Je suis folle de ta bouche de fraise
Natacha Lesueur expose jusqu´au 16 février, à la Maison de la Photographie de Toulon des tirages photographiques choisis parmi plusieurs de ses séries (les dormeurs, les bouches, les ongles, les purées, etc. )
Les images de Natacha Lesueur sont précises, professionnelles. Ses compositions raffinées reprennent les techniques de la photographie publicitaire. Ses références sont les photographies populaires de mode, de pochette de disque, de sujets connus. "Je mets d´abord en place un cadre rassurant", nous avoue-t-elle. Ses grands tirages photographiques sur baryté ou ilfochrome sont perfectionnistes et l´impact visuel de ceux-ci repose sur l´opposition provoquée entre cette esthétique très maîtrisée et une mise en scène souvent incongrue. "La séduction, la sophistication (...) participent à la constitution d´un piège visuel", nous explique-t-elle.
La nourriture apparaît, chez l´artiste, comme l'élément inattendu. Elle s´approprie les aliments leur conférant une fonction autre, celle de la parure ou du paysage. Destructrice d´illusions, Natacha Lesueur révèle les tabous liés à la nourriture. Elle interroge ce que Didi Huberman nomme "Les paradoxes de l´œil vorace".
Ses images léchées qui semblent faites au premier abord - comme toute image publicitaire - pour être consommées sont finalement indigestes. "Je joue sur l´appartenance à la même famille de la nourriture et du corps (matière vivante, chair) mais la mise en rapport des deux, par l´opposition de l´une sur l´autre, (la nourriture sur le corps) débouche sur une mise en scène de l´échec de l´assimilation de l´un à l´autre." Ses œuvres interrogent les conditions liées à notre "ex-istence" pris dans son sens étymologique d´être à l´extérieur. J´existe dans le temps parce que je mange. La façon dont je me nourris, détermine la façon dont j´apparais. Les sourires de ses portraits sont constitués d´aliments : grenades, haricots, fraises. Ses images révèlent les liens qui unissent la chair à l´existence.
Au-delà de la seule question de l´apparence, l´artiste interroge les conditions de visibilité et de présence de l´être humain. Ici, la citation de Paul Valéry " Ce qu´il y a de plus profond en l´homme, c´est la peau" prend tout son sens. La peau donne à voir, bien plus qu´elle ne masque. La série des dormeurs où la peau, porte l´empreinte de feuillages en est un exemple. La peau devient surface d´inscription, support de mises en scène. Si, celle-ci est généralement marquée par des signes identitaires, tels que rides ou tatouages, ici les corps sont marqués par le pouvoir du monde qui les façonne.
Ces empreintes ressemblent aux cas de dermographisme, définit par les médecins Charcot et Briquet au XIX° siècle en tant que symptôme d´hystérie. il s´agit de la particularité de certains corps de femmes que l´on nomme "corps-clichés" qui gardent l´empreinte des traces du toucher de l´autre. Ainsi les médecins traçaient des lettres sur le dos de certaines patientes qui développaient une sorte d´urticaire de réaction formant une écriture lisible. Cette notion d´impressionnabilité où la peau s´y écrit "sur" elle-même, parce qu´elle est habitée par le regard de l´autre est développée dans le dernier livre de Georges Didi Huberman, l´image ouverte*. Comme les photographies de Natacha Lesueur, le dermographisme n´est pas un simple effet de surface, mais un symptôme du regard de l´autre ; Les corps révèlent leur inscription dans le tissu du monde.
Entre fascination et répulsion, l´artiste nous offre des portraits fragiles, vulnérables. Loin des portraits magnifiant la force et la puissance des sujets représentés, renforçant ainsi leur position sociale ou mondaine, les portraits de Natacha Lesueur sont en quête d´une identité, ils sont représentatif d´un XXI° siècle cherchant à révéler ses contradictions, ses faibles-ses.
Elle cultive le simulacre pour mieux dévoiler les subterfuges auquel il recourt. Elle révèle combien il est facile d´usurper des identités toutes faites, combien nous sommes habités par l´hypocrisie mensongère de nos images quotidiennes, combien le décalage entre ce que l´on ressent et ce que l´on donne à voir est grand, combien l´écart entre ce que l´on est vraiment et ce que l´on montre est abyssal.
La force de ces images est bien là, dans cette capacité à faire apparaître le cachez ce que je ne saurais voir comme le nez au milieu de la figure, dans cette facilité à divulguer l´évidence de la faille entre être et apparaître ; aujourd´hui, à l´heure du corps modelable, de la chirurgie esthétique, des changements de sexe, des transplantations, des clonages, où cette dimension de rupture semble se renforcer.
Natacha Lesueur comprend profondément l´histoire du féminin, de l´autre, l´éternelle muse si souvent regardée et représentée ; le genre qui développe au cours des siècles des symptômes comme le dermographisme ou les maladies liées à l´alimentation.
L´artiste réussit à créer des images contradictoires, miroirs des illusions du monde contemporain. Ses portraits sont parmi le fatras des images consommées et consommables des œuvres qui nous interrogent.
Françoise Rod, 2007
* Georges Didi Huberman, le sang, le sens et la sentence in l´image ouverte, Gallimard, 2007 |