Le vacarme du monde
Brice Matthieussent
Rien d’improvisé dans les trente images ici créées et rassemblées par André Mérian. Elles sont parfaitement maîtrisées, méditées et préméditées. S’y répètent le fond blanc, la lumière naturelle, le sujet unique, posé comme une sculpture au centre d’une surface plane, en général brillante. Les objets disparates s’y présentent frontalement, en majesté, avec une grande netteté, et tous ces éléments constitutifs de l’image définissent un dispositif rigoureux, une mise-en-scène au cordeau, une procédure évoquant de glorieux antécédents : la célèbre série des outils de Walker Evans, Sol LeWitt photographiant les objets de son appartement et, bien sûr, les Becher répertoriant les typologies d’architectures. Ou encore, plus récemment, les objets de contrebande photographiés par Taryn Simon dans le local de la douane à l’aéroport de New York.
Seulement voilà : si ce groupe d’images d’André Mérian s’inscrit à première vue dans la tradition moderniste liée à ce qu’on a appelé l’art conceptuel, il en perturbe les paramètres et jusqu’aux présupposés. D’abord, c’est une disjonction radicale qui définit le passage d’une image à la suivante : loin d’inviter à une possible comparaison entre plusieurs éléments d’un même ensemble – les jouets, les cailloux, les bouquets, les chaussures, les tas de vêtements, les architectures, etc. – à la manière des Becher ou des artistes cités plus haut, Mérian choisit de montrer un seul élément de chacun de ces ensembles, nous interdisant ainsi de repérer similitudes et différences. Ici, c’est la rupture qui l’emporte, le dissemblable, l’hétérogène, le gouffre ou le trou d’air faisant office de seule constante.
Ensuite, le nom générique de l’ensemble des images manque : si « le sujet » ou le dénominateur commun d’Evans était les outils de l’Américain moyen, et celui de LeWitt les objets accumulés chez lui au fil du temps, on est bien en peine de définir le corpus ici réuni. Non sans une certaine espièglerie un peu perverse, André Mérian nous ôte le tapis de sous les pieds : il perturbe la règle d’un jeu auquel nous étions habitués depuis longtemps et que nous croyions maîtriser, en nous obligeant à poser cette question : quel lien existe-t-il entre tous ces objets photographiés ? S’agit-il de pièces à conviction ? Mais liées à quelle scène de crime ? Ou bien est-ce un inventaire à la Prévert ? Mais soumis à quelle poétique ? Serait-ce un cadavre exquis ? Un coq-à-l’âne ? Un rébus à déchiffrer ?
Nous devons faire le deuil du rapport hiérarchique, rassurant, entre des éléments discrets et leur supposé point commun, l’ensemble qui les réunirait au sein d’une communauté. Nous devons renoncer à chercher un ordre dans la succession de ces images pourtant rigoureusement composées. Aucun sous-texte caché ne préside à leur réunion sur le mur ou dans les pages de ce livre, aucune contrainte, même secrète. En fait, seul le hasard des rencontres a décidé du prélèvement de tel ou tel objet dans le monde désordonné qui est le nôtre. Je m’explique : au cours de ses déambulations urbaines, l’artiste a trouvé, remarqué, récupéré, parfois dans une poubelle, mais pas toujours, ces objets, l’un après l’autre, durant plusieurs semaines.
L’occasion, c’est étymologiquement, ce qui tombe – comme le soleil qui tombe à l’ouest en fin de journée, les mots occident et occasion dérivant ainsi de la même racine latine. L’artiste est donc « tombé » sur ces trouvailles qui, ce jour-là, « tombaient bien ». Ce sont le hasard et sa subjectivité qui ont décidé de les repêcher pour en faire des icônes photographiques. Sauf exception, ces objets de rebut, ces lucky losers, ne servent d’ailleurs qu’à cela : fournir une image, et non un service. Ils ont pour uniques fonction et destin leur devenir-image. Loin d’être affectés à un quelconque réemploi comme les objets ou les matériaux dits « de récupération », ils sont seulement sauvés de la destruction pour ce que leur photogénie nous dit du quotidien et de la vie qu’ils ont pu avoir avant que leur ancien propriétaire ne les mette à la rue.
