Les artistes sont aujourd'hui de plus en plus nombreux à prendre à leur compte le rôle de commissaire d'exposition et à concevoir des expositions collectives. Il s'agit souvent dans ce cas, pour eux, non seulement de défendre les territoires immatériels qui appartiennent à leur vision de l'art, mais aussi d'affirmer socialement leur autonomie d'entreprise dans ce domaine et l'éventuelle puissance des réseaux qu'ils ont su constituer face au monde des institutions et du marché. Occuper le terrain du "curatoring" c'est aussi donner une envergure supplémentaire à leur autorité d'artiste d'un double point de vue: celui, étymologique, qui correspond à leur statut d'auteur, de leur œuvre d'abord et de l'exposition ensuite, celui, social, attaché à la visibilité de leur pouvoir de fédération des artistes qu'ils convoquent lors de cet évènement. En ce sens ces opérations, quelques soient par ailleurs leurs qualités réelles, sont aussi le résultat de stratégies de pouvoir dont la géométrie variable sert aussi bien une carrière qu'un clan ou une idéologie artistique, comme un indicateur visible de la valeur professionnelle des artistes au regard des institutions. Une valeur où brille éminemment leur dynamisme, leur capacité d'initiative et leur entregent, toutes qualités qui consonnent assez bien avec celles exigées des entrepreneurs dans le monde de l'économie moderne.
L'exposition que Sandra Lecoq a proposée au Dojo échappe pourtant par bien des côtés à la logique froide de ces considérations générales, il suffit pour s'en convaincre de lire le texte qu'elle a écrit pour soutenir son projet. Nulle trace ici d'un exposé thématique sur une question de l'actualité de l'art, nulle interrogation socio-historique sur le rôle politique des artistes, mais plutôt l'expression, tour à tour enjouée et enthousiaste, d'un désir d'exposer le lien qui unit un groupe d'artistes, sur un mode essentiellement affectif et ludique. La "sainte-Famille" recomposée qu'elle évoque en sous-titre en une formule où l'autodérision le dispute à la tendresse, est en effet composée de ceux qui ont accompagné sa formation et participé d'une manière ou d' une autre à la construction de sa personnalité artistique. L'argument de l'exposition se développe comme un récit sur le mode de l'hommage rendu aux pères, aux frères, aux cousins, toute la parentèle métaphorique qui forme le clan affectif au sein duquel Sandra est devenue artiste. Mais sous la spontanéité de l'hommage et l'apparente humilité de l'aveu de la dette, exprimée sans détour avec une franchise si rare dans le contexte psychologique de l'individualisme artistique actuel qu'elle confine presque à la provocation, transparaissent des arrière-plans plus complexes.
En prenant la responsabilité d'écrire ce récit généalogique, Sandra devient du même coup, par la puissance symbolique de la parole, l'auteur d'une histoire fondatrice où elle occupe une position centrale, celle de l'embrayeur mythologique qui met en scène et distribue les rôles. Le récit rend compte par ailleurs d'une situation artistique précise qui a réuni en un lieu, Nice, pendant un temps, les années quatre-vingt-dix, un ensemble d'artistes en formation d'une valeur exceptionnelle dont certains ont acquis depuis une notoriété confirmée sur la scène de l'art en France. Dans cet exercice difficile où les membres de la "sainte-famille" sont présentés tour à tour se dessinent, entre ferveur admirative et humour, les subtiles hiérarchies qui composent ce microcosme dans les yeux de Sandra et les relations différenciées qui la lient à chacun.
