Une aération du monde
Jean-Christophe Bailly
Dans l’immense enchevêtrée pelote du monde tirer un fil, c’est ce que fait non pas l’art, l’art en général, mais chaque décision artistique en particulier. Et alors l’espoir qui vient avec cette décision, ce n’est pas que tout vienne, mais que quelque chose soit défini et cerné – un point de monde qui sera une aire de lisibilité, une ouverture, une insistance. Le point de monde que Catherine Melin a perçu comme un potentiel infini, comme une matrice de situations et de développements multipliés, chacun d’entre nous l’a croisé ou l’a vu, peut-être observé un jour, mais en passant : il s’agit de ces structures d’apprentissage de l’espace qui parsèment les aires de jeux pour enfants, mais là encore il aura fallu quelque chose de plus précis et de plus noué pour que vienne l’idée, le point de départ sera donc ou aura donc été la forme dépareillée ou bricolée, innocente, de ces structures dans les cités de l’ancienne Russie soviétique. Ce qui ne veut pas dire que Catherine Melin n’ait rien fait avant de les rencontrer, ces structures colorées, à Moscou, Ekaterinbourg ou Perm, et ce qui ne veut pas dire non plus que tout ce qu’elle fait en procède directement. Non, mais il y a avec elles ou de leur côté, qu’elles soient montrées dans des vidéos ou réinterprétées (construites/déconstruites) pour devenir des sculptures, une puissance allégorique et une simplicité d’axiome qui en font un leitmotiv et, sutout, une condensation de toute l’œuvre.
La question initiale est celle du point d’appui. Etant donnés l’étendue et tout ce qui la ponctue, d’où partir, par où commencer, par où passer ? L’espace tout autour de nous nous contient et contient toutes choses : celles qui sont fixes et celles qui se meuvent, celles qui étaient là et celles qui ont été ajoutées par les hommes, lesquelles sont devenues aujourd’hui incroyablement nombreuses et proliférantes. Cette propension à en rajouter sans fin et à remplir les intervalles laissés vacants, nous pouvons y voir la forme moderne de ce que Wilhelm Worringer dans Abstraction et Einfühlung, un livre bien inutilement oublié aujourd’hui1 , caractérisa pour les temps primitifs en parlant de geistiger Raumscheu, ce que l’on peut traduire par « angoisse spirituelle devant l’espace » ou, plus simplement, « crainte de l’esprit devant l’espace ». Crainte qui est comme la version panique, elle-même affolante, d’une occupation pourtant nécessaire : pour que l’espace s’incarne et échappe au vide qui est sa tentation, il lui faut des objets et des formes, toute une écriture de lignes et de surfaces qui le traduisent dans une langue que le corps peut apprendre et comprendre. Habiter, vivre, c’est traverser avec son corps les espaces toujours différents de cette langue parlée par l’espace. Pour cette traversée il faut des intervalles, des points d’appui et des prises : et le monde entier, à commencer par l’univers urbain, consiste en un immense dispositif discontinu au sein duquel intervalles, prises et points d’appui, isolément ou en série, forment une syntaxe que chaque locuteur ou passant interprète à sa manière. En droit tout au moins, puisque dans les faits il arrive fréquemment que cette syntaxe, engorgée et répétitive, ne libère que des phrasés sériels programmés, qui répondent à la pression constante de la domination. Mais il est des points de monde qui sont des échappées ou des tremplins, des nœuds en train de se dénouer, où cette syntaxe se voit et redevient palpable, et dans un phrasé justement, mais qui aurait alors sauté hors du cadre. Les tubulures colorées d’une échelle, d’une passerelle, d’une balançoire ou d’un toboggan sont, et cela c’est Catherine Melin qui nous l’indique, de tels phrasés.
