Entretien avec Remy Kertenian, in Catalogue « Je suis folle de la bouche de fraise », Musée de la photographie, Toulon, 2007
- Dans votre oeuvre, depuis le début des années 1990, Le corps est au coeur de vos préoccupations. cependant, fragmenté, on a souvent l'impression qu'il s'efface pour devenir support, socle, surface propre à tous les détournements, toutes les mises en scènes, voire les agressions. Pouvez-vous nous en parler?
Que ce soit par la fragmentation, la suppression du visage, le détournement du regard ou la déformation physique j'évacue l'identité, la mienne ou celles des modèles qui se risquent à poser pour moi. Cela peut permettre à l’attention de plutôt se fixer sur les éléments d’habillement ou les accessoires de coiffure, mais c’est un piège.
Mes modèles ne sont pas des mannequins. Ce sont de jeunes filles ou des jeunes hommes « ordinaires », qui ne font pas exception dans un sens ou un autre, mais qui sont bien réels.
Je les photographie avec leur « menus défauts » : boutons, bleus, poils, kilos, rides.
Tous les visages sont « utilisables », certain sont presque interchangeables cela nécessite juste d’ajuster le « déguisement », pareceque c’est plus un type de femme, des types de femmes, puis d'homme, c'est une tête, pas vraiment un visage, pas quelqu'un a proprement parlé, qui devient le socle de mes compositions. Comme si ainsi que Deleuze l’écrit on se "coule dans un visage plutôt qu’on n’en possède un ".
Le Je est en retrait pour qu’il ne reste que le corps ; Un corps organique, mais aussi un corps social puisque je l’utilise comme une surface d’inscription des différents effets de pouvoir. Pour autant il ne s’efface pas, pour le moins il résiste, sans corps pas de client !
Je suis fascinée par la compléxité du corps, la formidable machine organique qui est cachée sous l'épiderme, comment ça marche, la chair que l’on ne voit jamais et dont tout sort, la mémoire que le corps garde.
Je suis troublée d’être cet informe si loin de moi et auquel inéluctablement en mourrant et pourrissant je serai réduite.
Je crois que c’est ce qui m’a amené à travailler sur le dehors comme mue du dedans, la bouche et la peau comme intermédiaires se révélant des terrains d’excellence.
Par la déformation physique (les dents, le rire), la modification temporaires de l’enveloppe corporelle (les dormeurs), en en repoussant les limites (les coiffures, par leur hauteur exponentiel, par leur matière ; cheveux, purée, eau vive, scintillement, explosion, fumée) j’ai cherché à porter atteinte à l’altérité de ce corps, à nier une forme propre et définie.
Les processus ont à voir avec l’idée de reconstruction-déconstruction ; Le terme de ravalement, de la rénovation voir de la restauration me semble assez juste. Je configure (cf. le trompe l’œil), je construis sur un modèle, je le révèle potentiellement à lui-même (mais je ne le reconfigure pas).
- Vous avez longtemps concentré votre propos sur le Corps féminins et tous les archétypes sociétaux qui s'y attachent. Hors depuis quelques années, avec la série des casques, puis des traces de verres de vin ou encore avec les dormeurs, vous vous intéressez aussi au corps de l'homme. Pourquoi?
Comme je le disais le je est en retrait pour qu’il ne reste que le corps, je pense que c’est juste également pour le genre. Mon intérêt pour le corps se place plus particulièrement dans son intériorité et d’une certaine manière être femme, ou être homme, se situ finalement plus à la surface. Le genre n’est pas le sujet de mon travail même si le regard porté sur lui peut conduire à se poser la question du genre. Dailleurs, un certain nombre d'image que j'ai réalisé auparavant utilisait indifféremment hommes ou femmes (les gros plans du début, les casques en gélatine par exemple) même si on se refusait à le voir, il s'agissait de créatures asexués.
Utiliser des modèles masculins fut d'abord une réaction primaire à la classification réductrice qui était la mienne (l'artiste femme qui travaille sur la femme avec des procédés féminins: photographie, alimentation, mode), tout en m'ouvrant de nouvelles perspectives lié au genre masculin.
