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Reprise des vides
Série 1992-1996
Sténopé
Triptyques, cibachrome/aluminium, 90 x 180 cm
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Timmy Mason, arpenteur de nos ruines futures
Laissons-nous aller au rêve car les photos de Timmy Mason sont là pour construire un mythe onirique, pour faire surgir en nous l'une de ces angoisses prémonitoires qui savent si bien nous assécher la bouche une seconde avant le réveil.
Jouons le jeu de l'interprétation hallucinatoire, quelque chose me dit qu il nous faut soudain parier sur l'improbable. Penchons-nous sur ces morceaux d'univers, ces photomatons d'une Atlantide immergée dans nos rêves d'enfant, à la manière de ces scènes naïves prisonnières d'une boule de verre emplie d'eau et de neige artificielle.
Géométrie du constat, clichés tombés d'un dossier d'instruction criminelle, celui de l'assassinat d'un monde dont on ne sait même plus le nom, et dont l'arme du crime ainsi que les cadavres ont disparu. Seul subsiste le décor d'une tragédie dont les modalités nous sont dissimulées, ce qui amplifie le sentiment d'énigme nous assaillant au seuil de chacun des périmètres d'investigation proposés par l'artiste, cette Crime scene area, rituellement délimitée par les policiers américains au moyen dun ruban de plastique orange ou jaune.
Lieux d'une histoire - d'une Histoire avec un grand "h" ? - dont on ignore tout et qu'on essaye de recomposer en sachant d'avance qu'on échouera. Espaces chargés, accumulateurs d'interrogations obscures. Tout y semble plus lourd que dans notre monde connu, inamovible, soudé au sol par la lave refroidie. Lieux voilés, imbibés de passé comme une éponge pourrait l'être d'un mercure qui lui ferait soudain peser le poids d'une brique.
Pourquoi cette illusion de ruines alors que tout ce que nous montre le photographe appartient bel et bien à notre présent répertorié et quotidien ?
Mais n'est-ce pas justement là le formidable paradoxe de Timmy Mason ? Ne joue-t-il pas à travestir le présent avec les oripeaux du passé pour le faire ressembler à notre futur?
Photos poussiéreuses, rayées. Objectifs grenus, mordus par une tempête de sable. Lignes tremblées, floues, saisies par un touriste téméraire, au bord de l'engloutissement, un pied de chaque côté de
la crevasse d'un tremblement de terre. Il y a du définitif, de l'ultime, de l'imminent dans ces images volées, rapportées d'une errance au dixième sous-sol de Métropolis.
Fossilisées, comme extraites du ventre d'un menhir brisé, on les imagine saisies au cours d'une déambulation à travers un espace inhabité où le déclic du déclencheur a éveillé des échos d'une cathédrale.
Photos de sentinelle perdue dans le brouillard ? De scaphandrier travaillant dans la vase soulevée par ces semelles de plomb? Timmy Mason nous parle de la vitesse et de l'immobilité. De l'éphémère et de l'éternel, et voilà que son petit ping-pong métaphysique nous inquiète brusquement...
Il se promène dans nos villes, gardien de nuit chargé d'une mission vague, mal expliquée par des supérieurs distraits. Il hante les entrepôts, les laveries automatiques, les supermarchés. Et ces espaces ordinaires prennent sous son regard l'aspect étrange d'un lieu sacralisé. Soudain le monolithe pointe son nez derrière l'entassement. Le rayonnage, la gondole de supermarché se font labyrinthe initiatique, mastaba, menhir, pierre levée, dolmen. Dans le Stonehenge ridicule des grandes surfaces, la pile de bidons de lessive se déguise en amer prophétique essayant de nous transmettre un message que nous sommes bien incapables de décrypter.
Tout se charge d'une puissance assoupie, et le témoin embusqué derrière l'appareil continue à explorer nos ruines futures. Il se promène dans la poussière d'une Babylone bon marché, mécanisée réduite au silence parce qu'il ne se trouve plus personne pour appuyer sur le bouton qui distribuait l'étincelle de vie aux machines. Il surprend, il engrange. Est-ce sa faute si ces sphinx, ces pyramides, ces temples, ont l'apparence carrée et sérielle de l'ultra-fonctionnel ? Le monde capturé par Timmy Mason, c'est celui d'une armée de machines à laver endormies dans le crépuscule d'une planète sans électricité ni eau, vouée à la pulvérulence.
L'homme paraît s'en être éclipsé, mais les machines sont restées là, enracinées dans le linoléum et le béton qui leur tiennent lieu de piédestal. La tôle, les mécaniques, les entassements, ont survécu au bipède à la prodigieuse cervelle si mal employée. Rien de noble dans ces matières prosaïques, et pourtant les objets nous narguent. On les sent capables de résister longtemps encore à l'épreuve des millénaires. L'homme, lui, pèse un bien faible poids en comparaison, si faible que sa trace devient fugitive, floue. Ce n'est qu'un ectoplasme ayant le plus grand mal à se matérialiser. Transparent, anonyme, son déplacement est celui d'un insecte. L'objectif n'a pu le fixer que sous la forme d'une trace filante, d'une ombre en translation. Bouge-t-il trop vite pour l'appareil photographique, ou bien...
Ou bien vit-il sur un autre plan de l'espace-temps, tels ces revenants que s'escriment à faire surgir les spirites lors des séances de tables tournantes ? L'homme sera-t-il toujours condamné à hanter le monde dont il se croyait pourtant le plus solide occupant?
On dirait que matière, densité et pérennité n'ont pas été ici également distribuées.
Timmy Mason fixe sur la pellicule des fantômes dont on a le plus grand mal à s'imaginer qu'ils ont pu un jour imposer leur volonté aux artefacts qui les entourent. Un courant d'air les emporte à la dérive, papillons de celluloïd grise qui se délitent, s'érodent en se cognant aux arêtes du monde trop réel auquel ils ont donné naissance.
Timmy Mason nous parle des cités fantômes de demain... celles que nous sommes en train de fabriquer en ce moment même.
Si nous bougeons trop vite pour impressionner la pellicule ; les machines, les meubles, prennent la pose. Faut-il donc méditer leur sagesse ? Écouter le message que nous murmure le peuple cubique des hangars ?
Faut-il envier l'immobilité de ces entassements utilitaires ? Faut-il arrêter de courir pour prendre le temps de laisser une trace ? Je veux dire une trace réelle ? Être enfin autre chose qu'un courant d'air humanoïde, une fumée?
Ce monde terrifiant et beau, Timmy Mason nous le jette au visage comme si nous le découvrions à travers les lunettes teintées d'un masque de protection. Tout est gauchi, l'air saturé d'une poussière grenue, d'un brouillard de particules qui nous installe dans la combinaison protectrice d'un explorateur solitaire prenant les mesures d'une catastrophe. Quel scaphandre nous force-t-il à enfiler, et pour quelle autopsie ? Des peurs nous viennent. Le sentiment poignant d'une civilisation effacée et dont il nous faudra reconstituer l'histoire à partir d'alignements, de modules de stockage. Tant de compartiments, tant de tiroirs, de conteneurs, une telle fièvre de classification et de rangement pour laisser si peu de choses en vérité !
Le travail de Timmy Mason fait lever en nous un besoin d'urgence. Il nous exhorte à revenir au plus vite nous installer charnellement dans nos propres corps, à les habiter, car nous étions devenus des fantômes... et personne n'avait jugé bon de nous en informer.
Serge Brussolo, in Timmy Mason, Jonction Nord-Sud, Villa Arson, Nice, 1994 |
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