Pascal NAVARRO 

La joie triste

A regarder ses Châteaux noirs, on se dit que Pascal Navarro n’est pas toujours en reste d’un zest de vague à l’âme, ses demeures vespérales semblent dévitalisées, et si une figure humaine venait à y faire irruption, elle ne ce serait qu’ombre, reflet ou fantôme… L’émanation dans notre présent, d’une vie qui appartient au passé…
Les œuvres de Pascal Navarro s’interrogent sur elles mêmes et interrogent sur nous même. Son travail s’impose les questions inhérentes à l’Histoire de l’Art et à son évolution, il les envisage comme si Histoire, Histoire de l’Art et histoire personnelle étaient intrinsèquement liées. Du point de vue de la forme, Pascal Navarro opte pour une filiation artistique explicite, tout en gardant ses distances avec le phénomène de post production. La citation artistique lui permet de questionner la pertinence contemporaine d’un postulat moderniste, en confrontant les images usitées de ce qu’il nomme « les réminiscences de la culture romantique et moderne » à une réalité actuelle… Cet intérêt pour la concordance des temps, l’amène à se tourner vers la photo plasticienne, considérée depuis les années 80 comme l’image la moins anachronique, celle qui « collerait » le mieux à notre époque contemporaine. Appartenant la plus part du temps à un travail protéiforme, la photo est devenu l’un des médiums possibles sans réduire une pratique artistique à cela. « Il n’y a plus " la photographie" mais des usages de la photographie » Paul Ardenne. Même si le travail de Pascal Navarro s’axe principalement autour de la photographie, sa pratique artistique s’ouvre désormais à la vidéo et à l’installation.
La place que choisit Pascal Navarro dans l’histoire de la photographie est celle du synchrétisme, il est tout aussi proche de la photo objective, voir conceptuelle, issue de l’école allemande des Becher dont il réutilise les codes esthétiques dans sa série Garages (with Becher), 2005 et celle d’une photo subjective, personnelle, poétique, une dimension que l’artiste amène par son sujet. Il ne privilégie ni le fond ni la forme, il leur accorde une attention similaire et les met en contradiction. Chez Pascal Navarro, l’approche de la photo est d’une certaine façon documentaire, elle peut être aussi narrative, ne serait ce que par les connivences évidentes que ses images entretiennent avec le cinéma… Enfin elle s’encre dans la tradition picturale. A l’instar d’un Jeff Wall ou d’un Bustamante, Pascal Navarro semble aussi envisager sa pratique photographique comme le prolongement de problématiques picturales classiques : composition, cadrage, matière, lumière, couleur…
Même si elle évoque la série éponyme de Cézanne, Les châteaux noirs de Pascal Navarro nous ramènent davantage à Manet… Isolement du sujet, comme dans le Fifre, Les châteaux noirs sont privés de leur contexte et ne semblent appartenir à aucune histoire. Ils sont motifs, sujets, éléments picturaux, jeux d’ombre et de lumière qui rappellent les détails noirs de l’Olympia. Une palette infinie de noirs, qui résume l’espace picturale à un nuancier d’une seule et même couleur déclinée. Une fugacité de la couleur noire que l’on retrouve chez Pascal Navarro, qui joue, grâce aux variations des tons et de la lumière, à faire apparaître ou disparaître son motif. Devant la photo apparemment concolore, le déplacement du regardeur influe sur la réflexion des ondes lumineuses, de sorte que le château semble plongé dans une brume de dégradés de noirs, de gris et presque de blancs d’où la demeure romantique émerge à notre convenance… La lumière fait naitre les reliefs ou les absorbe, elle révèle les matières ou les atténue, le château apparaît et disparaît au gré de notre "œil moteur".
Depuis le XXIème siècle, le numérique discrédite la photo du point de vue de la vérité. Elle aurait perdu sa valeur de «ça a été»*, elle n’est plus témoin ou preuve de l’existant et de l’instant, mais elle gagne en interprétation et en créativité. La photographie a changé de discours et suggère maintenant un : «ça aurait pu être ainsi»* ou «c’était peut être comme ça»*. Chez Navarro, le jeu de l’image ne tient pas en une retouche Photoshop ou un trucage comme chez Ramette, mais en un traitement purement plastique de la photo et en une simple rupture d’échelle. L’artiste garde donc l’authenticité de son sujet, et ne prend aucune distance avec le réel même au si premier abord, quelque chose semble lui échapper.
L’ambivalence des photos de Pascal Navarro tient dans la mise en abyme du jeu des représentations. Le château est factice, l’artiste photographie «l’image» d’un château. Une image loin d’être anodine puisque c’est celle d’un jouet. La mise en scène et l’objet représenté contribuent à planter le décor de nos souvenirs dont la prégnance est évidente. Que notre répertoire personnel d’images soit alimenté par le cinéma, la littérature ou la peinture, les œuvres de Pascal Navarro y puisent d’une façon ou d’une autre. Les châteaux noirs deviennent les plateaux romanesques des scènes de nos émois. Mieux encore, Les châteaux noirs de Pascal Navarro deviendraient pour nous, ce que, les espagnols nomment les « immediaciones » : un lieu où nos souvenirs se perdent, où le réel et ce qu’on pense être l’imaginaire se côtoient. Un lieu où la réalité et ce que les philosophes appellent ses «doubles de proximité» se mélangent ; une ombre, un écho qui semblent se dérober à notre réalité mais qui en sont pourtant des émanations tangibles et concrètes.
