Text de Lise Guéhenneux publié par La belle revue, Revue d'art contemporain en Centre-France, 2012
Brice Dellsperger et Natacha Lesueur ont conçu pour l'espace du Transpalette un environnement labyrinthique de films et vidéos qui projette le visiteur dans un flux d'images où la mise en scène des corps vient traduire de multiples questionnements liés à l'identité. Compte-rendu par Lise Guéhenneux.
A bientôt trente ans d’activités, l’association Emmetrop a plus que prouvé son professionnalisme tout en restant à échelle humaine. Depuis 1997, la programmation de son lieu d’exposition, le Transpalette, labellisé depuis peu centre d’art, est toujours aussi passionnante. Cette année, celle de Damien Sausset se veut plus radicale. Après l’utopie développée durant la précédente exposition par Yona Friedman, c’est au cœur de l’image, de son flux qu’il s’agit maintenant d’entrer afin d’en questionner sa construction et son statut, de désamorcer les clichés et caricatures, ceux touchant à l’identité, au corps, un corps délivrant toutes les apparitions contradictoires, toutes les figures potentielles liées à la représentation. Pour ce faire, le Transpalette invite Brice Dellsperger qui a entraîné dans l’aventure sa complice de toujours, l’artiste Natacha Lesueur. Connue davantage pour son œuvre photographique, Natacha Lesueur a décidé de ne montrer que des films et vidéos.
Pour l’occasion, les deux artistes ont opté pour un extraordinaire jeu de miroir en séparant l’espace du Transpalette en deux par un filtre transparent propice aux reflets et aux télescopages des images en même temps qu’il retient le son de chaque salle. Pour redoubler ce projet, Brice Dellsperger a réalisé une vidéo où il joue aux côtés de Natacha Lesueur, fidèle encore ici à son principe de remake au titre générique, Body Double, qui renvoie au film éponyme de Brian de Palma (1). Pour ce Body Double 29, Dellsperger s’est inspiré d’une scène de Bons baisers d’Hollywood de Mike Nichols (1990) mettant en scène une actrice et sa doublure lumière, prétexte à une partie de passe passe entre deux personnages quasi similaires dans un trouble jeu entre la doublure et son double. Comme à son habitude, partant d’une machine bien huilée, un film grand public, il en décortique les images, plan par plan et s’en approprie l’efficacité pour semer le doute. Il remet en question les rôles clichés du cinéma de genre dans un bonheur de quiproquos, de travestissements et d’interprétations, bouleversant par là même, les rapports du spectateur au spectacle. En détournant les règles du jeu, il l’invite à prendre en main la situation.
La transformation complète de tout l’espace d’exposition en « Palais des glaces » sert de caisse de résonance aux œuvres présentées telle une vaste installation où tourbillonnent toutes les images. L’entrée a été déplacée pour ménager un maximum d’obscurité, les deux principaux espaces sont séparés par une sorte de sas, un couloir éclairé à la lumière infrarouge qui semble déborder d’un paysage filmé par Natacha Lesueur qui est présenté sur un écran plasma. D’un côté, un film 35mm déroule la boucle d’une pose qui laisse voir l’envers du décor, le dispositif qui permet de tenir debout durant la séance interminable. Se révèle le truc, une jambe factice en l’air et une sorte de présentoir que cache une large robe froufroutante. Une Carmen Miranda, ou plutôt un modèle choisi pour l’incarner, tourne lentement, en mode display. La figure se détache sur un fond orange et les couleurs très crues de l’image la font apparaître en quasi relief. Un « tableau vivant » surnaturel. On se rappelle alors cette actrice des années quarante qui a fait les beaux jours d’Hollywood en se fabriquant de toutes pièces un personnage exotique, exubérant, carnavalesque, quasi sculptural, avec des chapeaux et des corbeilles à l’abondance de fruits et de fleurs. Cette figure fascinante et complètement artificielle a conduit Natacha Lesueur à travailler trois ans, jusqu’à en faire un portrait quasi mortuaire, vidé des couleurs si volumineuses qui la caractérisent. Dans les étages, des sons nous guident face à un triptyque où est déclinée, par différentes personnes une même scène du film,L'Année des treize lunes de Rainer Werner Fassbinder. Le choix du passage n’est pas anodin, c’est celui où l’actrice craque, seule, face à elle-même (Body Double 27). En montant encore, la transe transforme le corps d’une danseuse de Upa Upa en figure tandis que les figures de la danse prennent alors corps, éclairées et démultipliées par les flashs stroboscopiques d’appareils photo. Aux sons des tambours polynésiens répondent les nappes musicales inquiétantes d’une course-poursuite bien rodée dont les sueurs froides brillent dans la pénombre d’un entrepôt industriel. Comme le Body Double 29, ce Body Double 28, tiré du pilote de la série Miami Vice, a été produit par le Transpalette pour l’exposition, - on y reconnaît d’ailleurs le décor de la friche de l’Antre-Peaux. L’auteur y joue les rôles des protagonistes, un mélange de flic et de dealeuse, dans une chorégraphie toute en profils où l’on ne distingue plus le chasseur de la cible.
En bas, de l’autre côté du passage infrarouge, se déploient des vidéos à différentes échelles. On arrive d’abord frontalement face à un autre portrait de Carmen Miranda sur fond vert pomme. Le modèle y roule ses deux paires d’yeux, dont l’une, au troublant regard de masque, se trouve maquillée sur les paupières. Le reste de cet espace nous renvoie des images de femmes en forme de vanité, celle du Dalhia noir (Body Double 23) projetée non loin de figures issues d’une œuvre de la culture américaine underground de Kenneth Anger, Hollywood Babylon, évoquant la fin violemment fatale de stars hollywoodiennes. D’un côté une scène déstabilisante, montre, dans une mise en abyme, une actrice se mettant à nu dans un bout d’essai en vue d’un rôle dans un film, son destin tragique inscrit sur la peau comme sur la pellicule. De l’autre, des stars féminines jouées par de jeunes femmes très sophistiquées dans des poses lascives sont sublimées par une ambiance délétère enveloppée d’un morceau des Dead Can Dance rejoué par l’artiste. Elles s’offrent telles des victimes, déjà irréelles et lointaines ; et la présentation de la vidéo, projetée sur la paroi d’un petit caisson, la musique au casque, renforcent encore cet effet. Partout, l’image tend son piège comme autant de leurres, nous embarquant dans un passionnant univers trouble, troublant et fascinant.
NOTE
1. Cf. le texte de Marie Canet dans Brice Dellsperger, Body Double, posture et talons hauts, Les Presses du réel, 2011.
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