Paysages, passages et jeux de construction
Déambulations 2D et 3D dans les mondes pluriels de Marine Pagès
par Clément Dirié
paru dans Roven 5, revue critique sur le dessin contemporain, printemps-été 2011
En observant les Routes (2009-2011)
En surplomb, une plaine immense étendue devant lui. Un réseau de lignes immaculées, droites et courbes, plus ou moins larges, régulières, utiles, lui ferait croire à une vie dans ce paysage désertique. Du moins à une circulation, des passages, des usages. Quelqu’un s’est-il aventuré ici avant lui ? récemment ? Hors de ces routes, une végétation basse, des touffes d’herbe rases comme dessinées au crayon noir. Elles ont l’air d’être en sursis, ces touffes, d’assister, impuissantes, à la progression des lignes blanches sur l’espace dessiné. Semblant éclore d’une longue gestation, elles ne sont pas là par hasard. Impossible d’imaginer cette étendue sans vie ni principe. En urbanisme, cela s’appelle un schéma directeur. Devant ses yeux, ce sont des chemins sans direction. Les lignes sont des traces, d’une vie, d’une prise de possession avortée d’un espace jusqu’ici préservé, reculé. Un espace vierge de toute présence humaine. Comme une page blanche. Le blanc, ici en réserve, devient cette zone non traitée par l’artiste, mais partie prenante de l’œuvre, un espace à investir par l’esprit, le reste étant en jachère. Bien qu’immédiatement saisissables, ces routes le déroutent, pendant qu’il se perd le long de leurs tracés.
Plus bas, plus loin, toujours ces lignes blanches et ces broussailles emplissant les zones géométriques formées par le réseau. Dans un ciel toujours plus bas, la ligne d’horizon ne cesse de se réduire. Elle marque le bout du monde, la fin du voyage. Au-delà du trait, le néant semble régner en maître. Même en deçà, les portions de terre, aux profils lunaires, convient géométrie et abstraction au sein même du figuré. Cela lui rappelle une autre expédition, celle qui l’a mené devant les mers et les voies lactées de Vija Celmins, lorsque la représentation du monde se confond avec sa négation, en devenant un motif, une pure forme obéissant à ses propres lois. La touffe d’herbe est un grain de sable qui devient coup de crayon. Ou l’inverse.
Son esprit n’est pas mélancolique, plutôt curieux, avide de comprendre. Il tourne autour, multiplie les points de vue – de face, en contre-plongée et en plongée. Comme dans ces vues aériennes des villes du Nouveau Monde ou ces plans de l’époque moderne. S’il avait vécu quelques siècles auparavant, il l’aurait probablement crainte, cette ligne d’horizon. Heureusement, la Terre est ronde. Bien que ces paysages soient très plats, à perte de vue et de vie.
Étrangement, quelque chose manque à ces étendues désertiques. Seraient-ce des villes fantômes, peuplées de courants d’air ? Il faudra qu’il relise Les Villes invisibles d’Italo Calvino (1972). Ce qu’il a devant les yeux, ce qui est sur ces plans, y est peut-être décrit.
En cheminant au cœur des Paysages (2004-2006)
Cette fois-ci, il est plus ardu de se repérer. Non qu’il soit difficile de déterminer où je me trouve, mais ce soleil écrase tout, aveugle tout. Je ne distingue plus le contour des formes, le dessin des arbres, le relief des montagnes. Il y a bien cette route qui serpente et se perd dans les plis des vallons, mais je n’arrive pas à faire le point. Photographie impossible. Le paysage se défile, se joue de moi. Ou plutôt c’est ce jaune de Naples qui me joue des tours et rend impossible une vision globale et claire de la scène dessinée. Encore une fois, tout est là mais se dérobe. Je dois chercher le bon axe, la bonne lumière. Il faut que je me déplace, que j’explore la matière comme si je cheminais à travers ce paysage. Quelques endroits plus denses arrêtent mon regard, l’horizon se soulève, puis tout s’efface, encore. Je dois refaire le point. De nouveau, je suis seul. Face à ce paysage désertique qui s’éclipse, s’enfuit, disparaît malgré son indiscutable présence. Je dois me souvenir – notamment de certains paysages méditerranéens (il est dit que l’artiste vient du Sud) – pour le redessiner, le redécouvrir. Nulle trace de vie humaine sur cette route, dans ces champs. Pourtant, la nature semble ici apprivoisée, domestiquée, cultivée. Certes, le genre du paysage ne s’embarrasse pas toujours d’un personnage. Les écoles françaises, italiennes, japonaises aimaient le paysage solitaire, et le sujet mythique n’était qu’un prétexte pour peindre la nature et ses merveilles, reléguant les personnages à des affairements de demi-millimètres.
