Paul Ardenne, «L'art contemporain a-t-il une dimension politique ?» (Extrait)
Épineuse question, pour le moins, dont cette conférence nous donnera l'occasion d'examiner
globalement trois aspects :
1°- De quelles formes politiques d'art l'art contemporain est-il l'héritier ?
2°- Quelles sont aujourd'hui les formes d'art politique (pour les dix ou vingt dernières années, si l'on veut) ?
3°- Quel est l'impact réel (on dit bien : «réel», et non «mimé») de ces propositions ? Ont-elles ou non une effectivité au-delà de leur propre existence ? La capacité d'intervention, la dimension «politique» vient-elle s'attester à travers elles ?
Avant de m'engager plus avant et de tenter d'apporter des éléments de réponse à ces trois questions, je m'obligerai brièvement à ce préalable somme toute indispensable : dire a minima un mot du terme «politique».
Terme qui, d'emblée, ne simplifie pas la tâche de l'analyste, si l'on considère notamment après l'étymologie et le dictionnaire que la «politique», c'est tout à la fois ce qui se rapporte à la cité (politikos, «de la cité»), au gouvernement de l'État, à la théorie du gouvernement, aux rapports enfin entre gouvernants et gouvernés.
Par «art politique», ou «art de dimension politique», selon la logique que commande en partie l'étymologie, on ne saura ainsi tout uniment retenir les formes propagandistes d'art, c'est-à-dire celles qui se mettent au service de la cité et de son gouvernement. Aussi bien, de ce point de vue, l'art politique ne sera pas forcément un art «engagé» au sens sartrien du terme, supposant l'activation des consciences et la capacité à s'insérer dans des conflits qui dépassent le strict corpus esthétique, domaine classique de l'art et de la création artistique.
En fait, chacun l'aura compris, l'» art politique « peut prendre des formes diverses : Propagandistes ou engagées, certes, mais aussi de simple intervention, sans souci d'imposer une quelconque idéologie, ou même relevant de la morale, dans un souci d'édification, voire même se contentant de poser des questions, d'apparaître comme un empêchement de bailler en rond, pour rompre les consensus, par exemple.
Le tout-venant des formes d' «art politique» de la période récente, pour l'essentiel, se signale par sa dévotion au hors-l'art. La modernité artistique, en son temps, a pu croire bon d'accomplir le grand saut vers l'autonomie. Idée dominante, celle de l'art comme champ de forces en soi. L' «art politique» contemporain retourne la proposition. Il ne célèbre pas la puissance de l'art comme politique nécessaire et suffisante de la forme. Au contraire, passé du stade de phare à celui de miroir, il inscrit ses formes dans la dépendance au dehors, se contentant d'être un reflet de ce dernier.
Dans tous les cas de figure, l'impression qui prévaut, c'est que l' «art politique» contemporain sous ses formes canoniques échoue. Ni l'art en tant que tel ni l'acte politique ne sont en tout, par lui, accomplis. Sans doute voudrait-on croire que l'oeuvre produite transcende les catégories et en crée une autre, supérieure à toutes, où s'épuiserait toute opposition entre ce qui montre (du côté de l'art) et ce qui démontre (du côté de la politique).
Pour autant, on reste bien dans un entre-deux : on n'a rien montré tout à fait, on n'a rien démontré tout à fait. Au juste, il n'y a que les naïfs ou les cyniques pour croire que les esthétiques se disant «relationnelles», mutantes émanations Dada-Fluxus aujourd'hui de mode, puissent encore s'avérer d'une quelconque efficacité sociale. Tiravanija fait la cuisine lors des vernissages, comme on l'a dit, Cattelan joue avec des enfants, Joseph vous invite à réactiver des personnages mythiques et Bulloch à jouer sur un videogame, etc. Pourquoi pas (tant mieux, d'ailleurs) ? Avec qui la relation est- elle nouée, cependant, sinon avec la petite tribu des aficionados ? Sinon dans le giron confortable de l'institution? On sait bien que la société n'existe plus, du moins : la communauté, la Gemeinschaft, et que le corps social ressemble dorénavant à un paquet crevé de confettis. Micro-niches s'accumulant, se jouxtant en s'ignorant réciproquement, le tout s'activant au travers de micro-pratiques plus exclusives qu'agrégatives. Pour proclamé qu'il soit, le « relationnel « tient ici du fantasme. Comme à souhaiter rattraper tout ce que nous avons perdu, le lien, le sens communautaire, la recette même du liant social.
La question principale, en l'occurrence, sera celle-ci : la société actuelle a-t-elle besoin de l'art, le désire-t-elle sous les formes que celui-ci se donne au présent ?
