Natacha Lesueur
Interview par Damien Sausset
Octobre 2019
DS/ Longtemps, ta pratique semblait se cantonner à la photographie ! Or tes œuvres récentes excèdent le cadre de la photographie pour aborder les rivages de la vidéo et même de la sculpture. Quel est le point commun entre ces différentes périodes, ces différents médiums ? La question de l’image, de la représentation ?
NL/ Lorsqu’on me demande ce que je fais, j’ai pour habitude de répondre que je suis photographe. La question de la photographie, du statut de l’image, de ce qu’elle peut produire, induire a toujours été essentiel pour moi. Si le médium photographique m’a tellement passionné et continue de me fasciner, c’est par l’ambiguïté de sa nature. C’est un médium qui parle du réel, un médium qui fantasme aussi sur l’immatériel et l’irréel. C’est le médium des dualités, il est à la fois commercial et artistique, à la fois une machine qui enregistre et une vision de l’opérateur avec sa subjectivité. Entre son usage publicitaire, commercial, journalistique, amateur et artistique, une photo n’est finalement jamais totalement ce qu’elle semble être. Toute photo, quel que soit le registre qu’elle revendique, appartient un peu à tant d’autres registres.
C’est de l’ordre du feuilletage entre des genres !
De la contamination aussi. Et puis une photographie, c’est toujours une chose en deux dimensions. Je suis essentiellement une photographe de studio qui invente son monde dans une petite boîte – un studio – avec ses artifices. Bien que je contrôle que ce je mets en scène, il y a des choses qui m’échappent.
Le champ des registres que tu convoquais dans tes premiers travaux s’est singulièrement élargi avec le temps !
Mes premiers travaux portaient plus sur le corps que sur l’identité. Mes interrogations et préoccupations s’orientaient vers l’organique avec une dimension alimentaire affirmée. Le corps y devenait un réceptacle. Avec le recul je perçois que le tout était moyennement genré. C’était majoritairement des femmes, mais pas uniquement. Dans ces séries, il y avait sous-jacent des préoccupations entre organicité et matérialité mais également un questionnement important sur l’ornementation.
On pourrait, dès lors, voir les œuvres liées à Carmen Miranda (2009) comme un moment de bascule dans ton travail, moment où tu interroges plus directement l’histoire avec l’introduction de la figure de cette actrice portugaise et brésilienne célébrée comme actrice exotique aux USA dans les années 1940.
Evidemment, vu de l’extérieur, Miranda ouvre sur d’autres choses. Mais pour moi, des œuvres antérieures amorçaient cela par la mise en scène de la question identitaire à travers tout ce qui peut fixer l’individu comme l’âge, le sexe, etc.
Carmen Miranda est aussi une œuvre interrogeant la grande et la petite histoire. Elle révèle chez toi une volonté de déconstruction critique des codes de la représentation. Dans cette série, il y a la question de l’exotisme et du regard prédateur de l’Amérique blanche notamment à travers les codes hollywoodiens. Mais tu y mêles aussi des codes très intimes issus de ton expérience.
Oui, j’ai initié cette œuvre de façon assez intuitive en ne sachant vraiment pas tout ce que cela investissait. La dimension raciale, historique, le rapport à l’autre, étaient évidents. Mais, dans le même temps, il y avait là un vrai déplacement. En d’autres termes, c’était la première fois que je travaillais sur une identité qui n’était pas la mienne, ou plus exactement une identité qui n’était pas celle d’une femme occidentale, blanche, d’un certain âge. Ce fut aussi pour moi l’occasion de découvrir qu’il était dangereux de travailler sur d’autres territoires que le sien. Ainsi, le travail sur la Polynésie, réalisé peu après, a pu être mal jugé bien qu’il ne cherchait pas à aborder spécifiquement la question de l’identité au sein de cette culture. Des critiques m’ont reproché mon manque de légitimité à aborder ce territoire et cette culture. Sous-jacent le reproche était faussement éthique. Il ne portait pas sur la nature des œuvres mais sur le simple fait qu’en tant que membre d’une ancienne puissance colonisatrice, mon regard ne pouvait qu’être porteur d’une vision réductrice. Depuis, dans des situations très différentes, j’ai croisé ce discours, faussement identitaire, paré des vertus du politiquement correct. En gros, on te somme de ne parler que de toi, que de ton monde... Cela ne marche pas ainsi. Toutes mes œuvres, surtout les récentes, parlent d’une culture qui en regarde une autre. Mon art est celui du déplacement, de l’incertitude et évidemment de l’envie. C’est avec Carmen Miranda que j’ai pris conscience de cela. Je crois que mes œuvres ne produisent pas de réponse mais suscitent des questions. Ce sont des tentatives de percevoir les choses différemment, sous un autre angle.
