Les Intermédiaires de Marine Pagès : en plein dans le dessin
Guitemie Maldonado
Publié dans Marine Pagès - Les Corps flottants, catalogue monographique, juin 2021, éditions Naima et galerie Bernard Jordan, Paris
Très tôt, la pratique de Marine Pagès s’est placée sous le signe « des équilibres précaires » qu’elle se plaît à « imaginer », ce dont le corpus des Intermédiaires, débuté en 2018 et toujours en cours, semble apporter une nouvelle confirmation. Non que s’y illustre une quelconque volonté didactique ou systématique : si, par leur mise en page, ces structures en segments de droite ou sections de tube à la recherche d’un volume peuvent faire penser à la série des Incomplete Open Cubes de Sol LeWitt, on perçoit bien vite qu’aucune figure définie au préalable n’en détermine les variations, par conséquent infinies et empiriquement réglées suivant la seule exigence qu’elles puissent tenir. La diversité des registres qui les inspirent ou qu’elles rappellent – éléments d’architecture, objets du quotidien, postures de corps ou encore lettres – achève de les situer entre les domaines de la conception et de la réalisation, de l’idée et du matériau, d’en faire donc des intermédiaires, mais surtout, en plein, des objets de dessin.
Tirer des bords
Sans doute l’œil se fixera-t-il d’abord, à leur examen, sur les angles qu’y forment les segments, sur les pointes et sommets issus de leurs rencontres : autant de changements de direction sans autre raison apparente que la longueur des éléments ; autant de jonctions et de jointures aussi, qu’elles requièrent des attaches ou soient de simples points d’appui, de frottement, à l’instar des travaux dans l’espace, Reposer et Tenir l’équilibre, dont les tasseaux, jamais attachés entre eux, se soutiennent les uns les autres par des jeux de tension et de poussée. S’il en découle, pour ces œuvres situées, une forte qualité graphique – recouverts parfois de graphite, les tasseaux forment des dessins dans l’espace, comme sans poids et pourtant tenus par l’action de différentes forces –, les lignes tracées sur le papier y acquièrent, en miroir, une dimension solide, une portée, une résistance. Avec elles s’échafaudent dès lors des constructions tenant d’un vaste répertoire de structures articulées et autoportantes, combinant stabilité et mobilité (portiques, portants, agrès, pliants…).
À n’en pas douter, ces lignes sont à inscrire, dans la taxinomie proposée par l’anthropologue Tim Ingold, au registre des fils, dont bien des exemples courants viennent à l’esprit devant les Intermédiaires, avec tout ce qui s’associe aux champs respectifs de ces inscriptions familières à notre environnement : du gréement de navire au séchoir à linge en passant par les lignes de téléphone ou à haute tension, les cordes raides, un pont suspendu. Marine Pagès n’a-t-elle d’ailleurs pas reproduit, en risographie, une photographie en noir et blanc prise sur le pont de Normandie (Soudain, les ciels), dont l’armature en tiges et câbles projette ses lignes droites et nettes sur la blancheur diffuse du ciel transformé en page ? L’écho est évident, et la définition du fil donnée par Tim Ingold caractérise bien les moyens employés par l’artiste dans ses dessins : « Un filament d’un certain type, qui peut être entrelacé avec d’autres fils ou suspendu entre des points dans un espace à trois dimensions. » Car c’est bien un espace concret qu’elle cherche à établir (quadriller) avec ces fragments de réseaux (filets), de même que tout l’objet d’Une brève histoire de lignes consiste à ancrer le tracé dans le monde physique et l’expérience sensible, à relier donc par l’exemple les deux sens du verbe to draw : dessiner d’une part, manipuler des fils de l’autre.
On pourrait croire, à première vue, que les structures réticulaires des Intermédiaires ne reposent sur rien d’autre qu’elles-mêmes, que, si rien ne s’y attache, c’est parce qu’elles en soutiennent l’espace, qu’elles l’arment. Or, comme on en prend bientôt conscience, l’échange est loin d’être à sens unique. Certes, il n’existe aucune démarcation qui distinguerait dans la feuille plus de deux dimensions : l’espace s’y affirme d’un seul tenant, étonnamment dense pour cette même raison, mais également parce qu’il est comme teinté dans la masse par les nombreux jus d’encre ou de gouache dont l’artiste imprègne des papiers de gravure qui acceptent bien l’eau, obtenant, par ces superpositions et recouvrements, des couleurs aussi indéfinissables que chargées de matière. Pas de réserve non plus dans ces œuvres, contrairement aux Routes par exemple. Ici, tout procède d’ajouts, de couches, de dépôts, parfois d’imprégnation (à l’éponge) ou de soustraction (à la gomme), tandis que la lumière se forme dans la couleur même. À cette surface ainsi emplie, les structures s’adossent, y révélant des forces à l’œuvre ; y trouvant appui et résistance, elles se font trajectoires, tels les virements de bord d’un navire s’aidant de la portance du vent.
