Lui : Mais est-ce que ça ne pourrait pas t’être reproché comme de la désinvolture ? C’est très difficile de faire admettre qu’on fait tout pour ne jamais savoir dessiner, qu’on est déçu de repérer son savoir-faire dans un dessin, qu’on se réjouit de s’être oublié au point de se retrouver hors des usages.
Elle : Mes films étaient tournés montés, sans le son, que j’ajoutais après. Je confiais la caméra à ceux qui voulaient bien filmer.
Soit je mettais le costume du personnage, soit je le donnais à d’autres. Trois minutes, sans montage, je m’imposais cette règle du jeu. Aux projections, c’était parfois très violent. Certains disaient : « Ah non, tu ne peux pas le laisser comme ça, il faut couper ». Moi, je l’assumais ainsi.
Lui : Tu as raison. Puisqu’on le fait autrement, pourquoi ne pourrait-on pas le faire ainsi ? Pourquoi ne choisirait-on pas de ne rien enlever puisque parfois on choisit d’enlever énormément, de sélectionner deux dessins parmi cent ? La règle générale veut qu’on enlève ce qui est mauvais et que l’on garde ce qui est bon. Mais vu la façon dont le monde tourne et s’organise, si c’était vraiment le bon qu’on gardait, on s’en serait aperçu depuis longtemps.Et c’est inimaginable qu’en ce qui concerne l’art on en soit encore là. Le tri sélectif nous est imposé comme modèle d’existence.
Elle : Certaines personnes disent que le noir et blanc, c’est triste. Ils pensent que je suis sacrément déprimée. En Allemagne, quelqu’un m’a dit qu’il aimait bien parce qu’il n’y avait pas d’atmosphère, pas d’ambiance. C’est étrange, mais je comprends ce qu’il veut dire.
Lui : Je partage l’avis de ce monsieur. C’est une peinture sans état d’âme. Elle ne révèle rien de ce que serait ta tristesse. Elle me rappelle plutôt le noir et blanc des films « noir et blanc » qui ont disparu, l’une des vingt-quatre images seconde, furtive et en noir et blanc.
Elle : En février, j’étais déjà allée à Berlin où j’avais beaucoup dessiné. J’avais fait douze tableaux en trois jours. Il y avait de la neige et du brouillard, je ne voyais pas tout, « ça dessinait » facilement. Quand j’y suis retournée en été, je ne sais pas si c’est à cause de la lumière, mais c’était autrement dessiné, je voyais trop. C’était comme si je ne savais plus dessiner, plus peindre, plus choisir. Du coup, j’en ai fait la nuit et ça a commencé à venir, ça a été beaucoup plus long.
Lui : Tu peignais la nuit pour mieux voir ce que tu faisais ?
Elle : Pour mieux voir ce que je peignais. Il y avait moins de détails, c’était plus facile.
Lui : Quand tu peignais la nuit, c’était comme peindre sous la neige ?
Est-ce que tu as déjà essayé de peindre la nuit sous la neige ?
Elle : Pas encore.

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