Portraits of a Lady
Opening night rue Vernier. Ayant poussé les portes grandes ouvertes de la galerie Eva Vautier vous tombez nez à nuque sur une photographie grand format de Sandra Lecoq, de dos. Dans cette photo, Sandra Lecoq, transfigurant son quotidien, s’est mise en scène, en faisant de ses chiffons d’atelier une immense robe nuptiale rapiécée et souillée : la mariée était en crade. Elle y est une sorte de grande perche, cariatide en pleine crise de croissance, Alice au pays des emmerdes envahissant l’espace de bas en haut. Si vous souleviez son jupon, vous la verriez, petite maline, juchée au sommet d’une pile de modules de peinture empruntés à une photo de 2016 : Haut les cœurs et bas de plafond dont Peau d’âme est une sorte de double inversé. Sur la photo de 2016 qui a servi à l’exposition collective chef-orchestrée par Karim Ghelloussi, Le monde ou rien, elle figurait en tablier, disparaissant sous une pyramide de briques multicolores et équilibristes. La fille en bleu de travail, c’est elle, la poupée de foire à crinoline, c’est encore elle. Ouvrière ou reine, écrasée ou dominant la situation, voici plus de vingt ans que Sandra Lecoq est mariée à son art salissant (robe = chiffon, tableau = palette). Dans les deux photos, la salle de bal est l’humble rectangle carrelé de son atelier – son luxe, dit-elle –, un module en abyme dans un bâtiment où l’on abat de la besogne, une case comme une salle de classe où chaque jour on désapprend. Ce n’est pas l’espace qui est trop bas de plafond mais la tâche qui est immense, ce n’est pas contre les murs qu’elle se cogne mais contre autre chose. Si le temps d’un cliché ou deux, Sandra Lecoq entrouvre sa fabrique, ce n’est pas pour livrer ses secrets ni pour témoigner – son travail n’a aucune visée documentaire – mais davantage pour afficher le lien qui l’unit à un groupe d’artistes, voisins d’atelier, amis, compagnons de route, une petite communauté d’esprit de mousquetaires-artistes. Florent Mattei prend la photo pour Sandra Lecoq, Karim Ghelloussi l’expose et ainsi de suite, une pour tous, tous pour une. Cette économie participative et complice a notamment donné naissance à cette photographie, Peau d’âme et avanti jaddu ! (le coq en sicilien...) qui ouvre la nouvelle mostra de Sandra Lecoq en faisant du peintre le modèle.
Un renversement qui est sans doute une clé pour appréhender ce qui suit. Car nous qui entrons, abandonnons toute certitude. Prenons-nous par la main et passons de l’autre côté. Une forêt de portraits, une galerie des glaces, c’est ce que nous allons traverser : trente visages graves qui forment une étrange parentèle. Vous disposeriez tout autour des lambris, un plafond à caissons, du papier damassé, une rampe en chêne vous n’en seriez pas moins dans la cage d’escalier grinçante d’une maison de maître où les gueules d’enterrement dans leurs cadres dorés le disputent aux trophées de chasse. Comment se sont-ils retrouvés ici ? Accrochons-nous à la rampe et avanti jaddu !
L’effet de surprise pour ne pas dire de sidération est multiple. On assiste à une rétrospective de travaux jamais montrés. Seuls ceux qui fréquentent à Nice le quartier du port et ses bouges ont pu en voir quelques-uns sous couvert d’anonymat dans le cadre d’une avant-première qui n’a jamais eu lieu. Quand on demandait au gardien occasionnel de ce musée éphémère : « Mais de qui sont ces toiles ? », le préposé ôtait sa casquette et vendait la mèche : « Sandra Lecoq ». Je vous prie de croire qu’on pouvait lire l’étonnement et l’admiration sur le visage des curieux. Car il faut se souvenir que l’histoire de Sandra Lecoq avec la peinture est celle d’un rendez-vous différé, devenu quasi impossible à force de retard. Que disait l’intéressée ? « Mère Peinture implorée si longtemps m’avait déçue, trop intransigeante, trop dure. » Que disait la gazette ? « Chez elle la couleur se tresse, se coud, se confectionne. Au pinceau se substitue l’aiguille, les bouts de tissus font de bons aplats. » Ou encore : « Sandra D. Lecoq appartient à une génération d’artistes qui relève le défi de la peinture du côté de l’objet. S’il n’emploie pas les outils, les supports et les médiums traditionnels de la peinture, son travail procède bien simultanément du dessin et de la couleur. »
Il serait faux de dire que Sandra D. Lecoq n’a jamais peint, il suffit de se reporter à la série H de guerre (2007), toiles mêlant écriture (gros mots) et variation sur les gestes picturaux où l’insulte signifiait aussi le combat qu’elle livrait avec la peinture. A l’époque, personne n’aurait imaginé qu’elle franchirait le pas, peindrait sur toile ou sur bois, à l’acrylique et à l’huile, des portraits qui seraient ensuite poncés, cirés, patinés et finalement exposés. Pour autant voici vingt ans que l’idée de la peinture est là. Son portrait-hommage de Gérard Gasiorowki (1930-1986) pourrait être une forme d’aveu. Elle perçoit dans la manière iconoclaste et hétéroclite du peintre ayant fait l’oblation de lui-même à son art, un jusqu’auboutisme dont elle veut se réclamer et qui lui permet aujourd’hui de franchir ce pas.
