Mélancolie des fées
« une demoiselle grande, belle, distinguée, vêtue d’une étoffe de soie blanche comme neige »
Cette image se présente comme un portrait. Mais un portrait de qui, un portrait de quoi ? Dès que le regard s’en saisit, il lui apparaît que ce dont ce serait le portrait, ce n’est pas telle ou telle personne reconnaissable, identifiable, désignable dans un cartel. Ce n’est pas une image qui aurait pour fin de représenter quelqu’une.
Sans en être le portrait, c’est l’image d’un modèle. Autrement dit, une personne que l’on représente sans en faire le portrait, sans chercher à en cerner l’idiosyncrasie, l’identité morale, la vérité unique. Un modèle est toujours générique, toujours effacé dans sa singularité, son unicité par la figure à laquelle il prête son apparence.
Cette image n’est pas un portrait. Elle n’a guère à nous dire de la jeune femme que nous regardons. Certes, nous pouvons la trouver belle, séduisante, contemporaine, c’est-à-dire porteuse de signes qui datent son corps. Associé à la pilosité légèrement perceptible des aisselles de cette jeune femme, le duvet qui ombre sa lèvre supérieure s’expose comme une affirmation et comme un refus. Affirmation d’une réalité naturelle et refus de se conformer à la prescription du glabre où s’emblématise un aspect de la domination masculine.
C’est une femme contemporaine que nous voyons là. On pourrait dire que cette image se présente dans la forme du portrait d’une jeune femme contemporaine. Mais son propos n’est pas là. Dans sa mise en scène et sa composition, cette photographie esquive ce qui en ferait un portrait.
Le modèle ne regarde pas le spectateur, il regarde ailleurs, il paraît détourner le regard du spectateur. Et ce regard semble empreint d’une certaine tristesse. Il s’adonne à sorte d’attention indifférente, une observation sans objet. Le visage est au diapason qui se tient en-deça de toute expressivité, de toute adresse. Cette jeune femme est là sans y être vraiment.
Une relative aura érotique émane de son personnage. Son buste est assez dénudé, seulement vêtu d’une combinaison blanche dont les bordures en dentelle laissent transparaître la peau. Les sourcils nettement dessinés, l’écho des légers cernes sous les yeux, les ombres délicates à la périphérie des joues ajoutent au trouble suscité par le duvet déjà évoqué.
Le choix du blanc rattache cette figure à toutes celles qui posent dans la série que Natacha Lesueur a titrée Les Humeurs des Fées.
Le blanc est associé aux fées et aux mariées. Voici donc l’image d’une fée. À la différence de l’iconographie traditionnelle, celle-ci n’exprime pas de puissance magique. C’est plutôt une fée désenchantée, une fée émancipée du monde de l’enchantement, une fée en prose, proche de nous, mise à nue.
La composition du personnage s’inspire d’une fusée à trois étages : le buste et la tête, la coiffure et, enfin, le feu de Bengale qui en jaillit, selon un crescendo vers l’incongru. Ces trois parties sont greffées l’une sur l’autre comme les segments d’un cadavre exquis. Leur hétérogénéité saute aux yeux. Elle procure un sentiment de facticité, d’étrangeté, de menace.
Autant le corps du modèle, si froid et distant soit-il, nous signifie le familier, l’incarnation commune, autant la coiffure y semble étrangère. Cette femme est dotée d’une chevelure grisonnante qui contraste cruellement avec sa jeunesse. Et cette chevelure, coiffée en un chignon conique à la hauteur disproportionnée, n’est évidemment pas celle du modèle.
Elle est en fait dessinée au crayon à même le tirage photographique. Elle recouvre le dispositif en obus qui est fixé sur la tête du modèle. C’est un collage, un masquage qui remémore les retouches des tirages argentiques en noir et blanc. Sauf qu’ici l’image est en couleurs.
Deux époques de l’histoire de la photo s’y rencontrent, deux procédés mimétiques s’y associent. A l’effet de réalité de la photo s’oppose l’effet de facticité du dessin. Cette contradiction est d’autant plus tendue que le dessin y apparaît virtuose, dans son impossible rivalité mimétique avec la photo.
On songe aux « merveilleuses », ces femmes excentriques de 1797. On songe encore aux fêtes masquées, aux déguisements inquiétants. Le vivant et l’artificiel conjuguent ici leurs attributs pour donner à cette image une puissance d’étonnement que redouble le feu de Bengale allumé qui semble devoir mettre en péril le modèle.
La flamme qui fuse au sommet de la pièce montée du chignon indique aussi bien le monde magique des fées que le dessert des mariages. Cette image est une photo-Hellzapoppin, elle tisse ensemble insolite et burlesque, évidence et absurde.