Je me repose sur cette pierre, au bord du chemin, et cherche dans ma mémoire. Je me désespère de ne trouver aucun être humain dans ces mondes parallèles tracés par Marine Pagès depuis le début des années 2000. Si, il y en a, je m’en souviens. Quelques étonnants personnages, datant de 2002-2003. L’un a une tête d’asperge, l’autre est sans visage ou n’est que silhouette. Souvent, ces « marcheurs solitaires » sont « isolés et sortis de leur contexte », comme ces précipités de territoires. D’autres, affublés de curieux légumes prolongeant leur nez, déformant leur visage, atrophiant leurs membres se nomment Les Moqueurs. Aux ombres et aux spectres ont succédé des villes et des paysages fantômes. Logique de ne pas retrouver les premiers peuplant les seconds.
En essayant Collection de fumées, Dépliage et Réseaux
Après avoir suivi tant de routes, il lève les yeux au ciel – à moins qu’il ne tourne la page d’une encyclopédie – et tombe en arrêt devant une Collection de fumées (2007). Elles sont 20, bien classées par lignes de quatre. Elles s’étirent, s’allongent, s’amassent, se rétractent. Dynamique exponentielle. D’un point noir naît un tourbillon de tracés, un sfumato virtuose. De temps en temps, il y reconnaît une forme, une figure. Elles semblent danser dans le vent, ces fumées, prêtes à rendre service à quiconque les réclamerait, prêtes à envahir des cieux immaculés. Ceux des Routes par exemple ?
L’esprit typologique, voici un autre trait des dessins de Marine Pagès. Elle ne crée pas seulement un vocabulaire de formes, mais invente une pluralité de mondes, complémentaires, disponibles pour toutes les situations, en attente d’être convoqués, réalisés, érigés en trois dimensions, comme elle le propose d’ailleurs avec ses volumes. Si nous pouvons examiner ces univers pluriels sous toutes leurs pliures, il est néanmoins impossible d’y entrer, d’en forcer la porte. Il n’y en a d’ailleurs jamais. D’où ce sentiment simultané d’exclusion et de reconnaissance. D’une certaine manière, ses dessins fonctionnent comme d’ambigus modes d’emploi.
Prenez par exemple Dépliage (2006). Voici une maison en kit dont sont exposées – comme les fumées – les possibilités d’agencement et d’organisation. Les faces, comme celles d’un dé, se prêtent – se plient – à de multiples formations. Des surfaces simples, génériques : un rectangle, un triangle se métamorphosent en plans complexes, tandis que se rejoignent dans notre esprit l’enfant qui crée des mondes et l’adulte qui veut les construire. Sont-ce les plans d’une vraie maison ? les modèles d’un jeu de construction ?
Prenez également Réseau (2008) où l’architecte se fait géologue pour mettre au jour l’inconnu et le caché. Sur la partie supérieure du dessin, un paysage de montagne est dessiné à la gouache, tandis que la partie inférieure, souterraine, s’orne d’un labyrinthe complexe qui n’a rien à envier aux tracés des Routes, le réseau électrique s’assimilant aux circuits routiers désertés. Savoir, du relief ou du plan, qui soutient l’autre promet de longues heures de palabres – que nous occuperons à errer sur ces chemins. Dans un dessin de la même série, l’absence des lignes reliant le plan supérieur au plan inférieur conduit à une complète égalité : la représentation équivaut à la structure. Comme le dit Sophie Delpeux, en convoquant également d’autres séries, « le résultat immédiat est de faire tomber la représentation – qui surplombe – et ses codes à plat… Comme si la perspective n’était pas une montagne, mais un soufflé dont l’illusion est à chaque dessin, gouache ou lithographie, menacée par la réapparition malencontreuse de la platitude du support. L’architecture et les modalités de sa représentation offrent […] d’inépuisables occasions de jouer de cet équilibre précaire. »
En faisant le tour de Vialas, Rampe III et Cathédrale II
Ni le relief ni la structure ne dominent les mondes de Marine Pagès et les volumes qu’elle réalise en constituent une preuve suffisante. Dans ce passage de la deuxième à la troisième dimension, le tracé fait jeu égal avec les formes elles-mêmes. Voyez Vialas (2009) ou la simple transposition en volume d’un dessin au crayon. Scrutez Rampes III (2010) où le fragile équilibre d’un mikado géant apposé sur une poutre ne tient que par le miracle d’arêtes de bois, crayons architecturaux. Faites ensuite le tour de Cathédrale II (2008), ensemble de baguettes de bois semblant superposer en un seul volume les deux parties d’un « réseau » pour exprimer conjointement structure et relief. Les sculptures de Marine Pagès – préférez, comme l’artiste, le terme « volumes » –, qu’elles soient architectures en réduction ou simples tracés dans l’espace, sont des dessins en trois dimensions. Elles reprennent les principes à l’œuvre dans les dessins, jeu de va-et-vient constant entre représentation et matérialisation.