Par-delà la référence précisée aux aires de jeux d’enfants et, à travers elles, à une exploration ludique de l’espace, c’est toute la dimension structive des constructions humaines dont le potentiel est ainsi libéré. « Structif(ve) est un adjectif qui n’existe pas en français, mais on en saisit d’emblée le sens et la portée : il provient de l’allemand struktiv où là aussi il est une création, insérée dans la théorie musicale d’Adorno, et ce qu’il sert à désigner c’est moins le construit (le structuré) que la propension ou la pulsion à structurer, le mode actif ou hyperactif d’une logique de composition. Vers l’espace ou dans l’espace cela se traduit tout seul, cela se voit – et le très fourni journal de notations vidéo de Catherine Melin, avec tout ce qu’il a repéré, notamment sur les chantiers, pourrait être défini comme un catalogue inachevé de phrasés structifs, chacun d’entre eux pouvant être considéré comme un récit complet ou comme la matrice d’une autre structure à venir (d’une œuvre). Echaffaudages et structures en fer à béton, tas de briques entreposées, murets, structures bâchées, espaces incertains, tels sont les éléments, la plupart du temps éphémères, qui viennent augmenter le catalogue de cette autre syntaxe, parallèle et marginale, qui se décale de l’édifié.
Le structif, même s’il est montré et révélé au sein du travail de Catherine Melin par des constructions fixes (traduites dans l’espace ou dessinées) est pourtant le contraire de l’immobile, il est pure suggestion d’un mouvement toujours à venir : dans la plupart de ses expositions Catherine Melin juxtapose en un parcours complexe les structures qu’elle réalise dans l’espace ou dessine sur les murs et des documents visuels où l’on voit à l’œuvre de simples passants, des danseurs ou des traceurs – des utilisateurs de l’espace, et ce que l’on comprend alors très vite c’est qu’au sein même des dessins et des structures tendues, entre les images vidéo et les assemblages d’objets, l’on est soi-même un tel passant, une telle figure. Tout ce qui est construit est fait pour être rencontré, éprouvé, traversé. Des vues s’en donnent, prélevées dans le réel – ce sont les vidéos – ou projetées sur les murs – ce sont les dessins au fusain. Chaque exposition est un dispositif dont les éléments singuliers ne peuvent pas tous être repris : ainsi les dessins faits sur la peau des murs y resteront ou bien seront effacés. Il y a donc une urgence et un caractère éphémère, tout est passage et mouvement, comme dans la vie : des traces sont laissées, des structures sont portatives, des choses n’arrivent qu’une seule fois, d’autres se produisent dans une sorte de réitération infinie.
Alors entre les fils et les traces (je renvoie à la distinction faite par Tim Ingold dans sa Brève histoire des lignes2 où, avec une géniale simplicité, il définit deux sortes de lignes : les traces, qui s’inscrivent sur un support, et les fils, qui n’en ont pas besoin), s’esquisse un pas de deux que chaque angle de vision renouvelle. Tandis que les structures-fils déployées dans l’espace n’y forment jamais des volumes et apparaissent comme des dessins déployés dans les trois dimensions, les dessins-traces inscrits sur les murs s’en vont d’un mur à l’autre, d’une pièce à l’autre, s’enroulent à des piliers ou montent au plafond et échappent à la juridiction de la surface pour écrire eux aussi leur partition en s’évadant dans l’espace. Une partition, et une évasion, il faut marquer le pas et insister sur ce qui vient avec ces deux mots.
La partition renvoie naturellement au musical et au sonore, et là c’est tout l’espace visité par Catherine Melin qui rebondit et vient se déployer comme résonance, avec des groupes de notes qui sont comme des trilles spatiales, des puits qui sont des chambres d’échos, des tremplins qui sont des arias, le tout sur une base rythmique fondée par le silence, la plupart des vidéos étant au demeurant accompagnées de compositions sonores discrètes dues à Bernard Pourrière, qui évoquent de fines cristallisations, des crépitements infimes, des accélérations soudaines. C’est là que se déploie l’évasion : non un simple détour ou un simple sursaut, mais un véritable en allé, un voyage hors des normes et des linéarités, une prise de risque fondée par des successions d’écarts. La partition, loin d’être une grille, est le dispositif qui rend l’évasion possible en la montrant. L’évasion se voit, ce sont les bondissants, ce sont les danseurs et les sauteurs, ce sont ces garçons – ici, dans les vidéos, de jeunes russes – qui pratiquent le Parkour, cet art décalé des traceurs urbains pour lequel les obstacles sont des suggestions et les franchissements des invites, la marche, droit devant, une manière de faire ricocher le corps à la surface de la ville. Ou encore, et là l’exemple vient d’ailleurs, de la Chine du sud, ce sont ces gens, souvent âgés, qui dansent pour eux-mêmes ou bien lâchent des cerfs-volants ou font, en les fouettant, tourner des toupies. Avec ces documents russes ou chinois (qui assument aussi de façon claire et appuyée un rapport intime au lointain) nous n’avons pas affaire à des scènes de genre ou à des exercices de démonstration, ce à quoi nous sommes confrontés c’est à des propositions et à des déviances, ce qui s’évade et qui danse, c’est aussi ce qui échappe à l’affairement et à la bousculade programmée des emplois du temps surchargés et des concours de rendement, c’est ce qui prend le temps de lire dans l’espace les indications de sortie qu’il contient.
