« Il peignit d'abord avec une fidélité photographique des vues de Buenos Aires, prises dans un périmètre réduit de la ville, représentant ses hôtels, ses cafés, ses kiosques et ses statues. (...) Il les effaça ensuite avec de la mie de pain et de l'eau du robinet. Il les recouvrit enfin d'une couche de cirage jusqu'à ce qu'ils deviennent complètement noirs. »
Bioy Casares et Borges, Notre grand peintre Tafas.
Attaché à la figuration, qu'il embrasse dans nombre de ses œuvres, Pascal Navarro n'en reste pas moins attentif au régime des images, à leur mode d'apparition, leur charge émotionnelle ou symbolique... Ceci l'amène naturellement à concevoir des dessins, ou plus exceptionnellement, des peintures, dans lesquels, la représentation est toujours porteuse d'une dimension conceptuelle relative à sa réalisation même. Cet équilibre offre à ses œuvres la possibilité d'échapper à l'univocité de l'interprétation, de jouer du sens. La figuration tient alors de la fausse piste, ici, elle ne se définit jamais comme une finalité mais se laisse entrevoir comme un seuil. Elle est porteuse de multiple récits tant dans les signes qu'elle donne à lire que dans les processus ayant conduit à leur fabrication. À travers des protocoles, Pascal Navarro s'attache à interroger l'image par-delà sa seule dimension figurative, jusqu'à parfois la faire littéralement disparaitre.
Le wallpainting réalisé dans le cadre de l'exposition Repeindre à la Galerie Arti active précisément un mouvement de révélation / disparation. Il s'appuie d'abord sur une succession de couches de peintures monochromes, noires puis blanches. Il s'agit en premier lieu de faire advenir l'image, de la « faire monter ». Sur les huit mètres du mur de la galerie, l'artiste superpose, en les peignant les uns après les autres, différents « calques » de noirs pour composer sa peinture. Les différentes zones, selon le nombre de couches blanches qui les recouvrent, resteront sombres, ou au contraire s'éclaireront. Certaines parties de la fresque sont réalisées sur des plaques de plâtre qui se superposent à l'image du mur.
Ce premier travail de composition permet de reproduire, dans une facture réaliste, la photographie d'une femme, le pinceau à la main et qui opère un geste somme toute assez similaire à celui de l'artiste lui-même, un geste de retouche et de recouvrement. Dans le motif se niche déjà un jeu tautologique, la femme peinte est photographiée en train de repeindre sa maison.
Issue d'une collection de diapositives des années soixante que Pascal Navarro utilise régulièrement dans ses œuvres, cette photographie, comme beaucoup d'autres de ce fonds iconographique, véhicule l'idée du familier, du domestique autant que du souvenir. Il y a dans la nature même de l'image quelque-chose qui déjà exprime le passage du temps. Et c'est précisément cette dimension qui nourrit la proposition.
Car l'image, telle que décrite ici, telle qu'elle se donne à voir le jour du vernissage, l'image de cette façade et de cette femme qui double le geste de peinture, n'apparaîtra que temporairement dans sa forme pleine. Inscrite dans ce qu'on pourrait d'abord prendre pour un processus de disparation, elle est vouée, dès le moment de son inauguration, à s'effacer du regard.
Régulièrement, méthodiquement, tout au long de l'exposition, des couches de peinture blanche viendront en effet recouvrir le wallpainting. Ainsi, le temps soustraira peu à peu le motif. Le retour au blanc du mur nécessite douze passages. Alors, telle la lettre volée dans la nouvelle éponyme d'Edgar Allan Poe, la peinture, invisible, sera pourtant sous les yeux de tous. Car ce qui s'exprime ici n'est pas l'idée d'un effacement mais plutôt celle d'un enfouissement. Par la peinture, Pascal Navarro associe le souvenir photographique et la mémoire du lieu. Il est alors question de rémanence autant que de réminiscence, et d'habiter les lieux comme les souvenirs s'installent, en profondeur. Seuls les trois tableaux, superposés, non recouverts de blanc, resteront les témoins morcelés d'une image évanouie. Mémoire prégnante d'une présence diffuse.
La série de douze peintures sur plâtre qui font face à la fresque, figure par la séquence cet imprégnation de l'image dans le mur. Le premier support n'accueille qu'un passage de blanc, alors que le dernier, devenu uniforme, en compte douze. L'ensemble découpe la brûlure graduelle du motif et sa persistance tant rétinienne que mémorielle. Le passage d'une figuration touffue à une abstraction monochrome semble décrire un paradoxal procédé de sauvegarde de l'image par sa propre dissimulation.
Cependant, le rapport à la représentation qu'entretient Pascal Navarro est loin d'être iconoclaste. À l'inverse, l'artiste est attaché à la dimension évocatrice et émotionnelle des photographies (notamment de famille). Et si des phrases du roman Les Années d'Annie Ernaux sont convoquées à travers l'installation Chambre d'écho, si elles apparaissent, luminescentes, le temps d'être lues avant de s'effacer jusqu'au retour du cycle, c'est qu'elles témoignent d'une même sensibilité. Cependant quand l'auteure écrit que « Toutes les images disparaîtront », on semble comprendre avec l'exposition Repeindre que toujours, et parfois sans les attendre, elles imprégneront des lieux de leur présence volatile autant qu' indélébile.
Guillaume Mansart
Janvier 2023
Rémanence : persistance partielle d'un phénomène après disparition de sa cause
Réminiscence : retour à l'esprit d'un souvenir non-identifié comme tel |