Un examen attentif des photographies prises par l’artiste confirme cette équivalence entre relief et structure. Dans une série photographique d’arbres réalisée en 2010, est perceptible la manière dont la forme et la structure ne font qu’un ou, comme dans Sans titre (2009), se nourrissent l’une l’autre. Cette dernière photographie montre dans sa partie inférieure une étendue de sable, dans sa partie supérieure, un amas de parpaings et, entre les deux, une ligne de roches à l’échelle incertaine. Dans le même espace, trois états différents, voire successifs, de la matière. Une porosité. Dans la même image, un jeu sur les distances et les échelles, et le mystère. Comment ces trois formes se sont-elles retrouvées à côté les unes des autres ? Un labyrinthe souterrain soutient-il la barrière rocheuse centrale ? Un réseau doublerait-il en profondeur l’apparence de la surface ?
En plongeant dans les Archipaysages, les Constructions et les Adhésifs
Une réflexion sur la surface et l’apparence, le structurel et le formel, l’ouvert et le fermé, l’équivalence et le distinct, voilà ce que sont les mondes pluriels de Marine Pagès, se dit-il en abordant les nouveaux mondes qui s’offrent à lui, à travers trois séries : Archipaysages (2006-2008) – la plus développée, colorée et complexe –, Constructions (2006-2008) et Adhésifs (2009-2010). Pour cette dernière, l’artiste construit, à l’aide d’adhésif sur papier, des formes simples (maisons, entrepôts) et complexes (rampes, édifices en bascule, polyèdres inconnus), à la fois géométriques et architecturales. Dans ce monde, l’apparence des adhésifs imitant les différentes couleurs, textures et nervures du bois se superpose aux différentes perspectives des structures pour créer des dynamiques centrifuges. Des feuilles montrent des formes isolées, à la fois génériques et singulières, naturelles et artificielles, compromis entre fantaisie architecturale et impératif d’usage. D’autres sont des assemblages – presque des accouplements – de formes élémentaires, plus ou moins compactes, générant villes, paysages et circulations. Certaines reprennent l’image de volumes précédemment réalisés pour se jouer des apparences et remplacer le vrai bois par des peaux de substitution. Toutes présentent une façade aveugle, uniment opaque, métamorphosant cette « matériauthèque » sur papier en langage à la fois muet et expressif. Une langue des signes.
Au dieu adhésif, le deuxième nouveau monde préfère le dieu parpaing. Il en a fait son principe de développement et d’organisation. La série Constructions s’achève d’ailleurs avec une sculpture en céramique de 30 éléments (7 x 2 x 2,5 cm chaque) justement intitulée Parpaing (2008) et les présentant, dans une matière plus fragile, à l’abandon, en tas. Le parpaing mis à mort par ses maçons, même. Comme s’ils avaient abattu le « parpaing d’or ». À l’inverse, entre 2006 et 2008, Marine Pagès s’est ingéniée à faire endosser au parpaing, étalon de toute construction, une multitude de formes, toujours aussi opaques. Elle explique : « Prendre le parpaing comme la base d’une construction et l’employer un peu à contre-usage, c’est-à-dire construire des bâtiments inhabitables, inaccessibles et dans lesquels ou autour desquels se crée une errance. »
Quant à Archipaysages, c’est le plus coloré et le plus foisonnant des mondes parallèles. Fondé sur la réalisation de nombreux croquis, qui deviendront autant d’éléments d’un répertoire architectural, il naît de l’articulation, de la répétition, de l’imbrication – assistée par ordinateur – de toutes ces formes solitaires dans des grands paysages. Là, une végétation noire et luxuriante – double inquiétant de l’« aliment blanc » de Robert Malaval ou des proliférations de Tetsumi Kudo – semble prendre le dessus, interdire l’accès aux bâtiments, obliger le regard comme l’usager à errer en bordure, dans les espaces de circulation. Gêné, le regard l’est aussi par l’accumulation des points de vue, des perspectives et des différentes échelles. Coconut Jesus cohabite avec Abribus, Château d’eau vert, Église Saint-Martin, Pylône et Palmier-panneau pour le plus grand malheur de la symétrie, du nombre d’or et de l’harmonie. Bien que d’apparence moins sombre ou radicale que d’autres séries – parfois carcérales –, l’aspect séduisant de ces Archipaysages (grâce à leur graphisme, leur précision, l’utilisation de la couleur et des aplats, l’humour de ces palmiers perchés et de ces maisons à poil) donne rapidement naissance à une glaciation de la joie. À la fascination succède un étrange sentiment de double fond, d’un monde au bord de l’excès, où l’architecture a muté et la végétation est devenue tentaculaire. Je crains qu’elle ne contamine Routes et univers minéraux, ne noircisse les jaunes Paysages ou ne rende branches et feuilles, par capillarité, aux bois des adhésifs. Alors, les mondes parallèles se rejoindraient et c’en serait fini de la magie des feuilles, de la pluralité des mondes, de la folie de ces constructions utopiques, de la puissance fictionnelle du dessin et de l’épaisseur des possibles.
