LE NOUVEAU MONDE
« Notre cause est commune. Il n’y a pas d’Occident en face de vous. »
Mohamed Dahou (Notes pour un appel à l’Orient, Potlatch, 1954)
Simulacre d’un « futur lointain, donc d’un passé proche », tel que le stipule une voix off à l’accent arabe prononcé. Cap au nord du continent africain, au coeur des Etats du Maghreb Unis, « là où la lumière disparaît dans les eaux ». Une détonation étouffée. La caméra sillonne en rase-mottes un champ de ruines encore fumantes. Un discours hors-champ en guise de sismographe, crachotant sur les ondes courtes d’un vieux transistor. Monologue à la résonance froide, comme parvenue des tréfonds de l’ère coloniale. Mohamed Dahou et Mezioud Ouldamer, personnalités controversées de la section algérienne de l’Internationale Situationniste, y sont désignés comme visionnaires. Le temps du spectacle est ici dissout au profit d’une lente imprégnation des mots, renvoyant à l’histoire de l’immigration et aux conséquences de la division territoriale. Débute alors un long travelling latéral. Le mouvement automatisé de la caméra et la musique électronique, lancinante et ténue, de Super Reverb, induisent progressivement un effet d’hypnose. Nous sommes ici et nulle part. Le monde s’est éteint. Le muezzin s’est tu, il n’y a plus de prophète. Missionné par une mystérieuse organisation, Hafez el Hadidi retourne inspecter sa terre d’origine. Témoin oculaire des vestiges de l’urbanisme, il consigne ses observations - entre mantra et conjuration.
Prendre du recul, regarder la Terre d’en haut pour ouvrir le champ de réflexion à hauteur de cosmos. Atteindre un seuil supérieur de réalité. Par un renversement de perspective, les immigrés sont devenus des exilés de l’espace. Les couloirs d’un paquebot deviennent ceux d’une navette spatiale, un grand convoi migrant vers une hypothétique exoplanète. Extra-terrestres et réfugiés, même combat. La croisière est devenue croisade. Sur Terre, la civilisation touche à sa fin. Plus d’entités individuelles, seulement des corps désincarnés, programmés comme des robots. Les autres n’y ont pas leur place. Le migrant est toujours désigné comme l’autre, l’être à bannir, à déshumaniser. Arrivée à destination terminale. Dépasser toute idée du nationalisme. Sur cette terre aride, les humains sont tout à la fois des organismes étranges et étrangers, livrés à eux-mêmes quand ils ne tombent pas sous le joug d’un despotisme à l’échelle interplanétaire.
Le cheminement dans ces territoires désertiques tient lieu de trame fictionnelle. Mais est-ce vraiment une fiction ? Ces images de médinas en ruines, de ville industrielle en friche et de bidonvilles en parpaings, bien réelles, rappellent celles prises par les caméras postées sur les tanks en Syrie. La guerre – à moins qu’il ne s’agisse d’un coup d’Etat ? d’une révolution ? - semble terminée, mais les décombrent fument encore. Des bâtisses éboulées s’élancent des fumeroles bleuâtres et translucides, l’effet numérique est bluffant. L’air serait contaminé par un gaz euphorisant, et le fléau ne fait que commencer. Irrémédiables effets de la dilatation temporelle. Claquemurés dans leurs illusions de bonheur et aliénés par les mass media, les intra-terrestres continuent de vaquer à leurs occupations, spoliés de toute conscience critique.
Comment dire cet « après », ce temps où résolution rimait avec révolution ? Où en est-on aujourd’hui ? Où en sera-t-on demain ? Quelle sera la rhétorique du pouvoir ? Et si la toxicité
n’émanait pas d’une engeance radioactive, mais d’un déni des ravages de l’industrialisation massive et de la néo-colonisation ? Arnaud Maguet se fait le messager inquiet de cette terre exsangue, sur laquelle ne subsistent que des nomades et des crève-la-faim. Comme dans « Solaris » ou le récemment exhumé « Ikarie XB1 », le voyage spatial tient lieu de parabole. On ne décolle pas de la Terre pour conquérir l’espace, mais on vient de l’espace pour y atterrir : désillusion de la migration vers une terre promise. On songe également au film « Phase IV », unique réalisation de Saul Bass, dans lequel des fourmis irradiées supplantent la civilisation humaine. Constat d’un territoire dépeuplé et précaire : le futur est là, dans ces paysages martiens d’ici-bas, dans ce tiers-monde échaudé par un soleil de plomb, dans ces non-lieux limitrophes qui forment et déforment la « ville nouvelle ». Une ville nouvelle sans âme qui vive, au beau milieu de l’Erg Shebbi. Un territoire des bas-côtés, délaissé par les bases de données. A moins qu’il ne s’agisse d’un mirage ?
Dans un mouvement fluide, privé de pesanteur, l’objectif de Maguet scrute, scanne, contemple avec détachement les ruines évanescentes d’un Maghreb à la dérive. Ces images nous rappellent à l’immense pouvoir suggestif de l’illusion : nous faire accepter le monde tel qu’il n’est pas. Mirage ou réalité ? Un peu des deux à la fois. Ripostant contre l’asséchement du sens et les fake news érigées en principe de réalité, l’artiste sonde son propre imaginaire, tout autant que l’inconscient collectif, tel qu’il se réverbère dans la cinéphilie populaire. Aussi bien film-oracle et voyage dans l’espace et le temps que réappropriation des codes de la science-fiction et du road-movie, Derniers Soleils module et transforme les contours de la réalité – celle du Maroc d’aujourd’hui, dans ses détours les plus reculés, où nul touriste ne part s’aventurer. L’Algérie n’est qu’à quelques coudées de là. A la manière d’un Chris Marker qui arpenterait l’Afrique du Nord comme un territoire prospectif, Maguet ne propose pas d’évasion ou de fuite dans l’ailleurs, mais dévoile un ici et maintenant transposé dans un récit d’anticipation. Entre afro-futurisme 3.0 et condensation d’une actualité brûlante comme un soleil en voie d’extinction, le film offre une vision dystopique du monde contemporain. Le Moyen-Orient y apparaît comme clé de voûte de la civilisation et point névralgique de la globalisation.
Julien Bécourt, mai 2018 |