« Jusqu’ici tout va bien »
« Jusqu’ici tout va bien… » Revient en mémoire avec ce titre la phrase très célèbre du film La Haine. Dès l’intitulé, cette série photographique de Florent Mattei porte déjà avec elle la violence sociale dont l’œuvre de Mathieu Kassovitz se faisait l’écho. Film générationnel pour photos générationnelles ? Il faut dire que l’art a toujours été un des premiers miroirs de notre société.
Ici, le photographe présente des photos grand format de très haute qualité et d’une précision au réalisme frappant. A l’image sont mis en scène deux hommes en train de se battre, une interpellation, des visages tuméfiés en portrait, un suicide, une révolte de skaters.... Tout cela évoque immédiatement un champ cinématographique empreint d’une violence issue de la rue et d’une génération. Mattei a ainsi décidé d’investir ses photos d’un espace de narration profond et large, ouvrant une dimension nouvelle. Celle de l’arrêt sur image ? D’une histoire en train de se dérouler. Il suffirait d’appuyer sur lecture pour voir l’action de la photo reprendre sous nos yeux. La suite créée par les trois photos des combattants est marquante et remarquable en ce sens. En les regardant vite comme un flipbook, les deux combattants s’animent. Reprennent le combat Une action en mouvement, figée, qui ne demanderait qu’à reprendre. Règlement de compte, bagarre de gang… On pourrait aussi imaginer un corps à corps où l’amour est proche de la haine. Avec l’interpellation, les skaters, le suicide, les visages viennent compléter un tableau où tout est possible dans un clair obscur urbain, glauque, post ou pré-apocalyptique qui appelle à de sombres histoires. Ce choix de prendre une imagerie cinématographique laisse au spectateur liberté d’analyse et d’imagination. Prendre ses photos frontalement comme un poing qui fait mal ou/et voir plus loin comme un dramatique roman-photo qui serait le témoignage d’un artiste sur la vie, ses attentes et ses craintes !
Et dans ses images, il a pensé jusqu’au moindre de détail, jusqu’à laisser une place à la réalité, à l’improvisation. Chacune des scènes, il cherche à la composer comme un tableau en gardant un élément issu de la réalité ou du hasard. Cette eau reflétant ce pied ou éclairant ce visage fait parti de ces hasards provoqués magiques. Le pistolet en est un vrai, ce policier aussi, ces deux hommes sont des adeptes du Free Fight et ces jeunes cagoulés sont de vrais skateurs. Bien sûr, il n’est pas indispensable de le savoir pour ressentir. Par contre, cette véracité qui gicle de l’écran arrive grâce à ces petits détails. Ces photos sentent le bitume, les usines désertes, l’odeur du souffre et de la révolte.
Dans ce sens, la mise en scène de l’auteur lui-même qui revient sur trois clichés est ce lien qui relie l’œuvre au spectateur, le monde réel (lui en tant qu’artiste) au monde fictionnel (les images). C’est ainsi, dans le contexte social porté par ses photos, une prise de position et un engagement ferme et franc du discours de l’artiste. Ici, celui-ci lève l’objectif pour témoigner d’une tension sociale qu’il ressent. Il montre à voir une cocotte-minute commune dans laquelle la pression augmente, prête à exploser.
L’art de Mattei se veut populaire dans un échange avec le spectateur, interpellé et appelé à « participer » par cette mise en abyme récurrente de l’artiste. Populaire aussi par ses références culturelles, musicales ou encore cinématographiques. Dans Jusqu’ici tout va bien, il montre ce qui le construit, l’univers du hip-hop, des skaters, l’art de la rue, et son envie de redonner à l’artiste son rôle d’agitateur et de relais d’un sentiment populaire qui s’exprime. Encore fallait-il l’entendre le bruit de la rue. Mattei, lui, n’a jamais oublié ce qui faisait un monde. A y regarder de près, on se le prend en pleine gueule ! Et comme lui ont dit les deux combattants photographiés : « On aime ça. »
Julien Camy |