Dans cette vie qui n’est pas toujours un cadeau, il a fallu un geste qui en soit un. Comme un signal de départ. A un être chéri, fasciné par ces tableaux d’ancêtres où l’encadrement vaut souvent davantage que l’œuvre, elle a voulu un jour offrir un portrait, un beau portrait des familles. Faute de moyens, elle s’y est mise, comme une grande. Amour est un bon guide et, en art, l’intuition peut tenir lieu de technique. Ce jour-là, dans le secret de l’atelier, elle a trouvé l’élan, bientôt suivi du geste de peinture. Oui, elle s’est lancée, puis elle a multiplié les tentatives.
A l’exception de deux ou trois portraits nés de son imagination, dont ce type, prétendument inspiré de Florent Mattei, avenant comme un paysan amish façon Grant Wood, Sandra Lecoq peint ses portraits d’après photos, photos de proches ou piquées dans des livres et sur le Net. Une photo, c’est-à-dire un petit morceau d’abstraction qu’elle va révéler. Et c’est ainsi qu’elle s’est jetée à corps perdu dans l’aventure du portrait, à l’instinct, avec sa manière qui pour ne pas être conceptuelle n’est pas non plus tout à fait non-conceptuelle. Pour faire ses portraits, elle n’a pas voulu apprendre la technique du portrait comme elle n’a pas voulu étudier l’histoire du Fayoum à nos jours pour tirer à son avantage un propos intelligent sur l’art du portrait. De toute façon, elle fait tout ce qu’il ne faut pas faire, c’est dans sa nature. Elle dit qu’elle fait et réfléchit après. Que voulez-vous, certains lisent entièrement le mode d’emploi et d’autres préfèrent appuyer sur tous les boutons. Ça ne marche pas toujours mais quand ça marche, quelle fulgurance, quelle fête. Revers de la médaille : la victoire de l’intuition oblige à chaque fois à repartir presque de zéro, à réessayer toujours, soleil qui s’élève le jour pour plonger le soir sous l’horizon, tel est Sisyphe.
L’aventure a commencé il y a mettons deux ans et elle n’est pas finie, nous n’en sommes qu’à la première saison d’une nouvelle série. Elle a intérêt à vous plaire car vous pourriez en prendre pour un bon moment. L’œuvre de Sandra Lecoq ne connaît pas à proprement parler de ruptures, pas d’époques, de périodes rose, bleue, marronnasse, si elle interrompt ses travaux, elle ne coupe jamais complètement le fil et reprend son ouvrage où elle l’avait laissé, sans éclats ni effets d’annonce, sans tralala, elle n’a pas le temps, c’est une bosseuse. Elle se dit sauvage mais elle peut être mondaine, comme vous et moi, elle aime se taire autant que beaucoup parler. Elle est de toute façon trop modeste ou trop immodeste pour se reconnaître une qualité quelconque. Si on se permet ici de parler d’elle, ce n’est pas pour esquisser son portrait mais pour rappeler qu’on n’est pas à une contradiction près et que la contradiction en soi peut être un sujet : les autres.
Une famille en noir est un jeu visuel, la télé-réalité de l’artiste, au sens d’une œuvre de télépathie et de sympathie revenant à dire qu’on est la somme des autres. (Qui en doutait ?) Dans cet Autoportrait des autres – clin d’œil à Gertrude Stein où Lecoq-Toklas s’efface et se démultiplie pour mieux partager sa chambre d’échos – on est libre d’admirer sans entrave, de rendre hommage, célébrer, libre d’aimer sa famille ou de s’en choisir une autre, d’appartenir à un tout, de s’y fondre ou de lui dire merde. Le cerveau est une malle pleine de gens. Les autres sont dans la tête de l’auteur et les visages peints un jeu de reflets de la conscience. Résultat : une trentaine de tableaux presque tous nimbés de noir, une enfilade de portraits saturniens qui barrent d’une ligne sombre des parois que la blancheur défend. Trente médaillons qui, sur leur quant-à-soi, se toisent, roulent des yeux et dans leur nuit se parlent.