J'avais envie de m'étonner, de faire des choses que je n’avais pas encore faites.
La question du genre est finalement devenue plus tangible avec l’utilisation des hommes. Probablement qu’en leur attribuant momentanément des identités stables : chefs, chevaliers, fantômes, j’ai trouvé cela plus périlleux (inconnu), qu’en le faisant avec des femmes, cas dans lequel je me reconnaissais plus de naturel, de dérision, de légèreté puisque j’en suis une.
- Quand on pense à votre travail, on ne peut qu'évoquer cette obsession de la nourriture. D'Arcimboldo à Spoerri, vous n'êtes pas la première, Mais chez vous le détournement semble paradoxalement s'autodétruire. L'aliment dans vos photographies crée Toujours une illusion qui ne se cache pas, au contraire elle nous est révélée. Comment envisagez-vous cet usage particulier, presque incongru, cet aspect volontairement déconcertant?
La nourriture est un matériel, organique, d'une grande richesse plastique (couleurs, textures) et porteur d’une symbolique forte, c’est un matériel d'excellence pour traiter de l'image du corps, de la parure, de l'apparence, de la construction du sujet…
En l’utilisant je cherche à créer une relation de proximité avec le public; C'est familier la nourriture, ça nous accompagne chaque jour, c'est souvent source de plaisir.
L'identification des aliments permet de reconstituer et de fixer virtuellement le goût de prolonger le plaisir ou l'inverse. Dans un premier temps, cela apprivoise le regard du spectateur.
Mon utilisation de la nourriture est souvent liè à la « gastronomie » à la représentation aliments/préparations raffinés, de fête, luxueux, de fioritures composés avec dextérité, elle se ratache aux fantasmes alimentaires qui font rêver, des recettes difficiles compliqués un peu inaccessibles et donc magiques. (cf barthes la cuisine de la vue)
Manger concerne tout le monde : on peu mal manger ou peu ou beaucoup mais jamais pas du tout car en même temps il s'agit aussi de survie ; Manger, c'est ingérer des cadavres pour survivre. Les sculptures portatives et éphéméres que je fabrique avec la nourriture sont comme des natures mortes proche du sens de la vanité.
Dans un deuxième temps on prend conscience du rapprochement aliment/corps ; un aliment qui devient inconsommable, bousculant le tabou qui entoure le caractère sacré de la nourriture et inversement c'est le corps qui se transformerait en petit four. C'est aussi dans ce deuxième temps que la crudité perce sous le vernis de la parure: l'humidité poisseuse de la crevette, le gras du beurre fondu, de la crépine, ou du foie gras, la liquation de la gelatine ou du chaud froid, l'oxydation du jambon...
Je joue sur l’appartenance à la même famille (matière « vivante », chair), mais la mise en rapport des deux (le corps + la nourriture), par l’ apposition de l’une sur l’autre débouche sur une mise en scène de l’échec de l’assimilition.
Qui est le fondement de l’ornement, quand tu ornes c’est que tu ne peux méler.
Il ne sagit pas à proprement parlé d’illusion, si on est réellement trompé c’est plutôt un concours de circontances relevant du choix et du désir du regardeur (on peut s’illusioner soi même) mais quelque part je propose plutot de se rendre compte ; on se rend compte qu’il y a un truc. Les aliments et les procéssus sont reconnaissables, se dévoilent progressivemement, la colle à postiche, les épingles, sont lisibles. Quelque part ça émerveille parcequ’en même temps que cela ne marche pas, c’est bien plausible et vraisemblant. Et cela ne s’applique pas seulement a l’utilisation de la nourriture, d’une manière plus générale mes accomodations, mes arrangements (terme que j’emploie pour mes sculptures alimentaire), n’ont pas pour objet de tromper le regard mais lui propose de mettre en œuvre son exactitude par une focalisation plus ou moins progressive.
