Selon une formule restée célèbre de Jacques Lacan, le réel serait « ce qui se trouve toujours à la même place » et les représentations, fabulations ou rêves, éveillés ou non, au travers desquels nous l'appréhendons, autant de voiles de gaze trompeurs attestant de la rencontre manquée avec ce fantôme éthéré qu'est la chose en soi. Formulé au mitan des années 1980, ce constat semble aujourd'hui bien lointain, l'ère de la post-vérité et de la réalité virtuelle ayant contribué à brouiller définitivement les frontières entre faits et fiction. Au point que les inventions artistiques les plus chimériques attestent parfois de la vérité intime du monde plus que toute tentative d'en rendre compte partes extra partes. La pratique d'Olivier Millagou se situe à ce point de dilution, recomposant à partir de mythologies en apparence incompatibles une totalité syncrétique où tout conspire à l'utopie retrouvée. Car entre surf et rock'n'roll, Tiki et religions monothéistes, ses œuvres dérivent moins de l'expérience directe que d'artefacts culturels préformés, intégrés, digérés.
Ainsi de cette lune bleue capricieuse, occurrence d'une treizième lune dans un cycle annuel qui n'en comporte habituellement que douze, événement d'une rareté telle qu'il fait rêver à la fois la langue vernaculaire, « once in a blue moon » désignant en anglais un événement se produisant « tous les trente-six du mois », mais aussi la pop-culture naissante. Cette « blue moon » inspirera également une chanson mélancolico-romantique du même nom. Apparue d'abord en 1934, reprise par The Marcels en 1961, la ballade deviendra culte au point d'intégrer le répertoire d'Elvis Presley ou de Frank Sinatra. Doucereuse apathie du bleu, « blue » désigne également, en anglais toujours, un sentiment de mélancolie témoignant de la quasi rencontre entre le rêveur et l'objet de son désir ; confusion, en cela, de la réalité extérieure et de la réalité psychique du sujet, l'humeur lunaire, celle de l'état de veille, y acquiert la teneur lancinante d'un air connu que l'on sifflote sans y penser, tandis que le corps entier s'imprègne de son rythme.
À La Cantine à l'Ecole d'Art de Belfort, Olivier Millagou imagine une réactualisation de ce thème - et de ce tube - atemporels. Blue Moon, le nom de l'exposition, résulte d'un workshop mené avec trois lycées de la région, à Valdoie, Vésoul et Héricourt, où l'artiste propose à chaque classe d'inventer à leur tour une fiction, un personnage et un cadre temporel à même d'accueillir une nouvelle actualisation de cette lune aussi élusive qu'entêtante. En résulteront trois versions sonores différentes, trois enregistrements audio réalisés en field recording dans les lycées en question. A fleur de réel, en temps présent, s'écrit alors l'imaginaire dématérialisé d'une teinte de futur appelée à une première vie au sein de l'espace de l'exposition et, qui sait, peut-être plus tard à une potentielle propagation virale venant colorer les ondes alentour. Par cette atmosphère sonore, le cadre est posé : dans l'espace de la galerie, c'est à quelque chose comme l'émergence d'une nouvelle croyance que nous sommes conviés. A force de l'entendre convoquée, au fur et à mesure que des récits se développent autour de son existence, la « blue moon » devient pour l'imaginaire du visiteur une image saillante, incarnée. C'est à la théoricienne de la littérature Françoise Lavocat que l'on doit d'avoir mis en évidence dans son ouvrage Fait et Fiction (2016) les parentés entre les récits mythiques des cultures traditionnelles et le rôle joué dans les sociétés occidentales modernes par la fiction comme « imaginaire partagé ». Il est inévitable de penser la fiction en relation avec la croyance, explique-t-elle, soucieuse de nuancer la dichotomie entre croyance rituelle et modernité critique. Et plus loin : « Passer d'un monde à l'autre. Bascule, plongée, glissade dans le terrier, envol de la maison, traversée du miroir, de l'écran, du tableau. Les fictions nous invitent à simuler, encore et encore, ce mouvement imaginaire qui est la clef cognitive de leur accès. C'est bien le passage d'une frontière, ou d'un seuil, qui représente le mieux la façon dont nous aimons les fictions, comme autant d'habitats désirables ».
À
force de passer les frontières, de se projeter par jeu ou par désir de l'autre côté, nous finissons par nous prendre au jeu. Cette treizième lune, à force de se l'entendre conter, nous croyons l'avoir nous-même vue. D'ailleurs, tout un dispositif aide à se projeter dans l'univers fictionnel par un versant cette fois visuel. Au centre de l'installation, Olivier Millagou a installé une lune bleue en métal émaillé ressemblant à un panneau de signalisation : sur sa tranche a été appliqué un autocollant dessinant une main à six doigts. Pour l'artiste, « la main est l'outil universel de communication », aussi universelle alors, atemporelle aussi, qu'un hit de radio dont on connaît l'air sans comprendre les paroles. Ici aussi, l'image est forte, entêtante, mais le message s'est brouillé : main en mousse agitée par les fans de telle équipe de sport ou brandie lors de manifestations ; main religieuse, depuis la main de fatma de l'Islam ou la Hamsa judaïque ; première représentation de soi de l'homme apposée sur les parois des cavernes rupestres – et sans doute, dans l'esprit du regardeur post-moderne, un peu de tout ça.
Autour de cette présence centrale quasi totémique se dressent treize sculptures en plâtre. Environnés de l'aura immémoriale des croyances archaïques, ces personnages s'inspirent des Tiki, représentations humaines sculptées traditionnelles de la culture Océanienne. Traditionnellement réalisées en bois et en pierre, ces effigies trapues représentent l'ancêtre mi-dieu, mi-humain considéré comme le père de la civilisation, et par extension, la divinité de la vague. Ces sculptures, Olivier Millagou les réalise pour sa part à même le sable des plages qui entourent son atelier, où il dessine, en relief mais en négatif, un personnage. « Je coule du sable dans ce trou et une fois le plâtre sec, je sors le résultat pour le poser la journée face à la mer (…). Après cette journée, je le récupère et je le pose sur un socle bleu ». Venu de la mer comme les premiers êtres vivants, ces Tiki se réunissent autour de la pleine lune, la treizième, celle qui ne se produit que tous les trente-six du mois – ou seulement, peut-être, à la faveur d'une hallucination.
Lacan, encore, rappelait, au détour de ses Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, l'apologue taoïste suivant : « Quand Tchoang-Tseu est réveillé, il peut se demander si ce n'est pas le papillon qui rêve qu'il est Tchoang-Tseu. Il a raison d'ailleurs, et doublement, d'abord parce que c'est ce qui prouve qu'il n'est pas fou (…) et deuxièmement, parce qu'il ne croit pas si bien dire. Effectivement, c'était quand il était ce papillon qu'il se ressaisissait à quelque racine de son identité – qu'il était, et qu'il est dans son essence, ce papillon qui se peint à ses propres couleurs – et c'est là, en dernière racine, qu'il est Tchoang-Tseu ». De même, lorsque passant devant la façade du 19, Crac, à Montbéliard, l’on aperçoit une enseigne en fer forgé bleu annonçant l'exposition de Belfort, dont les lettres, épelant auparavant « Montbéliard », inscrivent à présent « Blue Moon », on se demande si l'on rêve voir cette apparition de la treizième lune ou si l'improbable s’est bel et bien laissé capturer, comme le papillon dans les rets du réel.
Ingrid Luquet-Gad |