Sortir de l’espace ? Non, nul ne le peut, mais sortir par l’espace, dans ces ailleurs que tout espace réserve et qu’il faut savoir repérer. Un repérage intensif de ces indications, et une écriture mobile qui les rassemble, ainsi pourrait-on caractériser le travail de Catherine Melin. Comme tel il est en contact direct avec les questions qui se posent dans les villes et autour d’elles, à l’âge de la généralisation de l’urbain, ce qui revient à dire aussi qu’il est politique, mais au sens le plus immédiat, le plus spatial, le plus vif. D’une part en tant qu’il (se) pose des questions non abstraites, immédiates, qui sont liées à des problématiques de réseaux et de parcours, d’obstacles à franchir, d’intervalles à préserver et de fuites à garantir. D’autre part du fait qu’il ne soutient ses propositions qu’en référence à des espaces réels réellement visités et éprouvés, des espaces, on l’a vu, marginaux, instables, inachevés : des aires de jeux ou de chantier, des coins de ville ou de parcs dans lesquels l’improvisation, imprévisiblement, suit son cours.
Mais ce lien documentaire, loin de prendre un tour sociologique, vient s’inscrire comme un flux vibrant au sein des installations, à côté des dessins et des constructions et sans doute est-ce dans le ton concertant qui associe les trois modes de son intervention que le travail de Catherine Melin acquiert sa véritable mesure et sa singularité. A chaque fois que l’on est devant l’une de ses structures spatiales, on doit imaginer le profil de son prolongement mural (une sorte d’anamorphose libre) et à chaque fois que l’on est devant l’un de ses dessins, y compris en mode portatif (sous la forme classique de dessins sur papier) il faut envisager qu’il sera confronté à ce tout autre rendu qu’est celui de l’image numérique mobile. Et ce qui est à souligner c’est que si on les séparait du mode associé qui les réunit pour les envisager séparément, les trois modes non seulement conserveraient leur légitimité mais auraient, et pleinement, une valeur autonome. Je prendrai trois exemples, prélevés donc dans les trois modes d’action que Catherine Melin pratique en les mettant en tension, en commençant par les structures spatiales.
1. A Perm en Russie sur un pan incliné en béton bordant un quai et sur ce quai lui-même, au bord de la Kama, trois structures tubulaires métalliques colorées en rouge, jaune et bleu. Ces structures n’ont pas été empruntées telles quelles à des parcs d’enfants mais elles en réutilisent les formes – échelle en ligne brisée, angles droits formant siège, cercle-balançoire – pour les dilater et les libérer dans l’espace. Désormais ouvertes (comme on ouvre une enveloppe ou un parapluie) ces structures écrivent en plein air une virtualité infinie. Modulaires et non monumentales, elles écrivent cet infini du déploiement comme un possible immédiat : des fragments d’utopie ont échoué sur la berge du fleuve qui traverse la ville. Et comme nous sommes en Russie (en 2010) on ne peut s’empêcher en les voyant ainsi, comme chez elles sur ces bords, de penser à une autre utopie, historiquement avérée, dont elles se font l’écho (volontairement ou pas, peu importe). Je pense bien sûr, et sans doute fallait-il que le mot s’impose ici, au rêve spatial qui est venu avec le constructivisme, aux fils que tirèrent dans l’espace, pour l’ouvrir, Tatline ou, plus précisément encore ici, les frères Sternberg. Un siècle ou presque s’est écoulé, mais l’emprise et l’enjeu sont les mêmes : comme des enfants délurés, les structures de Catherine Melin, répercutent une leçon de liberté que, ne l’oublions pas, on aura tout fait entretemps pour occulter ou détruire.