D’ou l’importance du format et des deux temps de lecture de loin on voit une coiffure, un sourire, un portrait, un volcan de près, on voit de la purée de potiron, de la colle, des marques en forme de plume etc.
- Portraits, paysages classique,photographie de mode, traitement ingresque, cadrages à la Guy Bourdin, vous semblez vouloir confronter notre regard à quelque chose qui lui est familier et puis tout bascule, les genres se brouillent et n'en sont plus... vous proposez d'autres solutions à ces références. Je pense par exemple à vos portraits de pieds superbement mis en valeur par une fraise de salade, comme s'il s'agissait d'un aristocrate de la renaissance, ou encore aux derniers portraits de "reines" sorte de Marie-Antoinette dont la présence ne semble finalement requise que comme socle à une coiffure-sculpture.
J’essaie de créer une connivence une complicité avec le public.
Au même titre que l'emploi de la nourriture, en faisant appel dans mes références à une photographie populaire (la publicité, la mode, la pochette de disque), à des styles ou sujets connus (paysage, portraits) je mets en place un cadre rassurant.
Il s’agit d’une manière de retourner, ou de détourner des formes existantes, pour leur faire dire/signifier, ce qu’elles n’expriment pas d’habitude, ou du moins ce qu’elles n’expriment pas explicitement.
« Le plausible », l’harmonie de la composition, les alliances de tons opposées ou coordonnées, les jeux de correspondances graphiques, donne à l’ensemble une certaine clarté, une illumination plénière factice, qui peut éventuellement inspirer un certain désir.
La séduction, la sophistication comme composants participant à la constitution de mon "piège visuel", créent un espace neutre et agréable permettant de regarder, distinguer, mettre en valeur ce que j’ajoute, équivalent par exemple aux tons neutres en peinture, un contexte qui enchâsse mes interventions pour leur fait prendre toute leur dimension de rupture.
- Vos photographies doivent requérir à de subtiles Mises en scène. Pouvez-vous nous expliquez comment s'élabore votre travail d'atelier.
La photographie est la dernière étape d'un processus d'élaboration lent et complexe, un bricolage dont elle porte souvent la trace et dont elle enregistre le résultat visuel.
Pour réaliser mes compositions, alimentaires ou épidermiques, j’ai besoin d’un temps de mise au point du mode opératoire, d’un temps d’apprentissage d’une technique (l’écriture au cornet, la sculpture sur ongle, etc.), d’un temps de fabrication (des moules, des plumes rigidifiés, des assemblages de cheveux), ce temps « de bricolage » est aussi un temps nécessaire à la maturation des idées.
Ce que j’entreprends est souvent contraignant, pour le modèle mais également pour et à cause des matériaux utilisés : les aliments s’oxydent, les marques s’effacent etc. .
La prise de vue doit se faire très vite. J’anticipe le plus possible, je fais beaucoup de test pour évaluer ce que je peux préparer en avance, combien de temps ça peut rester sous les éclairages, comment faire tenir les choses, de façon à me concentrer dans l’instant de la prise de vue sur la fabrication de l’image.
Je travaille avec une chambre de studio, un matériel encombrant, avec des films de grandes tailles aux grains très fins. Je diaphragme beaucoup, tout cela contribue à obtenir une grande profondeur de champs, une grande netteté, un fort piqué, ce qui permet de retranscrire tous les détails, nuances, finesses, reliefs, défauts aussi, des matières, de la peau…
Par l'emploi du grand format, je joue sur la capacité de la photographie à enregistrer plus que l'oeil ne peut voir.
- Votre oeuvre se situe toujours dans un Entre-deux... Entre humour et gravité, séduction et Répulsion. Par là vous développez une esthétique Mutante, vacillante. L'artifice n'est plus baroque, il est en fait détaché de toute illusion, il s'assume, s'expose volontairement au regard. Si on ajoute à cela Le rendu implacable, l'impression de détachement, L'absence de tout expressionnisme vulgaire, on arrive à se situer presque dans un art maniériste assumant ses contradictions, un peu à la Bronzino. Comment expliquer cette envie de ne rien cacher de vos mensonges, comment s'élaborent cette pensée de l'entre-deux, de la frontière?