L’un d’eux est un curieux parallélépipède rectangle en carton exhibant deux fois l’inscription « OCCASION ». Mais tous ne le sont pas, d’occasion – à commencer par ce volume flambant neuf. Certains – le ballon de basket par exemple – semblent n’avoir jamais servi. D’autres sont usés, en fin de vie : pare-chocs cassé, emballage déchiré, bâche lacérée. Aucune homogénéité là non plus, mais un disparate savamment agencé pour la surprise maximale.
L’occasion fait le larron. Le hasard propose ses caprices à la sauvette, le promeneur récolte ces objets, avant d’en faire tout le contraire de la « photographie à la sauvette » chère à Cartier-Bresson. On rapprochera plus utilement la démarche d’André Mérian de celle de Tristan Tzara tirant des mots au hasard dans un chapeau, puis décrétant que leur suite constituait un poème dadaïste. De la rue ou de la poubelle, Mérian tire un ours à la peluche brûlée, un bidon d’essence, un bout de goudron, un fagot de lambris. Cela ferait-il un poème ? Sans doute pas, mais ce sont de « grandes occasions », de belles rencontres avec des psycho-objets qui ne seront jamais réunis matériellement dans le même espace réel, mais seulement, l’un après l’autre, dans la présente série de photographies, pour nous glisser en sous-main comme « un portrait de l’artiste en objets d’occasion ». À l’inverse des livres de chevet ou des bibelots intimes, censés nous introduire dans l’univers privé d’un créateur, nous révéler son jardin secret, ce qu’on découvre ici vient de loin, du dehors, de l’espace public, ce sont de pauvres choses glanées au petit bonheur la chance, puis posées par terre ou sur la table pour être sauvées de l’oubli, photographiées comme des trésors de guerre, des gris-gris ou des doubles mystérieux de l’artiste, avant de quitter la scène et de retourner là d’où ils venaient. Ce sont aussi les témoins et les traces bientôt effacées d’autres vies, des vestiges dévalués, abandonnés sans égard ni pitié au bord de la route.
Rien à voir, donc, malgré les apparences, avec la froideur détachée de l’art dit conceptuel. La multitude des reflets – sur les objets, mais aussi sur le plateau de la table – suggère le miroir, l’autoportrait et, sans jamais le montrer clairement, l’espace où se fait la photographie.
Voilà bien l’une des énigmes de cette série : où, dans quel lieu a-t-elle été réalisée ? S’il utilise un fond blanc uniforme mimant le studio de prises de vues, André Mérian, contrairement à ses glorieux prédécesseurs, varie les surfaces ou la scène où il installe ses objets sculpturaux : c’est en général un plateau sobre et miroitant, mais la place qu’il occupe dans l’image se modifie constamment ; ailleurs, c’est une grande feuille de papier fixée à la va-vite, sans doute dans une autre pièce ou un autre lieu, et puis de gros radios-cassettes sont empilés sur du parquet. Ce n’est pas désinvolture ou négligence de sa part, mais là encore un choix délibéré qui nous écarte du modèle canonique de la photographie conceptuelle.
Autres énigmes : si la photographie a pour fonction accessoire, mais peut-être essentielle, de nous rassurer en nous permettant de reconnaître ce que nous avons déjà vu, ce que nous connaissons déjà, certaines images de cette série, pourtant parfaitement nettes et bien éclairées, nous poussent à nous demander ce que nous voyons et ne reconnaissons pas. Les mots nous manquent, nous ne parvenons pas à en mettre un sur l’objet ou la chose qui nous tient en arrêt, nous somme en silence de la nommer. Ainsi, qu’est donc ce rectangle noir usiné, dont la partie supérieure semble tressée de lanières blanches ? Dans cette incapacité où je suis d’identifier ce que la photographie s’obstine à me montrer si clairement, ce que je reconnais pourtant c’est, non pas l’objet photographié, mais une image qu’aurait pu prendre un autre photographe, Lewis Baltz, qui par ailleurs est l’une des grandes admirations d’André Mérian. Ce rectangle noir et ajouré serait donc un artéfact industriel de taille indéterminée, porte de garage ou de hangar, grille d’aération d’un local technique ou dos de boîtier électronique – impossible d’en décider.