In medias res
Dessiner, donc, comme on tire des bords pour remonter dans le sens du vent : l’effet en est de projeter celui qui regarde directement dans le dessin, en plein dans son espace qui est avant tout matière. Car les opérations de sédimentation et de terrassement de la couleur, qui font partie intégrante du processus, repoussent, tout en densifiant la surface, le départ du dessin, de même que certaines actions de cadrage et de découpe, qui en instaurent et en escamotent, ensemble, les limites. Une fois teintées, les feuilles sont en effet retaillées, tandis que les structures qui s’y déploient sont définies à partir d’un cadre en bandes de papier provisoirement apposé dessus, puis ôté sans qu’il laisse de traces repérables. Les lignes dessinées répondent aux traits de coupe. Et si les corps paraissent flottants, c’est que les bords que l’on voit ne sont pas ceux, plus éloignés ou plus proches, qui étaient présents à l’origine du dessin, et que le cadre qui les accueille est donc en creux. L’espace, contrairement aux apparences, n’est pas donné mais bien construit, par des opérations on ne peut plus concrètes, ce qui est une façon d’assurer l’autonomie du dessin : « Si la feuille de papier est prise comme un objet, explique Marine Pagès, avec comme réalité première sa gravité, ses bords, ses angles, son grain, alors l’objet dessin est un espace physique, réel et entier. »
Le fait que les figures soient doublées, comme par une ombre portée, sert, dans un premier temps du moins, cette même compréhension de l’espace. Celui-ci se creuse en une ébauche de perspective linéaire, suivant l’angle d’incidence de la lumière, tandis que les segments se déployant en volume acquièrent la présence d’objets visiblement matériels. En dépit des différences, un tel dispositif visuel n’est pas sans évoquer les tableaux-mots que René Magritte a réalisés à la fin des années 1920 et dans lesquels des formes semblables à des pierres cohabitent avec des mots. Dans leur homogénéité et leur indétermination, les couleurs suggèrent un espace abstrait, celui de la pensée, auquel leur qualité terreuse ou minérale confère a contrario une matérialité que renforcent encore les ombres des masses indéfinies et qui, en retour, se communique au langage. Avec les moyens du dessin, Marine Pagès travaille l’espace de la représentation sur un mode tout aussi paradoxal. Dans la série HeyPfiouHmmPafSnifArghBofAieHeuWhaouGrrrEuhHiii, les lettres transcrivant des onomatopées se trouvent compactées, toutes superposées dans la hauteur et la largeur d’une seule. Pour les déchiffrer, il faut s’enfoncer dans un réseau dense de lignes qui constitue l’étoffe même des mots.
Dans la doublure, comme dans les plis
Ou peut-être s’agit-il plutôt de leur doublure – ce qui s’y cache et donne sa tenue à ce que l’on voit. À force de percevoir ces structures avec leur double décalé, on pourra se croire atteint de diplopie ou en proie à diverses illusions d’optique et l’on tâchera de faire coïncider l’objet avec lui-même, ce que l’on voit avec ce que l’on sait. Car, en chargeant le dessin de réel, l’artiste met celui-ci en question à travers la compréhension plus ou moins assurée que l’on en a. Pour ce faire, elle joue aussi de l’illusion dont la « technique générale » consiste, selon Clément Rosset, à « faire d’une chose deux ». Et « tout illusionné […] ne souffre pas d’être aveugle, mais bien de voir double », puisque sa « perception est comme scindée en deux : l’aspect théorique (qui désigne justement “ce qui se voit”, de theorein) s’émancipe artificiellement de l’aspect pratique (“ce qui se fait”) ». À cette lumière, les sortes d’agrès mis en œuvre dans Les Intermédiaires sont autant d’invitations à une gymnastique entraînant l’œil comme l’esprit à saisir les limites, autant d’expériences de pensée reposant le problème sans fond du réel et de l’abstraction sous une forme éminemment sensible et depuis leur point de bascule, l’un dans l’autre – depuis une position intermédiaire donc. D’où aussi les échos que l’on peut y introduire avec le domaine de la navigation où les déplacements sont affaire de calculs et de forces, les bords à la fois des directions et les limites latérales des navires.
La série Les Formes molles, entre patron, maquette et modèle pour des réalités abstraites, est particulièrement représentative de cette façon qu’a Marine Pagès de penser avec les mains et toujours dans un va-et-vient entre la feuille et l’espace. Ces constructions légères à accrocher au mur sont nées des découpes opérées sur Les Intermédiaires : des chutes donc, de fines bandes de papiers colorées sur une face qui, collées deux à deux et mises bout à bout, s’allongent en ruban aux bifurcations nombreuses formant des configurations provisoires, mises en tension par leurs points de suspension, des clous. Les bords sont devenus les moyens du dessin, qui flotte désormais sans cadre sur l’étendue ouverte du mur qu’il délimite et découpe. Dans ce qu’elle nomme aussi des « dessins au repos », les équilibres précaires trouvent une nouvelle expression sensible, et la matière du dessin se frotte d’une autre façon encore à l’espace : les papiers découpés qui se présentent par la tranche (leur épaisseur millimétrique) se font lignes, tandis que leurs faces colorées, placées perpendiculairement au mur, y projettent leur ombre et dessinent en couleur. Ainsi, par des opérations manuelles on ne peut plus simples rejouant sans y toucher le rapport fondateur entre ligne et couleur, l’artiste engage le dessin dans le réel ; elle le déploie suivant toute une gamme d’échelles, allant du grain du papier à un univers entier. Et l’on se rappelle que le pont de Normandie a un pendant dans Soudain, les ciels, une gravure représentant la voûte céleste d’après Sandro Botticelli. Tout en discrétion, Marine Pagès modèle un espace aussi concret que conceptuel et lui invente, avec ses volumes aplatis et dépliés, infimes et diffus, des dimensions insoupçonnées.
Avril 2020 |