La place éminente de Noël Dolla, non seulement comme père de son enfant mais surtout comme fédérateur de cette situation est soulignée avec justesse dans l'évocation qu'elle en fait. Figure paternelle et fraternelle à la fois qui montre à ses cadets la voie d'une existence artistique dans le respect de leur personnalité au moment de leur formation et qui reconnaît ensuite leur parité dans le dialogue qu'il conserve avec eux comme artistes, il apparaît comme le pivot historique de la narration. A cet étage du récit, qui est en quelque sorte placé sous le signe de l'aînesse, sont installés aussi ses amis de la même génération, Roland Flexner, Craig Fisher et Jacob El Hanani: les "oncles d'Amérique" du premier cercle. Viennent ensuite, présentés sur une deuxième strate générationnelle, les cadets glorieux: Domnique Figarella, Philippe Mayaux, Pascal Pinaud, Philippe Ramette. Enfin, les jeunes espoirs animés par l'émulation: Olivier Bartoletti, Karim Ghelloussi, Sandra Lecoq. La structure starifiée du récit indique le caractère généalogique du lien qui unit ces artistes, redistribués par le pouvoir de la parole en une véritable famille mythique. L'évocation prend en ce sens l'allure magique d'une invocation perçant sous le vernis humoristique de la narration pour dire, sous la déclaration d'appartenance à l'histoire, le désir d'appropriation du mythe. Dans cette ambivalence, pour paraphraser Rauschenberg, le pont que jette Sandra par-dessus le fossé qui sépare l'art de la vie prend la forme d'une représentation nimbée d'affects des origines de son propre désir d'art.
La dimension mythique de cette écriture du lien légitime et fonde le système relationnel qui préside à la conception de l'exposition par lequel elle projette, elle arraisonne, elle marque les oeuvres de ses amis artistes.
Cette disposition se matérialise dans les différents principes de collaboration, pensés précisément en fonction de chacune de leur personnalité artistique, qu'elle a inventé en connivence avec eux. La première pièce de ce travail commun, et, en ce sens, le manifeste inaugural de l'exposition fut un pseudo "cadavre exquis «où ils ont été invités à intervenir successivement sur un support unique, composant une œuvre plurielle de plus de dix mètres d'envergure. Cette pièce imposante réalisée sur papier donne le ton du concept de l'exposition qui déploie dans le bel espace du Dojo une grande variété de propositions, dont les modalités de collaborations sont très souples, allant de la juxtaposition d'oeuvres autonomes à de véritables travaux "à quatre mains". Le résultat va du plus monumental (le Ring en collaboration avec Pascal Pinaud) au plus intime (les dessins avec son fils Loupio). Ces oeuvres croisées sont quelquefois spectaculaires: les immenses Penis Carpets associés aux pièces de Dominique Figarella et Philippe Ramette et souvent étonnamment fusionnelles: avec Noël Dolla, Philippe Mayaux, Olivier Bartoletti, Karim Ghelloussi, notamment.
Pourtant, malgré cette variété, l'exposition ne tourne pas au catalogue des possibilités offertes par les collaborations artistiques, elle se présente au contraire comme un ensemble où les relations visuelles entre les pièces sont ajustées avec une très grande précision. Cette attention à la qualité du dispositif spatial global que forme l'exposition, fruit lui-même d'une collaboration de Sandra avec principalement Noël Dolla et Pascal Pinaud, confère à l'ensemble une étonnante puissance harmonique, dont l'homogénéité de conception permet paradoxalement à chacune des oeuvres de développer le rayonnement maximum de son autonomie. L'effet d'amplification poétique émanant de l' intelligence de la mise en espace des pièces est ainsi l'aboutissement d'une compréhension intime des attitudes qui leur ont donné forme.
Si la qualité générale de l'exposition tient évidemment à celle des artistes qui l'habitent et à la justesse du dispositif visuel qui les réunit, l'originalité de cet ensemble, son caractère exceptionnel, tiennent eux à l'audace de sa conception. Il faut saluer de ce point de vue le culot et le tact de Sandra Lecoq, omniprésente en filigrane de presque toutes les pièces produites mais fidèle à la singularité de chacun des artistes auxquels elle s'adresse. Le respect et la capacité fusionnelle dont elle fait montre à leur égard, malgré l'agressivité potentielle de certaines de ses interventions, sont tout entier du côté de l'hommage rendu à leur talent mais avec une couleur tonique, festive et amoureuse à la fois.
En assumant la visée utopique du projet et en prenant le risque du décalage par rapport au régime ordinaire de l'exposition de groupe, Sandra a induit la possibilité d'un véritable laboratoire expérimental éphémère placé sous la responsabilité directe des artistes qui en étaient les protagonistes. La valeur de l'exposition, somptueuse et rafraîchissante, porte le témoignage de sa double réussite dans l'ordre de la réception, sur le plan du plaisir visuel de prime abord, sur celui de la satisfaction morale ensuite comme réponse à la morosité individualiste et à la facticité thématique de nombre d'expositions de groupe actuelles. |