Une mise en scène, élégante et théâtrale, des codes esthétiques empruntés à l’école de Dusseldorf confèrent à la photo une dimension dramatique que son rapport au jouet et donc à l’enfance atténue et vient distraire, d’où ce sentiment de joie triste… L’œuvre de Pascal Navarro est teintée de cet oxymore qui touche du doigt une mélancolie lucide présente dans plusieurs de ses pièces, ce que l’artiste définit comme un « désenchantement ». Celle ci n’emporte cependant jamais totalement le regardeur, un regardeur qui hésite entre joie franche et sourire saturnien… Le plaisir esthétique que la photo procure est un plaisir contrarié, un plaisir lucide, à mille lieux d’une possible naïveté de réjouissance… La photo met le regardeur en situation de tension entre un plaisir issu de la contemplation de l’image, (contemplation grâce à laquelle nous pourrions nous dérober à la réalité) et une lecture de l’image empreinte de réalisme…
Les Châteaux noirs de Pascal Navarro ne sont pas roses et sans le savoir Clément Rosset y pose les mots adéquats : « L’approbation au réel : par la joie, je prends plaisir au réel tout entier, sans avoir à m'en masquer aucun aspect, si horrible soit-il. Le paradoxe de la joie est ainsi que rien dans la réalité ne me porte à l'approuver et que pourtant, je puisse l'aimer inconditionnellement. » Clément Rosset
Même si le château est un élément de vocabulaire du conte, du cinéma, fantastique et merveilleux, ici on sait bien qu’il s’agit d’un jouet en plastique qui ne cherche pas à échapper à notre réalité en en proposant une autre… Les jouets de Pascal Navarro ne sont ni prétextes à la fiction, ni à la régression et sa dimension romanesque est contrebalancée par le contexte populaire auquel l’objet a été extirpé. « L’enfance a des odeurs » disait Cocteau, et les jouets de Pascal Navarro sont des machines à remonter le temps, ils nous ramènent à ce temps de l’enfance où l’on s’imaginait adulte. C’est la superposition de ces deux époques que questionne l’artiste. Lorsque enfant, on se rêve grand ; lorsqu’adulte, on repense à la vie rêvée qu’on imaginait enfant. Le jouet devient la madeleine qui nous ramène à ce temps d’avant, « Au passé et au présent qui ne sont jamais à leur place » Pascal Navarro… Une notion du temps qui se révèle être une expérience personnelle et intime «La notion du temps, n'est pas un objet de notre savoir, mais une dimension de notre être.» Merleau Ponty. La question de l’enfance nous ramène inexorablement à la question du temps, et cette question n’est pas moindre dans l’œuvre de Pascal Navarro. Le jeu d’apparition et de disparition que l’on retrouve souvent dans son travail, instaure une problématique temporelle : un avant et un après. L’artiste insinue d’abord cette question, par le mouvement : seul véritable instrument pour mesurer le temps selon Aristote. Le déplacement du regardeur qui concourt à ce jeu de disparition s’effectue lui aussi dans un mouvement… Pourtant en convoquant le thème de l’enfance, Navarro perturbe notre rapport au présent en insinuant un passé plus ancien que celui de la disparition elle même, le temps se distend. Présent, passé, futur se mélangent… « Ces trois choses existent en effet dans l’âme, et je ne les vois pas ailleurs : le présent des choses passées, c’est le souvenir : le présent des choses présentes, c’est leur vue actuelle : le présent des choses futures, c’est leur attente » : d’après Saint Augustin seul le présent existe, même s’il s’étire dans le passé ou dans le futur, nous ne sommes véritablement conscient que de notre présent. Comme pour Pascal Navarro, chez qui les trois temps ne se succèdent pas, mais se superposent. « Mon travail s’interroge sur la qualité historique de notre présent, et particulièrement sur la manière dont nous le construisons comme un après ». La photo fait figure d’ellipse narrative, entre le présent du jouet et le présent de la prise de vue par exemple, les liens qu’entretiennent les trois temps sont confus, parce qu’il y a plusieurs passés, plusieurs présents et plusieurs futurs dans une même photo, dans un même moment…
Entre joie triste et désenchantement ironique, entre culture populaire et citations artistiques, si ses photos ont l’élégance d’une Garbo, magnifique et glacée, elles se dévêtent de leur panache quant on reconnaît le jouet customisé pour la photo. Il nous ramène à quelque chose de plus humble, de moins grandiloquant. Pascal Navarro élève "le presque rien" au rang de sujet noble, ces vieux jouets qui trainent dans nos caves ont certes la beauté équivoque du souvenir mais ils n’en restent pas moins des vestiges bon marché de notre enfance. Les châteaux noirs ne sont pas si noirs, ils sont comme les décors de carton pate des films d’Ed Wood. Des films d’horreur qui ne font pas peur, prétextes au cinéma, plus pour ce qu’il est et moins pour ce qu’il dit…

Le regard de Pascal Navarro sur le monde n’est pas noir et blanc, il est triste et joyeux, il est «humble», dans le sens où Clément Rosset l’entend c’est à dire une humilité garante de la joie, une des vertus constitutives de la joie. « Une Humilité qui ne signifie pas le renoncement à quelque état que ce soit, mais seulement l’acceptation de l’artifice. L’aveu que le plus brillant éclat ne peut appartenir qu’à l’ordre du temps et des faits, c’est à dire dans le meilleur des cas à un présent un peu prolongé… ».
Alors, peut être que Pascal Navarro adhère t’il à cette philosophie qui dit qu’ « être heureux c’est être heureux malgré tout… » Nietzsche ?

Novembre 2010
Céline Ghisleri

* Formules empruntées à Paul Ardenne Art, le présent


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