Le regardeur peut s’inquiéter des risques pris par le modèle et la photographe, il peut aussi bien s’émerveiller de l’impassibilité du personnage. Dans cette image, le temps suspendu de la prise de vue est comme déchiré par l’événement que constitue le feu de Bengale. Sa flamme drue mine l’immobilité et renverse la statue : coexistence de temporalités inconciliables.
Les deux éléments qui adviennent au modèle, la perruque dessinée et le feu de Bengale allumé s’enchaînent pour joindre un « a-été » incertain (la pose du modèle) à un « actuel » déjà révolu (la flamme dangereuse) via un « à-présent » étranger à la photographie (le dessin). Cette concrétion forme le noeud de notre image.
Le trouble qu’elle introduit dans le temps emblématise la discrépence des trois éléments emboîtés d’où résulte le personnage. La beauté du modèle y est contestée par sa chevelure qui est à son tour déstabilisée par le feu de Bengale. L’attention que le regardeur pourrait accorder d’abord au visage de la jeune femme, à son buste délicat, est bientôt distraite par le grincement du chignon gris pour être aussitôt captée par une flamme effrayante à cette place. Trois moments d’un récit fugace qui déroute toute signification et dépossède le spectateur de son focus initial.
Cette image est titrée : Fée fusée. Ce n’est pas seulement une question d’analogie formelle, c’est aussi une métaphore du déplacement qu’elle impose. Cette image est un moyen de transport, elle détourne et conduit notre regard au long de la métamorphose du modèle en support de sculpture en cheveux et de flamme inopinée, en somme un bougeoir risible et stylé.
On retrouve cette tripartition dans toutes les œuvres qui constituent la série Les Humeurs des fées . La flamme peut y être remplacée par de la fumée ou bien une matière un peu répulsive qui suggère la moisissure ou le vomi quand elle ne forme pas les lèvres d’une plaie ou d’un sexe féminin.
Pierre Jourde voit dans le coq-à-l’âne et la chimère deux des procédés de l’incongru. Natacha Lesueur les confond dans la tripartion de ses fées, à la fois chimères par les greffages qui les ornent et saugrenues par l’étrangeté des rapports entre ces greffes.
L’incongruité définit le régime de ces œuvres qui désarment l’interprétation. Alain Jouffroy définissait l’humour comme « le sans sens qui ouvre sur le sens infini ». Cela vaut aussi bien pour l’incongru. Tantôt innocentes tantôt menaçantes, tantôt troublantes tantôt distantes, ces fées ont des « humeurs » qui nous échappent. Parfois elles nous tournent le dos, parfois elles nous regardent, parfois elles paraissent s’absenter de la situation. Cauchemars ou doux rêves, ce sont toujours des énigmes.
En empruntant la forme du portrait, Natacha Lesueur produit un premier détournement incongru : ces images ne sont pas ce à quoi elles paraissent destinées. Méprise ou déprise, la contrebande ici opérée ferme d’emblée la perspective herméneutique. C’est ensuite que les contradictions entrent en jeu et activent un principe d’incertitude souvent loufoque.
Des visages des modèles, jamais maltraités, toujours maquillés et éclairés avec soin, l’image ne fait pas son centre d’intérêt. Il en va ainsi de presque toutes les photographies de l’artiste depuis 1993. Surfaces d’inscription, les visages et les corps peuvent se voir couverts d’empreintes ou de dessins formés par la réaction de la peau à la moutarde, ou encore recouverts de diverses matières, plus ou moins comestibles ou désagréables à la vue.
Les personnes qui se prêtent à ces inscriptions ou à ces recouvrements ne sont pas pour autant réduites à des mannequins. Leur beauté comme leurs défauts, marques de fatigue ou de vieillissement, etc., attestent de leur incarnation singulière, indépendamment de leur « instrumentalisation ». Et jamais ces personnes ne sont assujetties à une sexualisation séductrice.
Le travail de Natacha Lesueur, selon sa « logique capricieuse », a développé un univers visuel de la facticité, de l’hybridité et de la contagion des matières, riche de formes venues de la peinture, de la scultpure ou de la performance, qui dérègle les codes du portrait photographique en le livrant au règne de l’ambiguïté, de l’égarement, du malentendu et de la loufoquerie. Rien d’étonnant au fait que des rieuses aux éclats soient apparues dans son œuvre depuis 2007.
Si déconcertantes que soient parfois ces images, il y aurait lieu d’en rire si elles ne s’en étaient pas chargées elles-même. Ainsi le regardeur est-il ici toujours déjà rendu à sa gêne comme à son plaisir de célibataire, deux sentiments qui le partagent et le définissent.
Les fées ne rient pas chez Natacha Lesueur. Elles songent aux merveilles qu’elles ne peuvent plus accomplir à l’ère de leur reproduction mécanique. Leurs humeurs pyrotechniques sont leurs derniers sortilèges.
Christian Bernard, 27 août 2021. |