Cette expérience semble t’avoir conduit à travailler plus ouvertement sur les modes de contrainte du corps, notamment celui de la femme.
Je pense qu’il y a effectivement dans mes œuvres une forme de féminisme, sans que je l’apparente à du militantisme. Je ne crois pas à l’art activiste, à un art qui peut changer les choses. Depuis mes débuts, un des principes consiste à travailler dans l’image, à décaler ce qu’il s’y passe pour parvenir à contraindre des registres différents à se frotter ensemble. Mon art met en scène des contradictions, des contrastes qui finalement révèle les mécanismes de la construction des représentations surtout dans l’image photographique.
On en revient à la photographie !
Je peux avoir un regard sur la photographie très critique notamment du point de vue de la façon dont elle a pu construire, fixer, former, déformer des identités. En même temps, j’ai une totale fascination pour l’image. Une photo peut vous conduire à la stupéfaction. Elle a une dimension magique et cela constitue sa force même si elle peut être mal employée.
Dans ton travail récent il y a l’irruption de l’artifice en tant qu’élément structurant de chaque œuvre.
L’artifice est plus visible. La série des coiffures en noir et blanc sont des fausses photographies noir et blanc. Elles sont en couleurs mais réalisées pour donner une illusion particulière qui comme tout artifice se dévoile dans l’image. Les corps sont peints de façon très minutieuse afin de transformer le modèle en statuaire, en une chose totalement figée. Cela renvoie au musée et comme beaucoup de mes pièces récentes à la statuaire. Depuis la Renaissance, la sculpture se devait d’être sans couleur afin de mieux réaffirmer le travail sur la forme et l’autorité du geste de l’artiste. La couleur était synonyme de vulgarité même si c’était oublier un peu vite combien, de l’Antiquité au Moyen Âge, les statues étaient souvent rehaussés de couleurs. Or, en 2018, en organisant une exposition sur la sculpture peinte (« En couleurs, la sculpture polychrome en France 1850-1910 »), Orsay révélait un pan méconnu de l’histoire de la sculpture. Tu percevais que la question de la polychromie – loin d’être marginale – était souvent réservée à des sujets vulgaires, telles les femmes du spectacle, les courtisanes, les petits métiers... Je trouvais intéressant de renverser ces questions-là et de montrer qu’il était possible d’inverser la hiérarchie des sujets.
La série des vases s’inscrit dans cette logique.
C’est un ensemble qui fut produite en 2015, soit un an après Miranda. L’idée des vases têtes provient directement d’objet du xixe siècle alors inspirés de l’antique et qui se situaient entre art et artisanat. Ce sont des typologies. Concrètement, j’ai travaillé à partir de deux mannequins : l’un dédié aux bijoux et un autre destiné à la coiffure. Le visage de ces mannequins a habituellement pour modèle un type africain. Mais cette physionomie est ensuite lissée par les fabricants pour être le plus universel possible même s’ils se doivent de garder une très légère connotation exotique. Les traits ont été occidentalisé avec un nez refait, la bouche moins arrondie. On assiste à une sorte de recalibrage. Ce thème d’une identité fictive et fantasmé, je l’avais déjà croisé à travers la poupée Barbie dont certains modèles conçus spécifiquement pour l’Asie ou l’Afrique voient leurs traits modifiés pour répondre aux canons de ces pays. Mais si on observe attentivement ces Barbie, elles réaffirment surtout le modèle occidental de la femme avec des canons spécifiques. Pour la série des vases, j’ai donc fait un moule d’un de ces mannequins et obtenu un type de visage unique. J’ai ensuite réalisé des moulages avec des terres de couleurs différentes : une orange-rouge, une noire, une blanche rosée et une dernière blanche mais tirant vers le jaune. Par contre, bien que le visage reste le même, chaque coiffe est différente. Il y a de l’estampage, du coulage, du modelage... Dans ce processus de différenciation, je n’avais aucun parti pris particulier. Juste des envies. Selon mes interventions, le modèle prenait les caractéristiques d’une femme brésilienne, d’une écuyère française du xixe siècle, d’une asiatique...