Marine Pagès est née en 1976 à Paris, où elle vit et travaille.
L’artiste Vija Celmins est connue pour son sens de la précision et son rendu du relief et de la lumière, notamment dans ses séries de marines, de ciels et de déserts ; voir l’entretien dans le présent volume, p. 14-23. « Quand je réalise mon œuvre d’art, affirme-t-elle, je ne m’imagine pas l’océan et tente d’en recréer un souvenir. J’explore une surface en la dessinant. L’image est alors contrôlée, compressée et transformée. » « Vija Celmins interviewed by Chuck Close », citée par Jonas Storvse, dans Vija Celmins. Dessins/Drawings, Paris, Centre Pompidou, 2006, p. 11. De même, Marine Pagès explore simultanément la surface du papier et le paysage qu’elle dessine, progressant de droite à gauche, sans repentir ni retour en arrière.
L’une des sources de cette série est l’ouvrage de Alex MacLean, Over. Visions aériennes de l’American Way of Life : une absurdité écologique, Paris, La Découverte/Dominique Carré, 2008, dont Marine Pagès a repris et détourné un certain nombre de photographies, notamment celles du Grand Ouest américain. D’autres œuvres traitent aussi des jeux de circulation. Ainsi, dans Sans titre (2009), dessin à l’adhésif, les bâtiments sont disposés selon une logique qui échappe et une grille invisible. Tout semble flotter et obéir à diverses perspectives et lignes de fuite.
La série compte notamment un grand dessin (160 x 160 cm), présenté accroché au mur lors de l’exposition Le Spectre des armatures, Glassbox, Paris, 2006. Le grand format permet une confrontation directe et grandeur nature au corps et à la lumière.
Marine Pagès a grandi à Sophia Antipolis, dans la région de Nice. Ce détail biographique n’est pas anodin au regard de la série Archipaysages (2006-2008) et du type de sites naturels qu’elle aime représenter.
Citations de l’artiste extraites de 1 an après, Vesoul, Archives départementales, 2003, p. 8-10.
Cette lithographie trouve son origine dans une série au crayon sur papier intitulée Fumées (2007).
Une œuvre également intitulée Dépliage (2007) reprend en trois dimensions ce principe du kit. Les traits extérieurs y sont remplacés par des découpes dans le bois. Le dessin L’Escale (2006) propose une plongée dans les dépliages en présentant des élévations intérieure et extérieure du bâtiment-dé. Une série antérieure de dessins jouait aussi sur le pli et le repli des motifs : l’artiste y reproduisait point par point les contours de différents mouchoirs de papier (Mouchoir, 2004).
Tiens, voilà que la couleur s’immisce à nouveau dans ce monde en noir, blanc et gris, avant de le contaminer tout entier ! De la même série que Réseau, Sans titre (2008), réalisé à la gouache et au feutre sur papier, est emblématique du retour de la couleur, tant sa forme supérieure ressemble à une pièce de joaillerie. Au sujet de ce surgissement, Marine Pagès indique, dans un entretien avec l’auteur : « Je savais un peu dans quelle direction je voulais aller, c’est-à-dire des choses “pêchues”, revenir à la couleur de façon plus radicale, en opposition avec un dessin très léger presque invisible, que j’affectionne beaucoup. »
Sophie Delpeux, Des dimensions cachées, 2007, texte non publié.
En observant des photographies d’arbres – essentiellement des documents de travail –, je ne peux m’empêcher de penser que l’artiste en a imaginé la partie souterraine. Les branches et les troncs habitent l’espace, ces derniers servant de lien entre les racines et les feuilles.
Marine Pagès, entretien avec Nathalie Sécardin à l’occasion de son exposition personnelle à la galerie du collège Marcel-Duchamp – école municipale des beaux-arts, Châteauroux, 2007. |