Cette réponse ayant toutes les chances de s'imposer : non.
Une réponse que confortent divers constats d'ordre sociologique : a désaffection de l'intérêt général pour l'art contemporain, par exemple ou encore le choix social dominant d'une consommation culturelle de «divertissement» (au sens non pascalien), forme d'absorption sociale de la culture dorénavant fondée sur l'entertainment. Un système où le «culturel» gangrène la «culture», où l'art ne tient plus guère de place, entré qu'il est dans l'ère de la demande hypothétique. Sorte de territoire excédentaire, en somme : un territoire en trop, que nous lègue la tradition, et dont on ne sait plus trop quoi faire.
Ce drame de l'artiste contemporain, justement : le sentiment de son utilité, lors même que rien aujourd'hui n'atteste que l'artiste soit encore un acteur nécessaire du champ social (sauf évidemment à reconduire des formes d'art établies dont la finalité renvoie à la fonction décorative, l'artiste faisant dans ce cas la preuve de son déclassement et de son assujettissement, et devenant dès lors l'incarnation actualisée de l'artisan d'art classique).
Cet autre drame connexe de l'artiste contemporain, en toute logique : sa volonté d'offrir de la forme malgré tout, quoique le besoin général, la demande sociale de formes artistiques soient au plus bas.
Le tout s'accompagnant d'une déploration, d'un ressentiment reposant sur la thèse complaisante d'une prétendue exclusion expiatoire de l'artiste. Si l'art contemporain est exclu de la cité, si peu d'attention lui est accordé, diront de la sorte nombre d'artistes, c'est parce que cet art n'est pas dans l'ordre des choses, récuse les consensus, nourrit la divergence, etc. Bien sûr, on aimerait qu'il en aille ainsi. On peut toujours rêver.
Ce positionnement paranoïaque, à l'occasion, se justifiera même par le recours au concept de «peur». Si l'on en croit le critique d'art Olivier Zahm, s'exprimant à propos des récentes polémiques soulevées autour de l'art contemporain, le rejet social de l'art le plus avancé n'aurait pas d'autre explication que celle-ci : cet art fait peur, il fait peur parce qu'il intègre, digère, recycle dans l'ordre esthétique tout ce que la société contemporaine n'a pas encore réellement admis, quoi qu'elle en soit le germe fécond : la régression identitaire, le sida, la mondialisation, l'effondrement du symbolique, la précarité, la pollution, le clonage, le virtuel, etc. Si cette thèse est intéressante, on lui reprochera cependant de confondre la substance et le commentaire. Car ce n'est pas l'art contemporain qui fait peur au citoyen lambda, c'est d'abord et surtout la régression identitaire, le sida, la mondialisation, l'effondrement du symbolique en tant que tels. L'objet, plutôt que la représentation.
Ainsi donc, toute l'énergie dispensée par les artistes en direction de l'action politique le serait en pure perte ? Pas si sûr. Car émergent des pratiques artistiques à vocation sociale qui, cette fois, semblent en avoir fini avec le modèle proclamatoire ou simulateur, des formes d'art qui, loin de crier et vouloir se faire entendre (ou se faire voir, en adhérant à la tactique fort médiatique du spectaculaire), choisissent une stratégie plus silencieuse : se fondre dans l'organigramme des pratiques sociales, notamment.
Qui, pour illustrer cette tendance ? Muntadas, Laurette, Paraponaris, par exemple. Dans chacun de ces cas, on s'insère dans le jeu social sans poser l'hypothèse a priori de sa transformation. L'art, cette fois, ne dissimule pas son peu de pouvoir derrière l'écran de fumée du dispositif proclamatoire ou militant, il entérine au contraire sa modestie factuelle, son statut aujourd'hui politiquement infériorisé.
Il se contente d'être là, si possible comme perturbateur.
Au bout du compte ? Ce constat : l'art n'est plus un vacarme mais un «bruit de fond», il ne tonne plus à la tribune mais se réduit à un effet d'écho. Les artistes les plus lucides, en l'occurrence, ce sont ceux qui se sont installés dans la réalité, qui la travaillent depuis l'intérieur à petits coups de pic, à contresens de l'idéologie du monument ou de l'oeuvre majeure prétendument incarnatrice de vérité ou de justice. Un tout petit aiguillon, en somme, s'exerçant dans la vaste structure du corps social mais au jugé, au hasard. Dans l'immanence et à l'encontre de tout destin sublimateur, étant bien entendu que tout cela ne mange pas de pain, du moins, ne le nions pas, pas assez.
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