Pourquoi ce choix de les avoir placées sur des étagères elles-mêmes fixées sur une grande photo murale ?
On en revient à la première question, à savoir le statut de l’image et une volonté d’excéder le cadre de la photographie. Il y a en premier lieu cette malédiction de la photographie qui fait qu’elle est plate. Son rapport à la surface, son dialogue compliqué avec la peinture, sont des données qu’il me plaît d’interroger. C’est une surface qui peut s’épaissir, prendre une vraie dimension d’image dans un sens plus large.
Épaissir la surface, lui donner des qualités proches de la peinture, ce fut l’un des enjeux de la photographie pictorialiste du début du XXe siècle. On mesure aujourd’hui combien ce projet, cette forme de compétition avec la peinture, était sans doute une impasse.
Je ne suis pas certaine de ton analyse. Il y a des choses passionnantes dans le pictorialisme notamment dans certaines pratiques récentes.
Comment s’effectue le choix de la photo qui vient derrière en fond visuel, qu’est ce qui se joue entre elle et les vases ?
Pour moi, c’est un autre champ qui s’ouvre là. Cela repart de l’intériorité et l’extériorité corporelle qui sont devenus ces derniers temps des interrogations identitaires et sociales. Il y a une opposition entre l’intériorité de l’espace intime de la maison et l’extériorité du réel et donc du monde. Comme toujours chez moi, cela prend une dimension légèrement artificielle. La notion d’exotisme en jeu dans les vases se rejoue dans une figure photographique qui devient une sorte de figure autre.
Là encore se rejoue chez toi la question du décoratif, dimension essentielle tout au long de ton travail.
La question du décoratif et de l’ornement est, par nature, violente. Je m’intéresse à cela, depuis mes études à la Villa Arson, avec un travail d’analyse sur la violence ornementale. J’ai une anecdote, l’autre jour, Arno, le chanteur belge, évoquait Boris Johnson et Donald Trump, remarquant les coupes de cheveux délirantes chez deux personnes tout autant délirantes. Son analyse s’achevait sur ce constat froid : tout cela était la faute des coiffeurs. Au-delà du bon mot, il y a dans cette déclaration, une attention à l’ornement naturel qui sont les cheveux. Une grande partie de mon travail porte là-dessus. Les cheveux sont un ornement naturel, mais aussi un ornement social – les femmes l’ont subit durant des siècles. « Être en cheveux », c’était être une pute. Aujourd’hui encore, la société réclame d’une femme d’avoir chaque matin une coiffure impeccable pour sortir dans l’espace public. Et je ne te parle même pas des connotations qui relient coiffures et sexualité...
Cela implique que l’ornement est pour toi de l’ordre identitaire ?
Je ne le dirais pas aussi directement. Ce n’est évidemment pas que cela. C’est pire ! Depuis la préhistoire, l’ornement marque les corps. Une dent de loup accrochée à un pendentif devenait un élément corporel et organique de la chose mangée, ingérée, transférée. Toute croyance qui passe par le corps avait cette dimension animiste. Pour moi l’ornement est un plus et un moins. Cela dissout la forme. Or, la modernité voulait des formes pures, dégagée de la croyance. L’ornement permet de dissoudre cela. Lorsque tu dissous une forme par le biais de l’ornement, apparait alors une sorte de mobilité. Les formes ne sont plus fixes et se dégagent de cette autorité de la forme pure. On l’éprouve quand on se promène dans une église baroque italienne. Selon tes déplacements, les points de vue affirment des choses très différentes, voire contradictoires. En même temps, je ne fais pas du tout l’apologie de l’imaginaire en roue libre. Simplement j’utilise la souplesse du baroque comme une manière d’indiquer qu’une chose ne se voit pas d’une seule façon.