Même perplexité face à une boîte en carton beige posée sur un sol ou une table. J’y ai d’abord vu un empilement de cartons de pizzas, puis, réflexion faite, un emballage de matériel high-tech. Et puis que contient le sac Ikea bleu ? Les reflets sur la surface convexe, la rotondité de l’objet, l’évasement du sac m’ont fait penser à un ballon de baudruche. C’est un abattant de W.C. Plus loin, la toupie dorée et cabossée, surmontée d’une petite tige comme une pomme de sa queue, n’en est pas une, mais un bidon d’essence.
L’image inaugurale aussi propose une énigme, sinon plusieurs : ce bouquet de fleurs basculé sur la table, ce pied de vase rose, circulaire, étrangement relevé comme un gros judas donnant sur l’espace situé au-delà du mur blanc ou du plan de l’image, mais reflétant en même temps le lieu en-deçà de la nature morte, derrière l’appareil photo, tel le miroir bombé dans le portrait des Époux Arnolfini par van Eyck, que nous suggèrent-ils ? J’y vois au moins deux choses.
D’abord André Mérian a tout fait pour que ce bouquet tombe bien, selon une composition pyramidale ayant la base rose du vase pour sommet, et c’est une belle occasion, celle d’une photo réussie : ce qui est en haut de l’image devrait être en bas de l’arrangement floral classique, et ce bouquet se présente cul-par-dessus-tête. On sait la fortune de ce sujet – le vase de fleurs – dans la peinture au cours des siècles passés ; qu’un photographe le mette à bas, qu’il transforme là encore l’ordre en désordre et l’harmonie en chaos, en dit long sur son désir d’émancipation par rapport à ce médium et sur son affirmation de la photographie comme devant témoigner du vacarme du monde, loin de tout académisme, fût-ce celui de l’art conceptuel.
Ensuite, l’élégant charivari du bouquet renversé fait entrer le temps, l’événement, dans l’image : il s’est passé quelque chose, mais quoi ? Un faux mouvement, une colère, une scène de ménage ? Aucune eau pourtant ne se répand sur la table. Serait-ce alors une révérence ? Ce bouquet introductif nous ferait-il une révérence ironique pour nous accueillir au seuil de la série des images ? À moins qu’il ne nous la tire, sa révérence, suggérant ainsi que ces tulipes et ces roses ne peuvent désormais avoir droit de cité artistique que couchées, vaincues, déchues de leur trop classique et arrogante beauté verticale ? Impossible là encore de répondre à ces questions, de même que nous ne saurons pas si ces fleurs sont naturelles ou artificielles. Seule certitude, le temps et un geste radical ont fait leur œuvre.
De même, chaque image de la série montre et résulte d’un télescopage de temps, parfois de bribes de fictions : qui a ligoté en fagot ces bouts de lambris, et pour quel usage dérisoire ? Pourquoi l’ours en peluche est-il en partie brûlé ? Où est passé l’habitacle du jouet dont il reste seulement les quatre roues violettes ? Qui a porté ces vêtements avant de s’en débarrasser ? Où sont les bouteilles de vodka Smirnoff dont seul demeure le carton ? Comment le mur de Lego multicolores est-il arrivé sur cette table ? Qui a placé tous ces cintres en plastique noir dans la poche plastique numéro 42, et pourquoi l’avoir jetée ? Quelle marque vantait la bâche publicitaire joliment lacérée montrant une robe d’été aux motifs floraux ? Et puis, qui a écrit ces mots sur la cage à oiseaux vide, « Moi c’est Neymar avec ma fiancée » ?
Il s’agit d’une tête de lit.
C’est une maquette réalisée à l’école d’architecture de Luminy, à Marseille, jetée par son auteur, puis récupérée par l’artiste.
Brice Matthieussent
Texte écrit pour le projet d'édition Occasions, éditions de la Fabrique du signe |