Je crois profondément qu’un objet d'art est un hybride, qu’il résulte d'une combinaison hétérogène de matériaux, de procédés techniques et d'intentions psychiques qui forcément engendre de l'information ambiguë.
Pour moi l’entre deux, le milieu n’est pas une moyenne, c’est plutôt excès, ça manifeste de chaque chose, ça communique, ça produit du plus.
L’intermédiaire, ça raconte et ça dissimule aussi, entre paravent et exhibition. Il y a l'idée qu'il manque aussi des choses. Je ne cache rien, mais je ne montre pas tout. Par exemple en dehors de son pouvoir d’authentification inhérent au médium c’est la duplicité de la photographie, la dialectique du montré caché qui m’intéresse particulièrement. D’un côté elle s’expose devant l’individu, elle affiche, pointe, exhibe, elle est plus visible que le visible (parce que arrêté, parce que de grand format, parce que d’une grande netteté, et que j’y laisse voir tous les ingrédients, composants, subterfuges) et simultanément elle est voile, elle est manque. La photographie pose un cadre : un avant, un après, un hors champ nous reste inconnu. Il nous manque des choses pour terminer l'équation, un déficit, comme quand je soustrais les visages. Je ne cherche pas à donner des évidences. Des choses dont on se saisirait unilatéralement. Je cherche plus à inquiéter le regard qu'à le tromper, à faire des images devant lesquelles on ne s'installe pas, parce que quelque chose cloche.
- Votre dernière oeuvre est une bouche. Cette série a débuté en 1998. C'est là aussi que réside une autre caractéristique de votre travail. Chaque série se superpose dans le temps, sans classement, sans hiérarchie et sans titre d'ailleurs. pourtant tout se tient, les liens se tissent d'une photographie à une autre. Comment expliquez-vous une telle constance dans ce travail, cette volonté de revenir sur l'ouvrage?
C’est peut être une façon désespéré de reconsidérer les déficits que j’ai sciemment fabriqué.
Je crée des séries, je pose des principes, des contraintes puis je passe mon temps à les transgresser. Il n’y a jamais de visage qui regarde directement, puis, finalement, il y en a un. Les séries comportent toujours des exceptions. Je crée des obstacles pour y faire effraction.
Dans mon refus d’univocité, j’essaie d’élaborer une certaine matérialité de l’épaisseur, un feuilletage du travail, par cette fabrique de tressement entre les images, entre les séries, en instaurant des passages, des résonnances.
Je l’ai déjà dit, la bouche comme transition de l’intérieur vers l’extérieur, est un organe qui me fascine, et je lui ai accordé une large place dans mes images :
de la bouche masculine déglutissant de la daube (93), à la série de sourires grimaçants féminins dont la dentition était remplacée par des graines (98-99), jusqu'à la bouche en gros plan masculin avec une dentition en tic tac rouge (03) que je montre dans l’exposition.
La dernière œuvre auquel vous faites allusion est un portrait riant, la bouche n’en est qu’un fragment. Comme les dents sont vernis d’une couleur coordonnée au rouge à lèvre c’est une tache qui saute aux yeux et qui fait éruption dans l’harmonie du visage. Cette brèche écarlate fait échos à la dentition sanguinolante en bonbon bien sur, mais je rattache aussi le rire qui déforme les traits, aux sillons cutanés des dormeurs, chacun dans une situation vulnérable par rapport au portrait; On peut retrouver cette fragilité, cette mise à l’épreuve dans mes accouplement de tête/coiffure/jeux d’eaux et feux d’artifice, dans le motard étiqueté et dénudé, dans les torses taché de vin rouge. Les pieds semblent éclorent d’une salade, et inversement des fleurs en pate d’amande bourgeonnent sous les aisselles, les bouches empourprés se reflétent dans les yeux coquelicots. Dans le cadre de cette exposition au musée de la photographie de Toulon j’ai cherché à souligner ce jeu de correspondance manifeste dans mon travail. |