Trois mois que je trace.
Jai encore, malgré moi, lespoir de leur échapper.
Je ne suis plus armé des meilleures intentions mais dun fusil à pompe.
Seule, la pulsation régulière des pistons.
Ils ont, depuis longtemps, remplacé le couple systole/diastole. Leur ronronnement bien huilé me rassure.
Ma fuite est bien réelle. Au moins, le moteur compte et digère les kilomètres avalés.
Parce que moi, je ne sais pas, je fuis. De toutes parts. Je coule sur la route. Ma tête est comme un carter crevé.
Ils vont me rattraper, cest évident, cest écrit.
Je naurais pas dû tenter de monnayer les photos.
La sentence est tombée, le contrat est lancé.
Pire que le destin, laccident ou la panne.
Mais où ? Quel bord de route sera aussi poli quune pierre tombale ? Quel est le gazon que mes proches arroseront de leurs larmes ?
Si, ailleurs, le monde est tout ce qui arrive, comme disait lautre, et bien, il arrive toujours la même chose. La preuve : depuis trois mois.
Les Anciens parlaient de la traversée du Léthé et de lAchéron. Et bien, raté. Le paysage est comme un cimetière, riant et sinistre à la fois, où toutes les maisons se ressemblent, les unes érigées à côté des autres. Ce monde des vivants où chacun se rapproche de son voisin pour un peu de chaleur est-il déjà une lande de lau-delà ? Les distances se confondent, les images aussi, au même rythme, lentement, patiemment, sous un ciel lourd, même pas menaçant. Un ciel qui ressemble a la vie. Un jour noir, un autre blanc et quelquefois un peu rose.
Cette vie que je contemple désormais à travers le cadre anormal du pare-brise où le monde a plus de largeur que de hauteur. C'est vrai que rien de haut ni de grand ne m'est arrivé récemment. En revanche, je me suis fait largement baiser.
On dit qu'au moment d'y passer, le vie défile à toute vitesse devant vos yeux. Et bien, je suis peut-être en train d'y passer.
La balle a sans doute déjà perforé l'arrière de ma tête. Cette suite ininterrompue de grands rendez-vous et de petites intimités, de nuds, de ponts vers l'ailleurs, de signaux-danger et de baraques aussi isolées que moi, désormais.
Oui peut habiter là à part une âme éternellement damnée?
Seuls, de petits détails changent, des petits riens qui fabriquent le temps, l'espace et l'espace-temps. Que faut-il pour faire un monde ?
Pour fabriquer une idée possible du Monde ?
Une route, un arbre, une maison, et une bagnole garée devant. Quelquefois, sur les murs, il y a des lettres peintes, pour que le passant apprenne peu à peu à lire, c'est déjà ça de gagné avant de sombrer dans le néant.
Quand ils vont me rattraper, quand ils vont tirer, je mourrai sans doute avec, comme épitaphe un poème mystérieux : Ingate lnc., Corvette King, Cuneos Drive-in, ou Hermitage.
En attendant, ce qui reste du monde des vivants s'organise autour de caniveaux, de trottoirs irréguliers, d'asphalte, de bateaux pour garage, de pavage, de pelouses, de caisses aussi immobiles que des cercueils abandonnés. Tout se ressemble, c'est-à-dire tout est différent. C'est tout à coup évident, le Monde se réalise et se déréalise là.
Je ne sais plus si on me suit ou bien si je suis. D'ailleurs qui suis-je ? Suis-je devant ceux qui me poursuivent ? Ou derrière tous ceux que je vais enfin rattraper? Fuir n'est pas si simple que ça. On doit toujours essayer d'échapper à ceux qu'on est en train de rejoindre.
La Faucheuse est dans mon dos et pourtant je la vois déjà devant. Elle est sur la route et moi aussi.
Ça y est.
Je les sens. Très près.
Un carrefour.
Normal. Tu parles d'un symbole.
Jean-Bernard Pouy, in Drive-by Shootings, Le Transpalette, Bourges
Texte de Pascal Beausse, cliquez ici |