J’ajoute qu’elles le font – et la même chose pourrait être dite des structures obtenues pour l’exposition de Chengdu à partir de nouages de fers à béton prélevés sur des chantiers – en soulageant la sculpture de sa pesanteur et de cet ancrage forcé à la présence qu’elle trimballe comme une malédiction. Il ne s’agit pas seulement de légèreté ou d’un caractère portatif, ce qui est en jeu c’est le refus de ce qu’il y a d’installé dans l’installation et de solennel (de faux) dans la rhétorique du lieu. Au lieu se substitue le point d’ancrage provisoire ou le site (en un sens un peu différent, plus urbain, de celui que Robert Smithson donna à ce terme), et à l’installation le dépôt ou le passage.
2. Parmi les dessins (qui pour partie sont des feuilles détachées et pour l’autre un sillage qui s’efface) je prendrai la suite intitulée Montagnes russes, et justement parce qu’elle est directement relatée aux constructions de Perm. Mais qu’y voit-on, quelle y est la destinée du trait, que capture-t-il, que lâche-t-il dans l’espace ? Des structures, oui, encore, mais qui ne sont pas la réplique en deux dimensions et en noir et blanc des œuvres réalisées en tubes colorés dans l’espace, qui sont comme un autre déploiement et une rêverie, un enchevêtrement de possibles, la promesse spatiale légère y étant poussée jusqu’à la dilatation, via des recoupements et des enjambements, toute une métrique, c’est le mot qui convient je crois, toute une métrique de ce poème graphique en allé sur les murs ou retenu, par petites phases détourées ou floutées, sur des feuilles volantes. La même chose, ici encore, pourrait être dite à propos des dessins un peu plus récents faits à Chengdu, avec en eux peut-être quelque chose à la fois de plus réaliste et de plus éclaté.
3. Mais Montagnes russes titrait aussi les vidéos associées, brèves séquences où l’on voit donc de jeunes russes, danseurs ou traceurs (peut-être n’y a t-il pas entre eux de vraie différence) jouer parmi les structures-référence d’un vrai parc, à Moscou il me semble. Et ce qu’il faut souligner ici, c’est que par-delà leur fonction d’accompagnement, ces images-lucarnes (que Catherine Melin maintient dans des dimensions restreintes, ne voulant pas en modifier le statut en les amplifiant), qu’on les considère isolément, séquence par séquence, ou dans la logique d’un montage en boucle, ont elles-mêmes une grande finesse de définition, c’est-à-dire de cadrage et de déposition. Ce qui est saisi par l’image mobile, c’est du passage à l’état pur, ce sont des phases de temps ressemblées autour d’un geste, c’est une chorégraphie. Et ce qui frappe dans les plus récentes images prises en Chine dans les chantiers et les parcs de la capitale du Sichuan, c’est une sorte de lenteur, comme si du temps était donné au temps de la séquence pour qu’elle se déploie.
En Chine comme en Russie, pays qui furent ceux du communisme réel et dans lesquels, ce n’est pas un hasard, Catherine Melin a rencontré ses sites de travail ayant été jusqu’à présent les plus productifs, c’est comme si les individus que l’on voit rêvaient sous nos yeux à un autre communisme, à une autre forme d’assemblement, qui prendrait sur elle d’accepter la dissémination, de vouloir le libre passage des corps et qui ne serait rien d’autre que la réverbération ou le déploiement collectif de cette liberté. Il s’agit d’un rêve, sans aucun doute, mais le fait même qu’il se présente à l’esprit dit toute l’envergure du travail qui le libère sous nos yeux et sous nos pas, via des images mais d’abord via des lignes et des constructions qui sont, à chaque fois, des départs et des idées, des ouvertures librement tendues. Une aération du monde.
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