Sandra LECOQ 

Vues de l'exposition Trame, Le Moulin, espace d'art contemporain, La Valette, 2015
Avec Virginie Hervieu-Monnet
 
Vues de l'exposition Trame, Le Moulin, espace d'art contemporain, La Valette, 2015
Avec Virginie Hervieu-Monnet
 

Vers le texte...
l’exposition dont ce texte rend compte donne à voir les oeuvres de trois femmes artistes, réunies pour un temps dans l’Espace d’Art du Moulin. Son caractère exclusivement féminin, certains indices précis évoquant l’univers matériel et technique de l’artisanat textile, présents dans plusieurs des pièces montrées, peuvent laisser penser que cette exposition a été conçue comme un petit manifeste des gestes qualifiant une identité stylistique de genre dans le contexte de l’art actuel.
Cette lecture simplificatrice ne résisterait pourtant pas à un examen plus approfondi de l’exposition, tant, au­delà de certaines parentés d’élaboration, les oeuvres de Virginie Hervieu, Sandra Lecoq et Sara Ouhaddou diffèrent, à la fois par les intentions qui ont présidé à leur réalisation et par les résonances qu’elles convoquent dans la réception du spectateur. Il n’est pas inutile à cet égard d’évoquer pour chacune d’elles quelques pistes menant à la compréhension de leur travail, à partir des pièces qu’elles ont choisi de nous montrer.
Virginie Hervieu présente dans cette exposition une série d’objets dont les plus anciens datent de 1999, nous laissant apercevoir dans ce regard rétrospectif la cohérence de son cheminement expérimental et les complexités discrètes qui l’animent. Il faut en ce sens mentionner la belle série récente des “lainages”(2013­2015) qui évoquent par leur composition la structure en forme de “grille” orthogonale, emblématique de l’abstraction géométrique historique. Mais la reprise qu’elle en fait interroge le statut sacralisé de cette réminiscence picturale en lui conférant, par la substance textile qu’elle emploie et le principe d’élaboration technique qu’elle adopte, l'entrelacs, une épaisseur souple et moirée qui déplace la pièce vers le champ statutaire de la sculpture. Cette opération métamorphique programme en même temps la “mollesse” déformant la rigueur virile de la géométrie abstraite. On y verra un hommage à l’impressionnante suite d’artistes depuis les “stoppages étalons” de Marcel Duchamp jusqu’aux “Wall hanging”, feutres découpés de Robert Morris, qui ont utilisés la force de la gravité dans le traitement de la matière pour proposer, contre la subjectivité du geste qui inscrit, l’objectivité d’un agent formel universel. Mais pour être juste il faudrait rajouter à cet hommage, celui, plus secret mais plus politique, rendu aux pionnières féministes comme Judy Chicago (“Trough the flower”­1973) qui furent les premières à évoquer le sexe féminin dans les replis souples d’un tissu fendu exposé comme une peinture. En assumant, dans cette oeuvre séduisante et aboutie les complexités d’une histoire de l’art réfléchissant du même coup les statuts des médiums, des catégories esthétiques et des genres, Virginie nous livre quelques unes des pistes qui donnent à sa reprise son efficacité synthétique et sa profondeur poétique et mémorielle.
Ces “lainages” seront confrontés à un “arrangement” regroupant une série de pièces plus anciennes qui sont autant d’expérimentations sur des matériaux, principalement des polymères issus de l’industrie chimiques mais aussi provenant d’une origine organique (algues) dont elle explore systématiquement les propriétés formelles par pliage, fronçage, enroulage, tressage... Ce travail exploratoire a fait l’objet en 2005 d’une récapitulation sérielle sous le titre: ”Typologie des formes”, clin d’oeil humoristique au sérieux pseudo scientifique de certains rapprochements entre l’art et la science. Il est à noter que si l’ensemble de ces séries est disponible pour une infinité de présentations, l’artiste indique en préférant le terme “arrangement” à celui d’installation, à la fois l’autonomie sculpturale de chaque élément qui les constitue et leur capacité à occuper des situations spatiales
?extrêmement variées. L’”arrangement” choisi pour l’exposition dans la réserve de formes qu’elle s’est constituée viendra dialoguer en contrepoint de ses “lainages” comme témoignage au sol, dans le champ étendu de l’espace, de son désir de sculpture.
A la rationalité expérimentale de Virginie et à son humour discret répondent l’extraversion artistique de Sandra Lecoq: une forme de vitalisme qui ne craint ni la surcharge, ni la provocation, ni l’intrication dans l’oeuvre d’une part autobiographique, toutes choses constituant le carburant énergétique de son moteur de production. Pour l’exposition elle met en regard des pièces au mur, une photographie et des éléments de sculpture. Cet échantillonnage de son oeuvre récente fait la part belle à de grands assemblages qui occupent la situation murale de la peinture. Ils se composent d’une frise exubérante de fragments de tissus marouflés sur des supports rigides d’où surgissent des flots de cravates d’hommes qui pointent vers le sol comme autant de coulures ready­made. Là, comme chez Virginie, l’évocation de la peinture se fait au travers d’un dispositif non pictural, mais l’abstraction qu’il convoque se rapproche plus des assemblages néo baroques d’un Stella dernière manière que de géométries austères des pères fondateurs de la peinture abstraite. Face à cette exubérance, puissante par ses couleurs et le rythme dynamique de sa composition, Sandra installe la blancheur plâtrée des “uccelli di felicita” qui semblent la traduction en sculpture de dessins d’oiseaux dont ils conservent quelque chose de la spontanéité du geste. En contrepoint elle montre aussi une photographie “Gio et le coq” où l’on voit un enfant (son fils Gio) dessiner sur le dos de sa mère le coq qui la signifie patronymiquement.
Spécialiste des collisions esthétiques préméditées Sandra met ici son image en scène dans un autre registre, celui d’un réceptacle des signifiants qui la déterminent: le nom du père lui confère, dans l’ordre acide de l’humour, sa virilité figurée d’artiste...Cette irruption en image de la vie privée dans l’oeuvre est pour l’artiste un parti pris délibéré qui rappelle les positions féministes des années soixante­dix au moment où le fameux slogan: “le personnel est politique” a traduit la volonté de certaines artistes d’attaquer avec les armes de l’intime et du trivial la prétention à l’universel d’une pensée artistique moderniste considérées par elles comme essentiellement phallocentrique.
Pourtant si Sandra continue à penser que la situation des hommes dans le monde de l’art reste dominante, ce qui l’autorise souvent à des saillies directes ( les séries “pénis carpet”, “le vit en rose” en portent un éloquent témoignage), elle puise dans la dénonciation humoristique de cette inégalité une énergie supplémentaire qui nourrit son oeuvre. Au­delà de ces éclats inscrits dans l’histoire de son travail elle partage avec Virginie la volonté d’intégrer une vie de femme pleinement assumée dans l’économie même de l’oeuvre. En retournant ainsi un sentiment d’aliénation en puissance positive, les deux artistes, chacune avec son tempérament, ont reconstruit une éthique du travail où les matériaux, les gestes, les temporalités de l’atelier ont été mis au service d’une forme de vie qui ne veut rien sacrifier, ni de leur identité féminine dans sa complexité sociale et familiale, ni de leur identité d’artiste. Cette attitude, que l’on pourrait qualifier de post féministe dans son affirmation de valeurs plus existentielles que directement politiques, implique une détermination sans faille et une intelligence aiguë des enjeux matériologiques, techniques et processuels de l’oeuvre. En ce sens la fermeté de leur conscience éthique fonde la confiance, modeste mais résolue, qu’elles ont dans la pertinence historique et la qualité de résistance de leur art immergé dans le flux corrosif et continu des images du monde.