Trente glorieux et glorieuses, il faudrait toutes et tous les nommer, on ne va pas le faire, ils ne sont désignés ici que par leur matricule. Après tout, de quoi est-on le nom ? Lecoq, Elle le sait au cul (2007), ça vous parle ? Parmi eux, certains sont nés au xixe siècle, tel le père de la psychanalyse (SF 0056) ou encore l’auteur de La Traversée des apparences (VW 0082), le plus jeune a 17 ans, c’est le fils de l’artiste (LD 099). Or sur chacun de ces portraits poudroie la lumière d’un temps incertain. C’est un portrait de groupe disloqué : autour de la table, les époques, les âges, les sexes, les races se sont fixé rendez-vous par la seule volonté du peintre. Ne pensez-vous pas que les hommes en noir d’un Fantin-Latour ont davantage à se dire séparément qu’ensemble ? (D’ailleurs voit-on jamais ses tableaux en entier ?) Les portraits sont des miroirs qui approfondissent la perspective aussi bien spatiale que temporelle. Leur juxtaposition en nombre fait qu’on échappe à linéarité du temps, c’est davantage une somme accidentelle d’univers, de territoires et de destins. On passe ainsi des vivants aux morts, de l’imaginaire au réel. Ces portraits réalistes, reprenant même pour certains des représentations iconiques et galvaudées (Lacan, Kahlo, Cassavetes, Woolf, Pasolini), sont, par la force des choses, une entorse au réel, le peintre peint ce qu’il voit. Cela vient aussi de ce que les miroirs, appelons-les portraits, de Sandra Lecoq sont des instruments de désir – Eh oui ! l’éternel combat (perdu d’avance) entre Eros et Thanatos. Il en ressort une érotique en habit très particulière, surtout pour celle qui, par ailleurs, n’a jamais craint de montrer son truc très doux (2008), des Penis Carpets (des années de pratique !), l’interpénétration mouvementée de Phallus et Vanité (2008) ou tout le folklore du Vit en rose (2007) qui valut à la coupable d’être censurée.
Le miroir des autres est l’occasion d’un retour sur soi, d’une introspection, d’une prise de conscience. Une conscience politique aussi bien. Il y a Simone Weil (SV 027) : l’avortement. Cédric Herrou (CH 079) : le paysan de la Roya, passeur et symbole de l’aide aux migrants. Leoluca Orlando (LO 047) : le maître de Palerme ouvrant sa porte aux réfugiés dans une Europe fermée. Il y a Pasolini (PPP 022). L’Orestie africaine de Sandra Lecoq se situe au Cameroun où elle est née en 1972 et emprunte les traits tragiques de Ruben Um Nyobe (RUN 013), assassiné en 1958 (45 ans) par l’armée française, et Félix-Roland Moumié (FRM 025), assassiné en 1960 (35 ans) par les services secrets français, deux figures de la lutte pour l’indépendance. Ces leaders salement éliminés, elle ne les a pas plus connus que la jeune morte Eva Hesse (EH 036) ou la quasi centenaire Louise Bourgeois (LB 011) mais ils sont aussi son histoire.
Ce portrait de groupe ou ce groupe en portraits, c’est enfin l’occasion, dix ans après, de décliner une expérience qui avait frappé les esprits à Nice, l’exposition du Dojo : Délicieux cadavres exquis ou l’histoire d’une sainte famille recomposée. Un événement salué en ces termes par Jean-Marc Réol :
« Nulle trace ici d’un exposé thématique sur une question de l’actualité de l’art, nulle interrogation socio-historique sur le rôle politique des artistes, mais plutôt l’expression, tour à tour enjouée et enthousiaste, d’un désir d’exposer le lien qui unit un groupe d’artiste, sur un mode essentiellement affectif et ludique. A cette « sainte famille » appartenaient Noël Dolla, Roland Flexner, Philippe Mayaux, Pascal Pinaud, Philippe Ramette, Olivier Bartoletti, Karim Ghelloussi. ND 045, RF 044, PM 061, PP 064, PR 061, OB 073, KG 077 : on les retrouve tous ici en peinture dans cette conversation piece. La commissaire de l’exposition de 2006 a trouvé en 2017 l’art et la manière de réunir à nouveau son petit monde.
Soir de juin, après un verre du jaja de Ben, la température monte d’un cran. Ces cartons d’invitation 15 x 21 sont des éventails bien pratiques : au recto, une photo de l’artiste de dos, le dos de l’artiste s’est fait toile et châssis, son plus jeune fils lui dessine à même la peau une poulette, à moins que ce ne soit un coq, tandis que le fils aîné prend la photo. Le tout est un autoportrait de l’auteur réalisé en famille. Le noir s’est changé en or.
FM 067 |