La fontaine, autre œuvre présente dans l’exposition pousse ce principe « d’affolement » encore plus loin.
Il y a chez moi cette fascination sur les questions de forme et d’informe. La photographie est justement un médium très ambigu sur cette question. Il y a des artistes qui l’envisagent peut-être plus comme un signe. Or, je ne perçois pas la photographie uniquement sous cet angle. Je cherche tout le temps à démontrer que la photographie offre au regard des choses qui dépassent les signes qu’elle représente. Je pense au hors champ, le hors temps, le vrai, le faux. La photo excède le signe par mille modalités. C’est aussi une question de forme et d’informe au sens ou l’entendait Bataille comme Georges Didi Huberman l’a analysé dans La Ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille.
Pour moi, il y avait naturellement des correspondances fortes entre photographie et céramique dans ce rapport à l’empreinte, au fait que ce sont des médiums qui figent les choses. Il y a aussi cette magie de la révélation, révélation lors du tirage en photographie, magie de la sortie du four pour la céramique. Cette magie-là opère toujours chez moi. On a donc des arts qui sont à la fois très fixes puisqu’ils sont des empreintes mais qui, dans le même temps, échappent à leurs créateurs lors de la révélation et de la fixation. Cette dualité est essentielle. La fontaine en est un peu le résultat. C’est une œuvre très fixe et totalement mouvante avec cette eau qui coule, avec ces cheveux de perruque. Il y a des choses très contradictoires dans cette œuvre. Il y a du fixe et du mouvement, une chose qui évolue dans le temps. C’est aussi une référence directe à l’art de Bernard Palissy (1510-1590) à la sculpture sur le vif et au moulage sur l’animal mort, bien qu’ici je n’ai tué aucun animal pour cette œuvre.
C’est une de tes pièces où la fantasmagorie est la plus forte. De ce fait, elle dialogue avec la notion de kitsch en tant que phénomène esthétique, non pas comme l’expression d’un mauvais goût comme le voulait Clément Greenberg mais, au contraire, comme le produit d’une plus grande sensibilité à la perte. Le kitsch serait alors, au-delà du règne de la nature, celui de l’artifice mêlant dans un même mouvement mélancolie et exaltation. Le kitsch devient ainsi une forme de réponse à la consommation de masse en réaffirmant l’intensité et l’immédiateté de l’expérience.
En fait je ne parviens pas vraiment à cerner ce que peut être le kitsch. C’est une question de définition. Mais effectivement, il y a une outrance des motifs qui est destinée à créer un rapport au spectacle. C’est comme un feu d’artifice.
Mais ici on est face à une outrance !
L’outrance peut prendre chez moi différentes formes. Effectivement, ce processus est ouvertement visible dans cette œuvre. N’oublions pas que c’est une pièce en mouvement avec l’eau, la brume, les cheveux qui bougent. C’est une pièce impliquant plusieurs modalités de regard. Le spectateur ne voit pas la même chose à 50 cm qu’à 2 mètres. Elle réclame du déplacement, donc de la temporalité. Temporalité renforcée par l’objet hydraulique qui génère de la brume. Mais pour revenir à ton évocation du kitsch, cette qualité n’est pas intentionnelle. Je ne travaille pas sur le kitsch. Mais, selon la définition que l’on donne à ce mot, on peut sans doute trouver dans certaines de mes œuvres récentes une dimension kitsch qui m’échappait sans doute complétement.
Cela rejoint d’une certaine manière tes interrogations sur la fonction décorative.
La fonction décorative est essentielle pour qui veut percevoir mon travail. L’ornementation exagérée résulte de cela. Pour moi, il ne s’agit pas de kitsch. |