Aux côtés de ces deux artistes, Sara Ouhaddou représente non seulement une très jeune génération, mais aussi par sa formation et son inscription dans le monde professionnel du design, une autre manière d’appréhender une démarche de création. A partir d’une remarquable étude des matériaux et des systèmes décoratifs propres à l’artisanat traditionnel marocain, elle a entrepris une aventure expérimentale qui l’a conduite à bousculer les techniques, les savoir­faire, les codes formels de cet artisanat pour fonder une recherche aboutissant à la création de nouveaux objets qu’elle nomme elle même les “objets entre deux”. Cette dénomination rend compte de manipulations qui déplacent, par exemple, des codes décoratifs réservés par la tradition aux matériaux nobles vers des matériaux industriels ( du marbre vers le caoutchouc synthétique), mais aussi qui remettent en question l’usage de certaines matières dans la construction même d’un objet. En poussant à l'extrême cette logique du déplacement et de la transposition elle aboutit aussi à de véritables transfigurations matérielles. Nous en avons la preuve au travers des expériences conduites sur de grandes plaques caoutchoutées, initialement destinées à un usage industriel, dont elle décape les épidermes pour mettre en évidence la trame qui constitue leur armature intérieure. A partir de cette première opération, ces surfaces dénudées reçoivent des broderies dont les motifs chatoyants et fragiles métamorphosent les puissantes et sombres textures dont elles sont constituées en leur conférant une surprenante picturalité. L’étrangeté du résultat, sur les plans matériologiques et formels, fait ainsi basculer ces pièces expérimentales dans un monde qui échappe aux déterminismes utilitaires du design, dans ce déplacement elles acquièrent une singularité et une autonomie qui les poussent vers les rivages de l’art. Nous percevons ici les effets directs du moteur expérimental à l’oeuvre dans le travail de recherche mené par Sara, il crée les conditions d’une porosité totale entre les champs proches mais dissemblables dans leur finalité de l’art et du design.
Au moment de conclure, il n’est pas indifférent pour comprendre quelques uns des points de cohérence de cette exposition d’observer que les traits communs à des artistes si différentes paraissent se conjuguer sous le signe d’une attention particulière à la question de la texture. Cette question générique peut être étudiée soit dans sa dimension structurante, elle devient alors un agent de construction de la forme, soit dans sa dimension de qualification d’une surface, elle sert à décrire à ce moment­là une qualité d’épiderme. Il parait évident que pour chacune, avec une perspective différente, ces deux dimensions font l’objet d’une méditation approfondie et donnent lieu à des déclinaisons formelles subtiles qui les amènent à côtoyer et à transgresser en permanence les anciennes catégories de la peinture et de la sculpture. La richesse de leurs propositions tient, dans cette hypothèse, à cette navigation qui les oblige à une intelligence simultanée de l’histoire de la modernité et de la situation particulière des artistes femmes dans ce contexte, pour projeter, dans une actualité artistique qui a atteint une vitesse médiatique, un peu de la patience de celles qui ont à ourdir une oeuvre qui soit aussi leur texte, c’est à dire le récit d’une vie dans le miroir de l’art.
Jean-Marc Réol

 
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